3.3. La combinaison des mots en phrases

Si les mots isolés permettent de transmettre des significations simples, leur combinaison accroît fortement la complexité des significations transmises et la valeur informative des messages transmis. Comme nous le soulignions en 2001, « un système linguistique qui ne permettrait que la production d’énoncés à un mot manquerait singulièrement de puissance en face du nombre et de la complexité des choses à exprimer. C’est l’expression des relations complexes qui mobilise l’essentiel de notre activité linguistique et non le simple étiquetage verbal des objets et des événements. » (Comblain & Rondal, 2001, p. 41).

La capacité à combiner plusieurs mots apparaît vers 18-24 mois chez l’enfant tout-venant (cf. Tableau 4 en début de chapitre). Elle signe une augmentation considérable du pouvoir expressif de l’enfant. En effet, la combinaison de 2-3 mots au sein d’un même énoncé permet de communiquer des informations sur les choses et les événements en exprimant les relations et les rapports qui les unissent. Elle permet également d’exprimer beaucoup plus clairement et complètement toute une série de significations (par exemple : l’existence d’un objet, son absence ou sa disparition ; spécifier sa localisation ou encore qui le possède etc. – pour plus détails le lecteur intéressé verra Rondal et al., 1999). Très schématiquement, on peut représenter le développement de la morphosyntaxe de la manière suivante :

 

Figure 13 : Évolution des compétences syntaxiques entre 18 mois et 5 ans.

Quand on considère le développement morphosyntaxique dans une langue comme le français, on doit prendre deux paramètres importants en considération : l’ordre des mots et les relations de sens (Brown, 1973).

Concernant l’ordre des mots, il n’apparait pas d’emblée dans le développement. Au début, l’agencement des mots est laissé au hasard. L’enfant pourra tout aussi bien dire ‘parti papa’ que ‘papa parti’ pour signifier le même événement. Progressivement, l’enfant va utiliser dans ses productions des mots fixes (dits pivots) autour desquels d’autres mots vont graviter. Ces mots fixes seront bien souvent placés en début de production. La production de ce type d’énoncés représente une période intermédiaire entre celle où les mots ne sont placés dans aucun ordre particulier et celle où les énoncés sont caractérisés par un pattern d’ordonnancement adulte. À partir de 30 mois environ, les constructions syntaxiques composées de plusieurs mots deviennent de plus en plus nombreuses et variées. L’enfant intègre progressivement les règles de l’ordre des mots de la langue adulte pour les énoncés simples. Il faudra attendre l’entrée à l’école maternelle pour voir les progrès syntaxiques se marquer, la complexification des phrases s’intensifier, l’apparition de phrases utilisant la négation, la coordination et, fin de maternelle, la subordination. En français, l’ordre des mots dans un énoncé, dit ordre canonique, est classiquement ‘sujet – verbe – objet’. Il représente généralement une relation ‘agent – action – patient’ (Comblain, 2005). De manière générale, la complexification des structures syntaxiques en français prend l’allure suivante :

  1. Vers 2 ½ ans, les enfants commencent à combiner des phrases afin d’exprimer des propositions complexes. C’est l’apparition des premières propositions coordonnées dans le langage. Le moyen le plus simple, et le plus fréquemment utilisé par l’enfant pour lier les propositions, est d’utiliser la conjonction de coordination ‘et’ pour marquer soit le fait que deux événements se déroulent à différents moments ou à différents endroits (par exemple : je pousse le wagon et je pousse le train,) soit que deux événements se déroulent simultanément et au même endroit (par exemple :  je pousse le wagon et le train). Les enfants pourront également utiliser ‘et’ pour encoder une grande variété de significations qui se développent dans un ordre fixe : (1) une addition sans relation de dépendance entre les phrases liées (par exemple : tu portes le sac et je porte le parapluie), (2) une relation temporelle précise (par exemple : je vais dans ma chambre et j’enlève mon pull), et (3) une relation de causalité (par exemple : j’ai colorié le lapin en bleu et il est plus beau). La coordination prévaut dans le langage de l’enfant jusqu’à environ quatre ans.
  2. Le marquage formel de la subordination dans le discours commence à se développer à partir de quatre ans. Elle exprime principalement la cause et la conséquence. Le marquage de la temporalité ne s’effectue qu’entre cinq et dix ans, car cette structure implique qu’un des événements décrits soit pris comme point de référence temporel pour situer l’autre dans un rapport de simultanéité ou de non-simultanéité (antériorité ou postériorité). La mise en relation des événements est arbitraire ; l’ordre de production des propositions pouvant ne pas correspondre à celui d’occurrence des événements dans la réalité complique la compréhension de l’énoncé (par exemple : l’énoncé ‘J’ai ouvert mon parapluie parce qu’il pleut’ suppose que la pluie a commencé à tomber avant que j’ouvre mon parapluie ; les deux parties de l’énoncé sont donc produites dans l’ordre inverse d’occurrence des événements). Ce genre de structure n’est pas totalement maîtrisé avant l’âge de 9-10 ans.
  3. Les enfants commencent à produire et comprendre les propositions relatives vers trois ans. Elles sont généralement utilisées pour spécifier l’information à propos d’une personne ou d’un objet (Bloom et al., 1980). Initialement, les propositions relatives produites par l’enfant spécifient une information à propos de l’objet grammatical de la phrase (par exemple : j’ai mangé la pomme que tu m’avais donnée), et plus tard à propos du sujet de la phrase (par exemple : la pomme que tu m’as donnée est délicieuse). Cette dernière structure demande davantage de ressources mnésiques à l’enfant pour pouvoir être correctement interprétée (Comblain, 1996).
  4. Enfin, la négation est fréquemment utilisée dans la langue. D’un point de vue théorique, peu de données sont disponibles dans la littérature sur son développement. La négation implique une interaction complexe entre des facteurs syntaxiques et sémantiques pouvant être combinés de diverses manières d’une langue à l’autre. Par ailleurs, les enfants sont sensibles aux facteurs contextuels lors de l’interprétation de la négation, et comme les adultes, ils sont fortement influencés par le caractère plausible ou non de l’énoncé (Comblain, 2005).

Les marquages flexionnels effectués sur les différents éléments lexicaux permettent de coder des relations de sens additionnelles ou d’insister sur certaines indications sémantiques déjà fournies dans la phrase (par exemple :  le pluriel et le genre sur les noms, les temps de conjugaison des verbes, etc.). À ce niveau, les choses sont plus complexes et plus lentes à se mettre en place. Pendant les 30 premiers mois peu de mots grammaticaux et de mots fonctions tels que les articles, les pronoms, les prépositions, les adverbes, etc. sont présents dans les productions de l’enfant. On peut expliquer cela par le fait que ces éléments du langage sont généralement peu saillants phonético-perceptuellement dans les productions et n’attirent donc pas précocement l’intérêt de l’enfant. Par ailleurs, contrairement au dispositif syntaxique qui encode des significations relationnelles essentielles, les dispositifs morphologiques n’encodent pas de significations indépendantes, mais modulent la signification d’autres termes.

Exemple : dans l’énoncé ‘il courait’, la terminaison ‘-ait’ en fin de verbe n’a pas de signification propre, elle est présente uniquement pour préciser le verbe et pour signifier que l’action a eu lieu dans le passé.

Il est intéressant de noter que la chronologie d’acquisition ‘syntaxe – morphologie flexionnelle’, mise en évidence sur des langues comme le français ou encore l’anglais, essentiellement basées sur l’ordre des mots, est également observée dans des langues morphologiquement riches davantage basées sur l’utilisation de déclinaisons (Comblain, 2005).

On peut résumer le développement des principaux marquages morphologiques et flexionnels en français de la manière suivante :

  1. Vers trois ans, le marquage du nombre sur les articles indéfinis (un – une – des) attachés aux noms commence à être maîtrisé. Il précède celui sur les articles définis (le – la – les) vers 3 ½ ans. Le genre de l’article, arbitraire par nature, ne pose généralement pas de problème à l’enfant qui fait peu de confusions. Les articles sont généralement correctement employés dans toutes les situations vers six ans même si la dimension ‘défini – indéfini’ reste quelques fois problématique. Cela s’explique par le fait qu’avant six ans, l’enfant est incapable d’apprécier la connaissance de l’interlocuteur et de manipuler les éléments de décentration cognitive nécessaires au choix de l’article (par exemple : ‘le’ s’emploie lorsque les deux protagonistes de la conversation savent de quel objet en particulier on parle, ‘un’ sera préféré s’il s’agit d’un parmi d’autres ou si un des deux protagonistes ignore de quel objet particulier on parle. C’est ce qui fait la différence entre ‘le chien’ – celui-là en particulier – et ‘un chien’ – un parmi d’autres –).
  2. Les pronoms de la première et de la deuxième personne du singulier sont les premiers à apparaitre dans les productions de l’enfant. La chronologie approximative généralement admise est la suivante : à partir de deux ans : ‘moi’ ; à partir de 2 ½ :’ je’, ‘tu’, ‘toi’ ; de 3 ans à 3 ½ ans : ‘elle’, ‘le’, ‘la’, ‘vous’, ‘me’, ‘te’, ‘nous’, ‘on’ ; et à partir de 4 ans les autres pronoms personnels (Comblain, 2005). La confusion entre les pronoms personnels est rare. Les deux types d’erreurs les plus fréquentes sont la substitution d’un nom propre à un pronom et l’inversion entre les première et deuxième personnes du singulier. Karmiloff-Smith (1986) identifie trois stades dans la production des pronoms : (1) entre trois et cinq ans, les enfants ne lient pas adéquatement le pronom et le nom auquel il réfère, (2) entre cinq et huit ans, l’enfant utilise des pronoms en référence au sujet principal d’une histoire racontée et (3) entre huit et douze ans, l’enfant maîtrise la stratégie dite anaphorique complète consistant à utiliser des pronoms pour tous les personnages d’une histoire racontée. En matière de co-référence pronominale (déterminer à quelle personne, par exemple, se rapporte un pronom dans une histoire) d’ailleurs, les progrès les plus importants se situent entre six et sept ans (Lust & Clifford, 1986) et le niveau de compréhension adulte n’est pas encore complètement atteint à sept ans (Chipman & de Dardel, 1974).
  3. La conjugaison des verbes et la fonction temporelle spécifique des flexions verbales sont établies relativement tard chez l’enfant. Même si à 4-5 ans, l’enfant utilise les mêmes formes verbales que l’adulte, cela n’implique pas qu’il s’en sert uniquement pour marquer le rapport de temps entre le moment d’énonciation et celui de l’action (Rondal & Brédart, 1982). Jusqu’à environ six ans, il utilise d’ailleurs préférentiellement les adverbes et les conjonctions de temps plutôt que les flexions verbales pour exprimer les relations temporelles entre les événements. Il préfèrera également certaines formes verbales (par exemple : ‘finir de’, ‘être en train de’, etc.) aux flexions verbales.

Comme on peut le constater, l’acquisition et le développement des règles morphosyntaxiques d’une langue ne sont pas simples et prennent un temps considérable. Si, en moyenne, une année s’écoule entre la production des premiers sons et la production des premiers mots, plusieurs années sont nécessaires pour passer d’une simple combinaison de deux mots à l’élaboration de phrases complexes. Les langues pouvant fonctionner de manière très différente sur un plan morphosyntaxique, il est difficile d’analyser finement et simplement les processus d’apprentissage et de les comparer. C’est d’ailleurs au niveau de la grammaire que les influences inter-langues seront les plus perceptibles.

Question 16 : comment les compétences grammaticales se développent-elles dans deux langues en même temps ?

Les premières études sur le développement bilingue postulaient l’existence d’un système syntaxique initial commun aux deux langues se différenciant aux alentours de cinq ans. Si on retourne à la vision de Leopold (1939-1940), on pourrait schématiser les choses de la manière suivante :

 

Figure 14 : Représentation de la différenciation progressive de la production de mots et de phrases dans un système bilingue selon Leopold (1939-1940).

Cette conception a longtemps prévalu dans l’étude du bilinguisme précoce chez l’enfant (on verra l’hypothèse du système linguistique unique de Volterra & Taeschner, 1978). Depuis la fin des années 1980 et les recherches menées sur l’acquisition du système grammatical chez l’enfant bilingue, les données empiriques vont davantage dans le sens de l’existence de deux systèmes séparés très tôt dans le développement de l’enfant (on verra notamment Paradis & Genesee, 1996). Dans une revue systématique de la littérature analysant les résultats de 68 études menées sur divers aspects du développement de la morphosyntaxe dans un contexte bilingue, De Houwer (2005) souligne que toutes les données vont dans le sens d’une acquisition séparée des propriétés morphosyntaxiques des langues. En d’autres termes, les enfants acquièrent et développent deux systèmes grammaticaux séparés dès le départ. Elle précise également que ces systèmes grammaticaux sont individuellement acquis de la même manière que chez un enfant monolingue, suggérant ainsi que le processus développemental propre à chaque langue ne diffère qualitativement pas de ce qui est observé dans le monolinguisme. Concrètement, un enfant bilingue ‘français-anglais’ acquerra la morphosyntaxe propre au français selon le canevas développemental que nous avons décrit plus haut.

L’hypothèse de la séparation des systèmes syntaxiques est appuyée par les recherches faisant le lien entre la taille du vocabulaire et la longueur moyenne des énoncés du jeune enfant. La longueur et la complexité d’un énoncé dépendant notamment de la richesse du vocabulaire (de manière simple et caricaturale : plus on connait de mots, plus on peut faire de longues phrases), les deux dimensions devraient être liées chez l’enfant bilingue comme elles le sont chez l’enfant monolingue. C’est effectivement ce que mettent en évidence plusieurs études. Mais, au-delà de ce lien qui n’a rien de surprenant, il est plus intéressant de constater que la longueur et la complexité des énoncés dans une langue sont liées à la richesse et la taille du vocabulaire dans cette même langue et très peu au vocabulaire de l’autre langue  (Conboy & Thal, 2006 ; Marchman et al., 2004).

Ces recherches semblent confirmer que l’enfant se représente bien les langues de manière séparée et que les systèmes propres à chaque langue ne sont pas fusionnés, mais se développent de manière indépendante. Est-ce à dire que les langues n’interagissent pas l’une avec l’autre ? C’est ce que nous allons aborder dans la section suivante.