2.3. La variabilité des sources linguistiques

Jusqu’ici, nous avons principalement parlé du rôle des parents et de l’impact de leur choix de stratégie éducationnelle sur le développement langagier de l’enfant. Cependant, ils ne sont pas les seules sources linguistiques de l’enfant. D’autres personnes gravitent autour de lui influençant également la quantité et la qualité d’exposition dans chacune des langues.

La nature et le type d’interactions linguistiques au sein de la famille

Les recherches et les données sur les pratiques familiales d’utilisation des langues et les interactions au sein de la cellule familiale sont encore peu nombreuses (Quay & Montanari, 2016) et ce même si ces pratiques ont un impact sur le développement bilingue de l’enfant.

En 2015, Mayr & Montanari ont observé les interactions langagières au sein d’une famille utilisant deux langues minoritaires à la maison (l’italien et l’espagnol) dans une société de langue dominante anglaise. L’étude du développement langagier des jeunes enfants dans ce contexte trilingue suggère qu’à la fois le nombre et le type d’interlocuteurs influencent le développement phonologique (des sons de la parole, voir Chapitre 3) dans chacune des langues. Sans entrer dans les détails, l’analyse des productions des enfants met en évidence une interaction entre les systèmes phonologiques de l’italien et de l’anglais alors que celui de l’espagnol reste relativement « pur » c’est-à-dire similaire à celui d’un hispanophone natif. Mayr et Montanari expliquent ces résultats par le fait que l’exposition à l’italien se faisait uniquement dans le cadre d’interactions avec des personnes bilingues ‘italien-anglais’ alors que l’exposition à l’espagnol se faisait dans le cadre d’interactions avec des personnes monolingues natives hispanophones. Comme nous le verrons plus tard dans ce chapitre, cette différence n’est pas anodine si on considère que la qualité de natif de l’interlocuteur de l’enfant joue un rôle important dans le développement de certaines structures langagières.

Au-delà du nombre d’interlocuteurs de l’enfant et de leurs caractéristiques linguistiques propres, la nature même des interactions, et plus précisément le type de langage adressé à l’enfant, va également jouer un rôle important dans le développement langagier bilingue. De manière générale, le langage adressé à un enfant est caractérisé par un timbre de voix plus haut et plus varié, des pauses plus longues entre les productions ainsi que des phrases plus courtes. Les distinctions phonétiques sont par ailleurs exagérées afin de mettre en évidence l’information phonétique importante dans un mot (par exemple : en exagérant l’accentuation des syllabes). Comme le soulignent Liu et collaborateurs (2003) non seulement ce type de langage capte l’attention de l’enfant, mais il est également propice à l’acquisition langagière. Chez un enfant élevé de manière bilingue, selon que ce type de langage particulier lui est adressé uniquement dans une langue ou dans les deux, cela influencera le développement langagier et donc le type de bilinguisme qui en résultera. Pour illustrer ce propos, nous citerons l’étude de Ramirez‐Esparza et collaborateurs (2010) dans laquelle on constate que des enfants bilingues ‘espagnol-anglais’, tout comme les enfants monolingues, vont davantage babiller en réponse à un adulte qui leur adresse un langage spécifiquement calibré pour de jeunes enfants qu’en réponse à un adulte qui n’adapte pas ses productions. Le bilinguisme qui en résultera aura donc une allure différente dans les deux cas.

Question 2 : la fratrie joue-t-elle un rôle dans le développement langagier de l’enfant bilingue ?

Dans le développement langagier de l’enfant, outre l’influence des parents et de leur style interactionnel, la présence d’une fratrie et par conséquent, la position de l’enfant lui-même dans la fratrie doivent être considérées (Schwartz, 2010 ; Barron-Hauwaert, 2011). Si les études prenant en compte ces variables dans le développement langagier de l’enfant bilingue ne sont pas très nombreuses, elles semblent toutes aller dans le même sens : la présence d’une fratrie plus âgée stimulerait le développement de la langue dominante à savoir celle de la communauté linguistique (on verra Schwartz, 2010 et Quay & Montanari, 2016 pour une revue des principales études). En effet, la fratrie plus âgée, et plus spécialement les frères et sœurs déjà scolarisés dans la langue de la communauté linguistique, a tendance à s’exprimer dans cette langue à la maison avec les cadets. Cette pratique influence également les productions de la mère qui aura tendance, sous l’impulsion des aînés, à utiliser davantage la langue de la société avec les enfants les plus jeunes au détriment de la langue minoritaire  (Bridges & Hoff, 2014). Ces pratiques influenceront immanquablement le type de bilinguisme de chacun des enfants de la fratrie. Par ailleurs, si nous allons un peu plus loin dans la réflexion, on peut aisément imaginer que les choix de stratégies éducatives parentales effectués pour l’aîné diffèrent de ceux effectués pour le cadet sans que cela ne soit nécessairement conscient et intentionnel.

Question 3 : quel est le rôle des grands-parents dans le développement bilingue ?

Enfin, les relations intergénérationnelles et plus spécifiquement les relations avec les grands-parents qui occupent souvent une position privilégiée dans l’éducation des jeunes enfants jouent un rôle non négligeable dans le développement langagier de l’enfant. Les études sont très peu nombreuses dans ce domaine. Parmi celles-ci on relèvera celle de Gregory et collaborateurs (2010) sur des familles bilingues ‘bengali-anglais’. Les grands-mères y avaient un rôle direct dans le développement de la langue maternelle de l’enfant (le bengali), mais également un rôle plus indirect au niveau de la langue anglaise (future langue de scolarisation) en racontant à l’enfant des histoires et des contes européens traditionnels en bengali.  Cette pratique ayant pour effet de familiariser l’enfant avec la structure et le contenu des histoires, ces dernières étaient comprises plus rapidement une fois proposées en anglais. Le rôle des grands-parents a également été mis en évidence au niveau du développement de la lecture bilingue (Curdt-Christiansen, 2013).

Les interactions avec les pairs en dehors de la famille

Si la famille est une source d’interactions et donc d’influence importante dans la vie de l’enfant, il en est une autre à prendre en considération : l’école, et plus spécifiquement le contact avec les pairs. Pour les enfants élevés à la maison dans une langue autre que celle de la communauté linguistique, la crèche, la garderie ou encore l’école constituent les principales opportunités de se familiariser avec la langue dominante.

Même si, encore une fois, peu d’études systématiques ont été menées sur l’influence des interactions avec les pairs sur le développement bilingue de l’enfant, leurs résultats convergent généralement et suggèrent que les condisciples du jeune bilingue constituent une source importante d’exposition langagière, que ce soit au niveau de la langue pratiquée à la maison ou de celle pratiquée à l’école. Il semblerait même que la fréquence des interactions avec les pairs dans la langue de scolarisation (généralement L2 chez l’enfant bilingue) soit un meilleur prédicteur du développement de cette dernière que la fréquence des interactions avec l’enseignant (Palermo et al., 2014). Bien évidemment, cela ne signifie pas que l’enseignant n’a aucun impact sur le développement langagier de l’enfant, bien au contraire.

En 2011, Bowers et Vasilyeva se sont intéressés à l’importance des interactions ‘enseignant-enfant’ dans le cadre du bilinguisme et plus particulièrement dans le développement du vocabulaire en L2 (langue dominante de scolarisation) d’enfants de langue maternelle minoritaire (L1) à la maison. Les auteurs montrent clairement que la croissance du vocabulaire en L2 de l’enfant est largement prédite par la quantité totale de langage que lui adresse l’enseignant. Il est intéressant de noter ici qu’il s’agit bien de la quantité de langage adressée à l’enfant et non de la diversité du vocabulaire contenu dans les productions de l’adulte qui est importante. S’agissant de très jeunes enfants, il semblerait, du moins c’est ce que les auteurs suggèrent, que l’utilisation d’un vocabulaire trop varié n’aurait pas l’effet facilitateur attendu sur l’acquisition du lexique et que, dans un premier temps, il faille privilégier la quantité à la diversité. Cette conclusion très surprenante est relativisée par Gámez & Levine (2013) qui, de leur côté, mettent en évidence un lien entre le langage expressif de l’enfant et le niveau de complexité du langage de l’enseignant. Cette discordance entre les résultats de ces deux études peut être attribuée à la manière dont le langage des enfants a été évalué. Des études complémentaires sont donc nécessaires pour poser une conclusion définitive, si tant est qu’elle puisse être définitive, en la matière.

La variété et la richesse de l’exposition langagière

De ce que nous venons de développer dans les sections précédentes, on peut conclure une chose : l’enfant n’est pas exposé à une seule source de langage, mais à une grande variété de sources représentées par des interlocuteurs différents en genre, en âge ou encore en degré de familiarité. Cette multitude de sources constitue une grande richesse linguistique pour le développement langagier de l’enfant.

L’exposition à des sources variées de langage influant notamment sur le développement phonologique et lexical de l’enfant lui permet d’extraire à partir des productions d’autrui des catégories de mots ou de sons qui faciliteront ultérieurement leur reconnaissance et leur production (Place & Hoff, 2011). Concrètement, si nous envisageons le phonème /a/ en français, il ne se prononce pas d’une manière unique et invariable. En fait, il fait partie d’un ensemble d’unités sonores qui forment la « catégorie phonémique des /a/ ». Ce /a/ sera prononcé de manière différente selon que vous êtes un homme ou une femme, un adulte ou un enfant : c’est ce qu’on appelle la variabilité inter-locuteurs. Il sera également prononcé de manière différente selon le moment auquel un locuteur donné le prononcera : c’est ce qu’on appelle la variabilité intra-locuteur. La manière dont ce /a/ sera prononcé dépendra également de la vitesse à laquelle vous parlez ; les propriétés acoustiques étant différentes selon que votre débit de parole est rapide ou lent. Enfin, votre /a/ sera prononcé de manière différente en fonction du contexte phonémique dans lequel il se trouve et plus particulièrement en fonction du phonème qui le suit. Mais, quelle que soit la situation, ce sera toujours un /a/ ou plus exactement un exemplaire de la catégorie phonémique /a/. Malgré toutes ces sources de variabilité, le jeune enfant en phase d’acquisition du langage peut reconnaitre un /a/ et le différencier d’un autre phonème. C’est donc cette variété de sources de langage qui va permettre à l’enfant de créer une catégorie de /a/ et d’en reconnaître un exemplaire quand il l’entend. Cette diversité dans les sources de production du langage va également impacter le développement de l’enfant bilingue en enrichissant les stimulations langagières et en permettant à l’enfant de reconnaître et de distinguer les sons des langues auxquelles il est exposé.

Si la diversité des sources est importante en matière de développement phonologique, elle va également influencer le développement lexical de l’enfant en l’exposant à une plus grande variété de mots et en augmentant, par conséquent, son stock lexical.

La qualité de natif de l’interlocuteur

Contrairement à un enfant monolingue élevé dans une famille monolingue parlant la langue dominante de la communauté, l’enfant bilingue est davantage susceptible d’entendre des productions langagières qui n’émanent pas d’une personne native. Comme le souligne Fernald (2006), le fait d’être natif ou non d’une langue influence potentiellement le degré de fluence et d’aisance dans cette langue et par conséquent la qualité des productions auxquelles l’enfant est exposé. Peu d’études systématiques s’intéressent à ce sujet, néanmoins celles que nous avons répertoriées vont toutes dans le même sens. Exposer un enfant à des productions langagières fournies par une personne non native de la langue est nettement moins efficace pour le développement de celle-ci que de l’exposer aux productions d’une personne native (on verra notamment Cornips & Hulk, 2008 concernant la stagnation des capacités grammaticales ou encore Place & Hoff, 2011 concernant la richesse du vocabulaire). Si l’exposition aux productions d’une personne non-native n’est pas nécessairement à proscrire, on lui préfèrera toujours un locuteur natif ne serait-ce que pour sa compétence et son aisance dans la langue-cible. Cette remarque est d’autant plus valable que la langue à acquérir est une langue minoritaire (Unsworth, 2016).

Dès lors, lorsque des parents souhaitent parler une autre langue à la maison que la langue dominante de la communauté tout en étant eux-mêmes non-natifs de la langue parlée à la maison (cas de figure 5 dans le Tableau 3), il est important d’en mesurer les conséquences potentielles sur le développement langagier de l’enfant dans la langue minoritaire. En d’autres termes, parler correctement l’anglais comme langue véhiculaire au travail ou parce qu’on a vécu quelques années dans un pays anglophone ou encore parce qu’on a suivi une scolarité anglophone ne fait pas nécessairement de nous de bons anglophones ou tout du moins des anglophones capables de fournir un modèle acceptable de type « native like »[1] à un enfant dans le cadre d’une éducation bilingue.


  1. La personne dite "native like" s’exprime et comprend une langue comme le ferait un natif.