4.4. Bilinguisme précoce et troubles de l’acquisition du langage écrit : un lien de cause à effet ?

Comme nous l’avons souligné dans les sections précédentes, la lecture revêt une importance toute particulière dans nos sociétés puisqu’elle représente le moyen essentiel d’accès à l’information et constitue de ce fait un déterminant important de la réussite scolaire.

Dans la première partie de ce chapitre, nous avons décrit le processus de lecture et mis en évidence les difficultés auxquelles tout enfant peut être confronté durant le processus d’apprentissage. Nous avons évoqué la difficulté que peut représenter le décodage des mots dans un système écrit opaque, les difficultés en compréhension de phrases et de textes pouvant découler de faiblesses en compréhension orale, et finalement l’influence du milieu socio-économique et culturel sur l’activité de lecture en général et sur l’accès au matériel de lecture en particulier. Dans ce qui va suivre, nous allons plus particulièrement nous intéresser au trouble spécifique de l’apprentissage de la lecture traditionnellement appelé « dyslexie » ou « dyslexie-dysorthographie ».

Focus 4 : concrètement c’est quoi être dyslexique : mise en situation

Le texte qui suit est repris du site Pluradys[1] et utilisé dans le cours « Evaluation du langage écrit »[2] dispensé aux étudiant.e.s en logopédie de l’Université de Liège afin d’illustrer les difficultés auxquelles sont confrontés les enfants dyslexiques/dysorthographiques ainsi que leurs répercussions sur la compréhension d’un texte ou encore leurs conséquences sur les autres tâches scolaires reposant sur la lecture.

Monsieur etma damare novon deupari achameau nit. Ladisten cet
deux 600 Km lavoix tureconsso me 10 litr rausan quil aumaître.
Ilfocon thé 18 € deux pé âge d’aux taurou tet 8 € dere papour
désjeu néleumidit. Les sens kou tes 1 € leli treu ilpar ta 8 eureh.
Kélai laconso mas siondes sans ?
Quélai ladaipan setota lepour levoiaje ?

La consigne qui est donnée aux étudiant.e.s fréquentant le cours est de lire le texte et de répondre aux questions dans un temps raisonnable.

Si vous avez fait l’exercice, vous vous êtes rendu compte que votre lecture a été fortement ralentie par l’impossibilité de reconnaître automatiquement les mots. Vous avez consacré la quasi-totalité de vos ressources cognitives à essayer de le déchiffrer au détriment de la compréhension. C’est dans cette situation que se trouve quotidiennement l’enfant dyslexique (même avec un texte sans particularité orthographique comme dans celui repris ci-dessus). La charge cognitive importante dévolue au processus d’identification des mots laisse peu de ressources pour comprendre le texte, l’interpréter et effectuer la règle de trois qui permettra de résoudre le problème.

  • La voiture consomme 10 litres/100km. Elle roule 600km, donc : 600/10 = 60. La consommation est donc de 60 litres.
  • 18€ de péage / 8€ de repas / essence : 1/litre, donc :
    60+18+8 = 86. Ils dépenseront 86€.

Pour un élève dyslexique, ce n’est pas la résolution des équations mathématiques qui posera problème. Elles seront résolues si elles sont présentées sous forme mathématique, mais c’est bien la compréhension du texte permettant la mise en équation qui sera problématique. Le temps mis par l’élève pour comprendre le texte sera bien plus important que celui du reste de la classe; la conséquence étant qu’il ne pourra réaliser l’exercice dans le temps imparti et échouera potentiellement à son contrôle de mathématique, non pas en raison d’une incompréhension du processus mathématique, mais bien en raison d’un trouble de la lecture. Cet exemple à lui seul permet de bien comprendre, s’il le fallait, les répercussions qu’un tel trouble peut avoir sur les apprentissages scolaires en général.

Définir les concepts

La prévalence des troubles de la lecture dans la population générale est estimée entre 5 et 15 % en fonction des critères diagnostiques pris en considération (Catts et al., 2005), mais, comme nous le rappellent Sprenger-Charolles et Colé (2013), les troubles de la lecture représentent une réalité assez large et toute difficulté de lecture ne peut pas être qualifiée de trouble dyslexique.

Selon l’International Dyslexia Association, « la dyslexie est un trouble spécifique de l’apprentissage d’origine neurobiologique. Il se caractérise par des difficultés de reconnaissance précise et/ou fluide des mots et par de faibles capacités d’orthographe et de décodage. Ces difficultés résultent généralement d’un déficit de la composante phonologique du langage qui est souvent inattendu par rapport à d’autres capacités cognitives et à la fréquentation d’un enseignement efficace. Les conséquences secondaires peuvent inclure des problèmes de compréhension en lecture et une expérience de lecture réduite qui peuvent entraver la croissance du vocabulaire et des connaissances de base » (International Dyslexia Association, 2020).

Les troubles spécifiques de l’apprentissage, dont la dyslexie fait partie, sont dits « spécifiques » en raison de leur origine neuro-développementale. C’est-à-dire qu’ils ne peuvent être attribués à une cause externe, ce qui exclut de facto l’enseignement bilingue comme facteur causal d’un trouble de l’apprentissage, mais nous y reviendrons plus tard. Ces troubles ne peuvent, en outre, être attribués à une déficience intellectuelle ou à un déficit physique ou sensoriel (une malvoyance ou un déficit auditif) ni à des conditions environnementales comme un enseignement inadapté ou une pédagogie particulière. Enfin, ces difficultés apparaissent très tôt dans la vie de l’enfant, interfèrent avec le développement normal et persistent jusqu’à l’âge adulte (Inserm, 2007). Selon l’expertise collective de l’Inserm sur les troubles spécifiques de l’apprentissage publiée en 2007, trois critères permettent de qualifier un trouble de l’apprentissage de « spécifique » :

  1. le critère de discordance : les difficultés sont généralement centrées sur une catégorie particulière de savoir-faire. Les résultats aux épreuves d’évaluation sont donc déficitaires sur cette habileté particulière et dans la norme pour les autres habiletés (par exemple : l’enfant a des résultats déficitaires aux épreuves de lecture, mais est performant en langage oral ou encore en mathématiques) ;
  2. le critère d’exclusion : les troubles mis en évidence ne doivent pas être causés par un retard global de développement, une déficience sensorielle ou un environnement défavorable ;
  3. les facteurs causaux sont intrinsèques à l’enfant : ce critère fait spécifiquement référence au caractère familial des troubles spécifiques de l’apprentissage (risque génétique) et aux particularités cérébrales (dont une migration anormale des cellules neuronales lors du développement embryonnaire) mises en évidence chez ces personnes.

Parmi les troubles spécifiques de l’apprentissage, on trouve donc la dyslexie, mais également la dysorthographie et la dyscalculie. Ces trois troubles peuvent être présents isolément chez un enfant ou être associés. Dans ce dernier cas de figure, il est évident que les conséquences sur le bon déroulement des apprentissages scolaires sont importantes et qu’une éducation adaptée est souvent préconisée. Par ailleurs, ces difficultés d’apprentissage peuvent être associées à des troubles de la coordination telle que la dyspraxie qui pourront affecter plus spécifiquement le geste graphique (la qualité graphique des lettres tracées) ou encore à un trouble de l’attention et de l’hyperactivité (Inserm, 2007).

Il existe plusieurs modèles explicatifs de la dyslexie. Les plus connus sont : (1) la théorie phonologique postulant un déficit cognitif touchant la représentation et le traitement des sons de la parole, (2) la théorie magnocellulaire générale postulant que la dyslexie serait la conséquence d’un déficit auditif, d’un dysfonctionnement magnocellulaire visuel et d’un dysfonctionnement cérébelleux/moteur, et (3) le modèle phonologique intégratif postulant des dysfonctionnements magnocellulaires au niveau cérébral consécutifs à des anomalies corticales qui engendreraient des altérations phonologiques. Nous n’entrerons pas ici dans les détails de ces différentes théories explicatives. Ce serait trop long et ce n’est pas fondamentalement notre propos. L’important ici est de comprendre que la dyslexie est un trouble complexe de nature neuro-développementale ne s’expliquant pas par des facteurs extérieurs à l’enfant, mais bien par des facteurs constitutifs internes présents depuis toujours ne s’objectivant, la plupart du temps, qu’à partir de l’apprentissage de la lecture.

Si on s’intéresse plus particulièrement au profil des enfants dyslexiques, on constate qu’au moins la moitié d’entre eux a présenté des difficultés plus ou moins importantes dans le développement et l’installation de la parole (articulation des sons) et du langage (vocabulaire, syntaxe et compréhension) (Habib, 2018). Selon Bird et collaborateurs (1995) un simple trouble de la parole sans trouble du langage associé peut constituer un prédicteur important d’une dyslexie future alors que pour d’autres (Catts, 1993) les deux types de troubles doivent obligatoirement être associés pour être prédictifs d’une dyslexie.

Un autre aspect important de la dyslexie est son caractère familial et son « héritabilité ». Des études menées sur des jumeaux dizygotes (faux jumeaux) et monozygotes (vrais jumeaux) ainsi que des suivis familiaux ont permis de mettre en évidence le caractère génétique de la dyslexie (on verra notamment Gilger et al., 1992 pour une étude sur des jumeaux et  Ziegler et al., 2005 pour une étude de suivi familial longitudinal). On note ainsi que la probabilité pour un enfant d’être dyslexique lorsqu’un membre de sa famille directe est dyslexique est estimée entre 40 et 60 %. Cependant, qu’on ne se méprenne pas, il n’y a pas de « gène de la dyslexie » et comme le précisent Sprenger-Charolles et Colé (2013), ce n’est pas la dyslexie qui se transmet (comme ce serait le cas pour une maladie comme l’hémophilie), mais bien les aspects déficitaires du traitement du langage impliqués dans la dyslexie qui, eux, sont régulés par certains gènes.

En définitive, diagnostiquer une dyslexie sur la base d’une seule épreuve, d’une seule observation ou d’un seul indicateur est totalement inadéquat. Résumant et analysant les études en la matière publiées ces 50 dernières années, Grigorenko et collaborateurs (2020) listent une série de critères pouvant servir de base pour déterminer une suspicion de dyslexie.

Tableau 16 : Critères d’inclusion et d’exclusion dans le cadre du diagnostic de dyslexie développementale d’après Grigorenko et collaborateurs (2020).

Dans ce tableau, il est intéressant de relever que parmi les critères d’exclusion, c’est-à-dire les caractéristiques dont la seule présence n’autorise pas à poser un diagnostic de dyslexie développementale, figurent les « compétences limitées dans la langue d’enseignement ». En d’autres termes, le fait d’être de langue maternelle autre que la langue d’enseignement ou, pour le dire autrement, d’être scolarisé dans une autre langue que sa langue maternelle ne constitue pas un facteur de risque de dyslexie.

Dégager le vrai du faux

Comme nous l’avons vu en ce début de chapitre, les langues ont des systèmes d’écriture différents avec des niveaux de granularité différents. Certaines reposent sur le phonème, d’autres sur la syllabe, et d’autres encore sur le mot ou plutôt le morphème. Certaines sont transparentes alors que d’autres sont opaques. Il n’est donc pas incongru de se poser la question de savoir si les troubles dyslexiques se manifestent davantage dans certaines langues que dans d’autres.

Question 21 : y a-t-il plus de dyslexiques dans certaines langues que dans d’autres ?

À l’heure actuelle, et dans l’état actuel des connaissances, il semble que la prévalence du diagnostic de dyslexie dans la population générale soit dépendante de facteurs tels que la transparence ou l’opacité de l’orthographe (Inserm, 2007). Comme le souligne Habib (2018), cette affirmation n’est pas anodine quand on sait que la plupart des travaux menés sur la dyslexie sont réalisés en langue anglaise et sur la langue anglaise. Comme nous l’avons vu, l’anglais est une langue particulièrement opaque dans laquelle la correspondance graphème-phonème est relativement faible comparativement à une langue comme l’italien dans laquelle cette même correspondance est proche de un pour un. Ce degré de correspondance ou de non-correspondance, et donc l’impact qu’il aura sur l’apprentissage de la lecture chez l’enfant, explique sans doute pourquoi la dyslexie n’est pas perçue de la même manière selon les pays et  donc les langues (Lindgren et al., 1985). Par exemple, en Italie  où la prévalence de la dyslexie est estimée à 1,3 % de la population  (Faglioni et al., 1969), le fait d’être dyslexique n’est pas considéré comme un problème majeur. En effet, si nous nous référons à ce qui a été dit précédemment, l’enfant italophone en cours d’acquisition du langage écrit sera moins impacté  par les irrégularités de la langue que ne le serait un enfant anglophone dans la même situation. Il consacrera moins de ressources cognitives que l’enfant anglophone à gérer les correspondances graphèmes-phonèmes et donc pourra consacrer davantage de ressources à la compréhension de ce qui est lu. Pour tester cette explication, Lindgren et collaborateurs (1985) ont comparé les performances à différentes épreuves de lecture et de prédicteurs de la lecture (mémoire verbale à court terme, conscience phonologique et dénomination rapide automatisée[3]) d’un groupe d’enfants italiens et d’un groupe d’enfants américains. Ils ont mis les résultats des enfants à ces épreuves en parallèle avec trois conceptions de la dyslexie variant selon l’ampleur de l’écart des scores des enfants par rapport à la moyenne[4] dans les épreuves de lecture de mots et de compréhension à la lecture ainsi que les scores aux échelles « verbale » et « performance » de QI. Les résultats de Lindgren et collaborateurs permettent de mettre en évidence deux points importants : (1) davantage d’enfants sont diagnostiqués dyslexiques aux États-Unis qu’en Italie et ce quelle que soit la sévérité des critères diagnostiques et (2) selon la sévérité de ces critères la prévalence  du diagnostic de dyslexie est estimée entre 3,6 % et 8,5 % en Italie et entre 4,5 % et 12 % aux États-Unis.

Dans une étude très intéressante de 2003, Seymour et collaborateurs se sont intéressés à la rapidité d’acquisition de la lecture mesurée par la connaissance des lettres, la lecture de mots familiers et de non-mots dans treize pays européens. Les langues pratiquées dans ces différents pays étaient classées selon leur caractère opaque ou transparent et leur complexité syllabique[5].

 

Figure 20 : Classification des treize langues européennes de l’étude de Seymour et collaborateurs (2003) en fonction de leur niveau d’opacité/transparence et de leur complexité syllabique.

L’hypothèse de travail de Seymour et collaborateurs était que la difficulté d’acquisition du langage écrit par les enfants natifs de chacune de ces langues serait plus importante selon la complexité des structures syllabiques d’une part, et du niveau d’opacité de la langue d’autre part. En d’autres termes, plus la structure de la langue est simple et transparente et plus rapidement les enfants maîtriseront les premières étapes du processus de lecture.

 

Figure 21 : Pourcentage de réussite aux tâches de connaissances de lettres, de lecture de mots familiers et de lecture de pseudo-mots après un an de scolarisation d’après les données de Seymour et collaborateurs (2003).

Lorsqu’on analyse les résultats de Seymour et collaborateurs, on constate que dans la plupart des pays européens ayant participé à l’étude, la grande majorité des enfants atteint un niveau de précision et de fluence important en lecture de base avant la fin de la première année de scolarisation. Seuls quelques pays, et donc quelques langues font exception : le français, le danois, le portugais et, de manière très marquée, l’anglais. Pour Seymour et ses collaborateurs, les différences observées en lecture de mots et de non-mots ne sont pas attribuables à l’âge auquel les enfants débutent l’apprentissage de la lecture ni même à leur capacité à reconnaitre les lettres (on voit d’ailleurs sur le graphique ci-dessus que les performances en reconnaissance de lettres sont assez équivalentes d’une langue à l’autre), mais seraient imputables au niveau de complexité syllabique des langues et à leur niveau de transparence/opacité. Si on analyse les choses de cette manière, on constate qu’en anglais, il faut en moyenne deux fois plus de temps pour maîtriser les savoir-faire de lecture de base que dans une langue transparente comme le finnois ou l’allemand. Le fait de devoir maitriser un processus de lecture des mots à la fois par une procédure alphabétique (pour les mots réguliers) et par une reconnaissance des mots entiers (pour les mots irréguliers) prendrait plus de temps que de se baser uniquement sur une procédure alphabétique.

Que les langues fonctionnent différemment et qu’il faille plus de temps pour maîtriser le processus de lecture en anglais et en français qu’en italien est un fait. C’est intéressant en soi, mais ce n’est pas essentiel lorsqu’on travaille avec des enfants monolingues. Par contre ce type d’information est précieux lorsqu’on envisage un enseignement bilingue. Comme nous le rappelle Habib (2018), « malgré ces différences interlangues, les déficits associés aux difficultés de lecture sont universels et dépendent peu de la langue… les prédicteurs cognitifs de difficultés en lecture sont similaires dans les différentes langues » (p. 151).

En conclusion, nous pouvons dire que la dyslexie est un trouble neuro-développemental intrinsèque à l’enfant et que ce n’est donc pas la (ou les) langue(s) écrite(s) apprise(s) qui va (vont) « créer » davantage de dyslexiques. Il faut retenir que les langues fonctionnent différemment et qu’un enfant entrant dans les critères diagnostiques de la dyslexie sera plus ou moins en difficulté dans les tâches de lecture en fonction de la (ou des) langue(s) écrite(s) à laquelle (auxquelles) il est confronté. Il n’existe donc pas de langues qui génèrent plus ou moins de dyslexiques que d’autres, il existe juste des langues dont la structure écrite et le niveau de transparence/opacité complexifient plus ou moins la tâche de l’enfant. Le challenge pour les professionnels sera donc de dépister les enfants qui seront potentiellement en difficulté dans le processus d’apprentissage du langage écrit.

 

 

Question 22 : y a-t-il plus d’élèves bilingues présentant des difficultés ou des troubles d’acquisition de la lecture que d’élèves monolingues ?

Cette question rejoint dans une certaine mesure celle que nous venons d’aborder. Comme nous l’avons déjà évoqué ci-dessus, les élèves scolarisés dans une éducation bilingue ne sont pas plus à risque de présenter des difficultés d’apprentissage de la lecture que les élèves scolarisés dans une seule langue. Parmi les 3 à 12 % d’élèves diagnostiqués dyslexiques dans la population générale, un certain nombre d’entre eux sont scolarisés dans un enseignement bilingue, mais pas tous.  La question qui se pose donc ici est de savoir quelle est la prévalence du diagnostic de dyslexie chez les enfants fréquentant un enseignement bilingue ou apprenant à lire dans une L2. Nous pourrions nous arrêter au constat suivant : il n’y a pas de statistique dans la littérature scientifique permettant de répondre à cette question ! Mais, comme le soulignent Paradis et collaborateurs (2021), il n’y a pas de raison sérieuse de penser que la prévalence de troubles dyslexiques chez les élèves bilingues est différente de celle relevée chez les élèves scolarisés dans un enseignement monolingue.

À l’instar de Geva et collaborateurs (2019) nous pourrions poser la question  autrement, et de manière plus générale : est-ce que le fait de pratiquer oralement deux langues peut être considéré comme un facteur de risque de la dyslexie ? Si on s’en tient aux facteurs de risques que nous avons énoncés plus haut et aux critères d’exclusion (voir Tableau 16), il n’y a pas de raison objective de le penser. C’est d’ailleurs ce que confirment les données de Geva et collaborateurs. Dans les premières années de l’apprentissage de la lecture, le niveau de langage oral des élèves, qu’ils soient monolingues ou bilingues, ne constitue pas un prédicteur fiable des capacités à lire des mots. À ce niveau, seuls le niveau de conscience phonologique, la mémoire à court terme verbale et la dénomination rapide automatisée restent des prédicteurs solides du développement de la lecture (Wagner et al., 2019). Là où le niveau de langage oral devient une variable importante dans les performances en lecture de l’enfant, c’est dans les dernières années de l’enseignement fondamental (plus précisément à partir de la 4ème année primaire) où elle devient essentielle dans les activités de compréhension à la lecture. C’est un point important que nous traiterons plus en détail dans la section 5.4.2. de cet ouvrage lorsque nous aborderons la situation des élèves issus de l’immigration parlant une L1 minoritaire à la maison et scolarisés dans une L2 dominante.

Enfin, comme c’est le cas en langage oral, les enfants bilingues présentant des difficultés spécifiques de l’apprentissage de la lecture en ont dans les deux langues en présence. Ils doivent donc être évalués dans leurs deux langues de manière à préciser l’impact de ces difficultés en fonction des caractéristiques de la langue.

Paradis et collaborateurs (2021) préconisent une approche diagnostique en plusieurs étapes basée notamment sur des informations recueillies par les enseignants au cours des activités de classe et des activités d’évaluation des acquis (étape 1), de cours de soutien scolaire (étape 2) et enfin de bilans effectués auprès de spécialistes tels que les logopèdes/orthophonistes (étape 3).

 

Figure 22 : Processus de soutien par étapes aux élèves bilingues en difficultés de lecture d’après Paradis et collaborateurs (2021).

Dans le cadre du bilinguisme, seront considérés comme à risque de dyslexie et dirigés vers une prise en charge spécifique, les enfants présentant des difficultés persistantes dans les deux langues tant au niveau de la mise en correspondance des sons et des lettres que du décodage des mots, et de la compréhension du message écrit.

Que conclure ?

Au terme de cette section, nous pouvons conclure qu’il n’y a aucune raison objective ni aucune donnée probante dans la littérature scientifique autorisant à conclure que le bilinguisme est un facteur de risque de difficultés d’acquisition de la lecture, de la même manière qu’aucune donnée ne permet d’affirmer que les élèves scolarisés dans un système bilingue sont plus à risques ou plus souvent dyslexiques que les élèves scolarisés dans un système monolingue.

Dans un contexte de bilinguisme, il faut garder à l’esprit que les langues écrites peuvent fonctionner de manière différente et que si les étapes de l’acquisition de la lecture et les facteurs de risques de dyslexie sont universels et identiques, quelles que soient les langues, le niveau de complexité structurelle et d’opacité/transparence de ces dernières jouent un rôle important dans le processus d’apprentissage. L’enjeu, dans un enseignement bilingue, sera de repérer les élèves réellement à risques afin de pouvoir mettre en place rapidement une prise en charge adaptée.


  1. https://www.pluradys.org/wp-content/uploads/2011/10/Intervention-coll%C3%A8ge-Mirebeau.pdf
  2. Cours LOGO1151 "Evaluation du langage écrit" (A. Comblain et E. Veys).
  3. La dénomination rapide automatisée représente la capacité à traiter et identifier rapidement une information présentée visuellement. La qualité de ce traitement automatisé a une valeur prédictive dans l’apprentissage de la lecture.
  4. En Belgique, on considère qu'un score est déficitaire s'il est inférieur à deux écarts-types par rapport aux performances moyennes du groupe de référence. Il est faible, mais non déficitaire s'il ne s'en écarte que d'un écart-type.
  5. Les langues latines sont caractérisées par des syllabes ouvertes de structure simple de type 'consonne-voyelle' alors que les langues germaniques comptent davantage de syllabes complexes dites fermées de type 'consonne-voyelle-consonne'.