#9 « Ça me pourrit la vie, et personne ne me croit ! J’ai mauvais moral »
Invalidité causée par les migraines et perception par les autres
Comme déjà signalé, la maladie migraineuse varie en sévérité d’un individu à l’autre, et même chez le même individu au cours de sa vie. Globalement, la qualité de vie de 50 % des migraineux est significativement impactée par leur maladie, et 30 % sont sévèrement atteints. Qui d’autre que la personne migraineuse elle-même peut mieux juger si la maladie est sévère et invalidante ?
Une telle évaluation subjective globale de la sévérité migraineuse doit notamment être prise en considération pour apprécier les effets des traitements (Sajobi et al., 2019). Elle doit cependant être complétée par des règles et échelles qui permettent d’évaluer de manière plus quantitative si votre migraine peut être considérée comme sévère ou pas (Fig. 36). Ainsi, selon une règle internationalement acceptée, votre migraine est considérée comme sévère si vous avez au moins huit jours de migraine par mois, si vous devez interrompre vos activités dans au moins 50 % des crises et si votre score à l’échelle d’impact HIT-6 est d’au moins 60 sur 78 (Kosinski et al., 2003).
La présence d’une allodynie cutanée modérée ou sévère est un critère supplémentaire de sévérité de la migraine. Elle se définit, rappelons-le, par le ressenti comme désagréable ou douloureux d’un contact physique banal et peut être quantifiée par la checklist d’allodynie en douze points (ASC-12) (Lipton et al., 2008) (Fig. 36).
Un autre outil communément utilisé pour évaluer le handicap entrainé par la migraine sur trois mois est l’échelle MIDAS qui comptabilise le nombre de jours où vous avez dû réduire de moitié ou complètement votre travail, vos activités scolaires ou de loisir. Le résultat est subdivisé en quatre grades de sévérité croissante (Lipton et al., 2001 ; Edmeads et al., 2001) (Fig. 37).
Comme le montre l’échelle SF-36 (Ware et Sherbourne, 1992), qui évalue l’état de santé indépendamment de la pathologie causale, du sexe, de l’âge et du traitement, l’impact sur la santé de la migraine est supérieur ou égal à ceux de l’arthrose ou de la dépression, en tout cas pour ce qui concerne les limitations dues à un mauvais état physique, les douleurs corporelles, la perception de sa santé, la vitalité et la limitation des activités sociales (Osterhaus et al., 1994) (Fig. 38).
L’étude mondiale des maladies pilotée par l’Office mondial de la santé (Global Burden of Disease Study, Lancet, 2020) montre que les céphalées sont, entre 10 et 14 ans, la 2e cause, et, entre 25 et 49 ans, la 5e cause d’années de vie perdues à cause d’une mauvaise santé (Disability-adjusted life years – DALYs).
Parmi les affections neurologiques, la migraine est la 2e maladie la plus invalidante, après les accidents cérébro-vasculaires (AVC) et avant la maladie d’Alzheimer. Elle cause 700 années de vie perdues à cause d’une mauvaise santé (DALYs) par 100.000 personnes et par an et, malheureusement, ce chiffre n’a pas diminué entre 1990 et 2017, contrairement à celui des AVC.
L’impact sociétal de la migraine est aussi considérable. Les coûts directs dus à la maladie (soins médicaux, médicaments…) ne sont pas les plus importants, d’autant que la plupart des traitements onéreux ne sont pas remboursés par la sécurité sociale, et donc pas comptabilisés dans les statistiques. Par contre, les coûts indirects, générés par l’absentéisme ou la diminution de productivité au travail (« présentéisme ») sont énormes.
Dans l’enquête du PATO de l’ULg, nous avions calculé que l’Université de Liège perdait 300.000 € par an à cause des crises migraineuses frappant ses travailleurs (Gérardy et al., 2008) (Fig. 39).
Pour l’année 2010 (Schoenen et al., 2006), les coûts totaux (directs et indirects) des céphalées ont été évalués à près d’un milliard d’euros en Belgique, ce qui les classe au 3e rang parmi les maladies neurologiques, après les démences et les AVC (Fig. 40).
Une étude belge de 2007 a évalué à 1.650.000 le nombre de jours de travail perdus par an à cause de la migraine. Les principaux chiffres illustrant l’impact sociétal de la migraine sont rassemblés dans la figure 41 (Moens et al., 2007).
La migraine est, hélas, une des maladies qui est le plus souvent associée à d’autres maladies dites comorbides, ce qui aggrave le handicap qu’elle entraine. Par exemple, les maladies inflammatoires, l’arthrose, le syndrome d’Ehlers-Danlos hyperlaxe, l’épilepsie et les douleurs chroniques comme la fibromyalgie, mais aussi les céphalées de tension sont plus fréquents chez les migraineux que dans la population générale (Fig. 42).
Mais ce sont les troubles psychiatriques qui sont le plus fréquemment comorbides avec la migraine : la dépression majeure et l’anxiété généralisée, la dépression bipolaire, le trouble obsessionnel compulsif (TOC) et les dépendances aux substances sont entre deux et sept fois plus fréquents dans la migraine avec ou sans aura (Schoenen et al., 2011) (Fig. 43).
Malgré l’ampleur de son impact individuel et sociétal, la migraine est une des maladies humaines les plus stigmatisées. La stigmatisation est la discrimination ou le rejet d’une personne parce qu’elle dévie du « socialement correct ». Le vécu d’une maladie peut être représenté comme de multiples niveaux concentriques situés à différentes distances sociales relatives de l’individu (Shapiro, 2020, Fig. 44).
Les symptômes (au centre) ne sont perçus que par le malade lui-même, alors que les signes (1er cercle) peuvent être détectés par un examen clinique ou des examens complémentaires. Le handicap (2e cercle) découle des limitations que la maladie impose au sujet dans les fonctions et activités de la vie.
La stigmatisation (3e cercle) naît comme handicap supplémentaire à l’interface entre le malade et la société. Elle s’exprime dans les relations avec d’autres personnes, avec les institutions publiques, mais le sujet peut aussi « s’autostigmatiser » en se faisant des reproches et en dissimulant sa maladie.
Dans les enquêtes (Shapiro, 2020), les migraineux sont plus souvent considérés comme peu dignes de confiance, simulateurs ou peu courageux dans le travail, comparés aux sujets atteints d’épilepsie, qui est pourtant considérée comme une des maladies neurologiques les plus stigmatisées.
Les raisons de la stigmatisation de la migraine sont multiples et complexes. Une attitude sexiste peut en partie l’expliquer vu que la migraine atteint surtout les femmes. L’expression « Non, pas ce soir, j’ai la migraine ! » n’est jamais attribuée à un homme et Balzac ironisait sur les femmes et la migraine en écrivant :
« Une femme s’amuse-t-elle de vous, il n’existe personne au monde qui puisse donner un démenti à son crâne dont les os impénétrables défient et le tact et l’observation. Aussi la migraine est-elle, à notre avis, la reine des maladies, l’arme la plus plaisante et la plus terrible employée par les femmes contre leurs maris. » (Honoré de Balzac, Physiologie du mariage, 1829).
Depuis le XIXe siècle, les avancées technologiques médicales ont relevé le défi et permettent heureusement de « pénétrer les os du crâne » pour voir et enregistrer le cerveau, y compris en cas de migraine (voy. infra, # 11), mais d’aucuns estiment toujours qu’elle est un prétexte de femme.
Ensuite, la migraine pourrait paraître un mal de tête « normal » tant elle est fréquente et négligeable puisque presque n’importe qui peut en avoir une de temps à autre, si l’on ne fait pas la distinction avec les céphalées de tension peu invalidantes. Les migraineux eux-mêmes ont parfois tendance à minimiser ou cacher leur maladie, ce qui renforce les préjugés sociétaux car la maladie reste invisible.
Quoi qu’il en soit, le peu de considération que notre société porte aux migraineux est illustré par l’insuffisance ou l’absence de remboursement par l’Institut national d’assurance maladie-invalidité (INAMI) de certains traitements antimigraineux innovants mais coûteux (voy. infra, # 13.4.2), par les difficultés à faire accepter une incapacité de travail ou une invalidité pour migraine ou algie vasculaire de la face sévères, par les problèmes pour obtenir une compensation adéquate pour migraines post-commotionnelles et par la pauvreté affligeante des fonds publics de recherche attribués à la maladie (Fig. 45).
Changer la perception de la migraine est un travail de longue haleine qui nécessite de comprendre pourquoi elle est stigmatisée, d’informer de manière objective sur l’impact que la maladie a sur la vie des migraineux, mais aussi sur les progrès scientifiques qui ont été réalisés dans la compréhension de ses causes (voy. infra, # 11) et dans les traitements (voy. infra, # 13).
Il est aussi important de dénoncer les fausses rumeurs, les croyances, les charlatans et, de façon générale, toute affirmation sans fondement scientifique pour éviter qu’ils nourrissent la discrimination et la non-reconnaissance de la maladie (Fig. 46).
Des associations et collectifs (vanderickc@gmail.com) et associations de patients la « Ligue belge des céphalées » (contact@cephalee.be) en Fédération Wallonie-Bruxelles ou « Hoofd-Stuk » (https://www.hoofd-stuk.be) en Flandre, mais aussi la « Belgian Headache Society » (http://www.belgianheadachesociety.be) composée de spécialistes en céphalées contribuent à déplacer le curseur en faveur d’une meilleure acceptation de la migraine et des patients, tout en permettant les échanges entre parties prenantes.
Pour exercer leur rôle de groupes de pression capables d’influencer les cercles académiques et les décideurs politiques, ils ont besoin du soutien de vous tous (voy. Liens utiles à la fin du texte pour des associations francophones non belges).