3.4. Deux  systèmes  langagiers  fusionnés  separés  ou  en interaction ? 

Comment l’enfant se représente-t-il les langues au départ ? Sait-il que ce sont des langues différentes ? Ces questions passionnent et ont longtemps divisé les chercheurs. Depuis le début du XXème siècle, trois hypothèses majeures ont été émises sur la manière dont l’enfant se représente les systèmes linguistiques auxquels il est exposé. Précisons d’emblée que posséder deux systèmes séparés ne signifie pas que le jeune enfant puisse nommer les langues et les identifier comme LA et LB ; capacité qui se développera plus tardivement. Cela signifie simplement qu’il peut isoler les unités propres à chaque langue lors du traitement et de la production linguistique.

Pour mieux comprendre ce qui suit, nous allons illustrer chacune de ces hypothèses en y associant les prédictions qu’elles font sur la manière dont le jeune enfant utilisera ses langues dans son développement linguistique ainsi que la nature des représentations qu’elles présupposent. Nous reprendrons ensuite chacune de ces hypothèses, les données qui les corroborent et celles qui les infirment pour finalement trancher sur la question qui nous occupe.

Même si l’hypothèse du système unique est de plus en plus remise en question aujourd’hui, il est intéressant de considérer les arguments en sa faveur afin de mieux comprendre ce qui suit.

 

 

Figure 15 : La représentation des langues chez l’enfant : hypothèses (1) du système unique, (2) des systèmes séparés, et (3) des systèmes séparés interdépendants.

Les tenants de cette hypothèse (cf. notamment Volterra & Taeschner, 1978) se basent sur toute une série d’observations empiriques pour étayer leurs propos :

  • il n’est pas rare d’observer des mélanges de mots et de phrases des deux langues dans les productions de l’enfant, et ce quel que soit le contexte linguistique ou le partenaire. Ces mélanges diminuant avec l’âge, il est logique de postuler un système unique se différenciant progressivement avec le temps ;
  • au début du développement, il est fréquent que l’enfant possède un mot dans une langue, mais pas son équivalent dans l’autre langue ;
  • il n’est pas rare que le jeune enfant utilise les règles grammaticales d’une langue avec les mots de l’autre langue ou mélange les règles grammaticales des deux langues dans une même interaction ;
  • le coût cognitif de la différenciation des deux langues étant potentiellement très important pour l’enfant bilingue, on observe un ralentissement du développement du langage entre deux et trois ans au moment de la différenciation des systèmes.

Si ces arguments sont de bon sens, et le lecteur identifie sans doute certaines de ses propres réflexions et observations, l’analyse des productions langagières de l’enfant et du contexte dans lequel elles surviennent permet de fournir d’autres explications à ces phénomènes ; notamment par le principe de complémentarité des langues développé par Grosjean et collaborateurs (2013, 2015) exposé dans le Chapitre 1 de cet ouvrage.

Par ailleurs, d’autres phénomènes présents dans les productions langagières de l’enfant plaident en faveur de l’abandon de cette hypothèse et autorisent à se tourner vers l’hypothèse de systèmes séparés interdépendants :

  • les jeunes enfants évitent de prononcer les mots difficiles d’une langue, et ce même s’ils connaissent la paire de mots (par exemple : dire ‘couteau’ plutôt que ‘knife’, ‘boy’ au lien de ‘garçon’) ;
  •  les enfants produisent souvent des néologismes qui sont le résultat de la combinaison de parties de mots venant de chaque langue (par exemple : ‘shot’ basé sur la fusion de ‘chaud’ et ‘hot’) ;
  • les enfants peuvent parfois produire spontanément une paire de mots lors d’une interaction (par exemple : ‘papa – ‘dady’ notons qu’il peut s’agir dans ce cas d’une stratégie communicationnelle visant à attirer l’attention de la personne nommée) ;
  • et enfin, mais surtout, comme nous l’avons vu dans la première section de ce chapitre consacrée au développement phonologique de l’enfant bilingue… l’enfant différencie très tôt les phonèmes de ses langues !

L’hypothèse des systèmes séparés (on verra Genesee, 1989) se fonde notamment sur les études et les recherches décrites dans la section 3.1 de ce chapitre consacrée à la découverte des sons. Elle est également étayée par le fait que, très rapidement, les jeunes enfants sont capables de choisir une langue pour interagir avec un interlocuteur donné en utilisant une morphologie et une syntaxe de base correcte. Il est clair que ces justifications n’expliquent pas certains phénomènes, dont le mixage des langues décrit ci-dessus.

Si l’hypothèse du système unique ne tient pas la route et si celle des systèmes séparés, bien qu’intuitivement correcte, peut être infirmée par certaines observations, il est alors intéressant de se tourner vers la troisième hypothèse : celle des systèmes séparés interdépendants (on verra notamment Yip & Matthews, 2007 ; Paradis & Genesee, 1996 ; Döpke, 2000). Cette hypothèse est justifiée par le fait qu’il est fréquent que les deux langues se développent à des vitesses différentes chez l’enfant (voir Chapitre 1 la section sur le bilinguisme non-équilibré). Dans ces conditions, la langue dominante peut influencer l’autre en accélérant ou en retardant le développement de certaines structures. Il se peut également que les deux langues s’influencent mutuellement, et ce notamment lorsqu’il y a un chevauchement réel ou perçu entre les deux langues (Hulk & Müller, 2000). Dans ce cas, on parle d’influences inter-langues ou cross-linguistiques englobant à la fois les transferts entre les langues et les interférences.

L’interdépendance des systèmes linguistiques se manifeste par :

  • le transfert, c’est-à-dire l’incorporation d’une propriété grammaticale d’une langue vers l’autre. On peut observer ce phénomène lorsqu’il y a un chevauchement entre les structures des deux langues. C’est notamment le cas dans le positionnement de l’adjectif qualificatif par rapport au nom en anglais et en français. Le chevauchement entre l’unique option de l’anglais et la seconde option du français remplit les conditions pour un transfert. Selon Nicoladis (2006), on peut s’attendre à une influence de l’anglais sur le français concrétisée par un placement préférentiel de l’adjectif en position pré-nominale en français. Tendance qui disparaîtrait avec la pratique de la langue ;
Tableau 8 : Positionnement de l’adjectif qualificatif par rapport au nom auquel il se rapporte en français et en anglais.
  • l’accélération, c’est-à-dire l’acquisition d’une propriété grammaticale plus tôt qu’attendu en raison de l’influence positive d’une langue sur l’autre. Ce phénomène a notamment été observé par Tanja Kupisch (2007) dans l’utilisation des déterminants chez des enfants bilingues ‘italien-allemand’. Elle constate que les enfants bilingues acquièrent plus rapidement la notion de déterminant en allemand que ne le font les enfants monolingues. Son explication est basée sur la complexité du système des déterminants allemands fondamentalement plus complexe que celui de l’italien. En effet, non seulement le système allemand compte davantage de déterminants que le système italien, mais il encode également de plus nombreux traits de telle manière que l’association ‘forme-fond’ est plus opaque. Les enfants monolingues ‘allemand’, d’ailleurs, maîtrisent plus tardivement le système de déterminants que les enfants monolingues ‘italien’. Kupisch explique la rapidité avec laquelle les enfants bilingues ‘italien-allemand’ maîtrisent le système allemand par la présence d’un système plus simple, l’italien, dans lequel les déterminants sont déjà en place. Ce système jouerait un rôle facilitateur sur l’acquisition du système plus complexe de l’allemand. Elle précise cependant que ce phénomène ne peut être observé que dans un bilinguisme non-équilibré et uniquement lorsque la langue dominante est une langue facilitatrice. En d’autres termes, dans un bilinguisme ‘allemand-italien’ (allemand, langue dominante), ce phénomène ne serait pas observé et les enfants bilingues acquerraient le système des déterminants allemands au même âge que des enfants monolingues ‘allemand’ ;
  • le retard ou la sur-acceptation de structures agrammaticales, c’est-à-dire l’acquisition d’une propriété grammaticale plus tard qu’attendu en raison de l’interférence d’une langue sur l’autre. On peut observer une manifestation de ce phénomène dans la sur-acceptation de certaines structures fausses dans une langue, mais correctes dans l’autre et donc par la production erronée de celles-ci dans une des deux langues. Serratrice et collaborateurs (2009) se sont intéressés à ce phénomène en étudiant l’acceptabilité des marques du pluriel dans des contextes génériques et spécifiques chez des enfants bilingues ‘anglais-italien’. Concrètement, les enfants devaient juger de l’acceptabilité de phrases telles que ‘In general sharks are dangerous’ et ‘In genere squali sono pericolosi’. La phrase en italien est rejetée par les enfants monolingues ‘italien’ ; l’expression correcte dans cette langue étant ‘Squalo è pericoloso’ qui utilise une forme générique. L’italien utilise donc une forme singulière du type ‘Le requin est dangereux’ (sous-entendant que l’espèce animale des requins est dangereuse) alors que l’anglais utilise une forme plurielle ‘Les requins sont dangereux’ qui signifie exactement la même chose mais met l’accent sur les animaux plutôt que sur l’espèce. Les enfants bilingues ‘anglais-italien’, influencés par la forme plurielle anglaise, ont tendance à accepter la forme plurielle agrammaticale en italien. En revanche, l’espagnol étant plus proche de l’italien, les enfants bilingues ‘espagnol-italien’ rejettent la formulation plurielle.

Même si les recherches actuelles mettent clairement en évidence le phénomène d’influence inter-langues, il reste des questions en suspens comme notamment celle de pouvoir expliquer pourquoi il n’est pas observable chez tous les enfants (Gathercole & Hoff, 2007) ou de savoir si les influences inter-langues sont temporaires ou définitives. En fait, il semblerait que certaines disparaissent plus vite que d’autres et que certaines soient permanentes. Par exemple, le phénomène de sur-acceptation de pluriels agrammaticaux décrit par Serratrice et collaborateurs (2009) peut être observé jusqu’à dix ans alors que d’autres phénomènes comme la production de phrases transitives sans objet[1] chez les enfants bilingues ‘cantonais-anglais’ disparaît vers 3 ½ ans (Yip & Matthews, 2007).

Les différentes études que nous avons décrites dans cette section mettent donc en évidence que chez un enfant bilingue simultané, les langues ne se développent ni de manière fusionnée ni de manière totalement compartimentée. Si elles sont en fait bien séparées dès le départ, elles sont en connexion et en interaction. C’est ce que montrent les phénomènes d’influence inter-langues.

Pour conclure plus spécifiquement sur le concept d’interdépendance entre les langues, c’est-à-dire le fait que l’influence entre les langues n’est pas qu’uni-directionnelle mais peut être bidirectionnelle, il est intéressant de considérer comme le fait Cummins (2000) que l’interdépendance puisse être un facilitateur considérable dans le développement langagier bilingue et explique pourquoi avec moins d’exposition langagière qu’un monolingue dans chacune des langues, l’enfant bilingue peut acquérir ses deux langues dans le même laps de temps sans décalage substantiel.


  1. En cantonais, si l'objet est connu de l'interlocuteur, il n'est pas nécessaire de le mentionner explicitement après un verbe transitif. Dès lors, là où nous dirions "ne casse pas la tasse" ou "je ne veux pas de gâteau", le cantonnais pourrait se passer de 'tasse' ou de 'gâteau' pour autant que l'interlocuteur sache au préalable de quoi on parle. En anglais et en français, l'usage grammatical veut qu'on fasse suivre un verbe transitif par un objet clairement mentionné.