4.1. Apprendre à lire et à écrire dans une langue

L’apprentissage de la lecture est un processus complexe qui nécessite la mise en œuvre de plusieurs compétences. Pour lire, il faut combiner les savoir-faire permettant la reconnaissance des mots et ceux permettant d’accéder à la compréhension. C’est ce qui est représenté dans la littérature scientifique par l’équation « L = R X C » (Gough & Tunmer, 1986) ; la lecture est le produit de la reconnaissance des mots et de la compréhension orale. Chez le lecteur expert, la compréhension du matériel écrit reposant sur la reconnaissance automatique des mots, elle s’effectuera sans effort cognitif (Guttentag & Haith, 1978).

Le décodage et le niveau des mots

Il existe plusieurs modèles rendant compte du processus de lecture chez l’enfant ainsi que des différentes étapes ou stades par lesquels il doit passer pour accéder à la lecture experte.  Ces modèles qui diffèrent principalement par le nombre de stades identifiés proposent de rendre compte des traitements cognitifs impliqués dans l’apprentissage et le traitement des mots. Dans la conception en stades de la lecture, il est nécessaire de maîtriser les traitements cognitifs propres à une étape avant de passer à la suivante. Un des modèles les plus connus est sans doute celui d’Uta Frith (1985) reprenant trois stades : (1) le stade logographique (4-5 ans, avant tout apprentissage formel de la lecture) caractérisé par la reconnaissance d’un certain nombre de mots familiers présents dans le quotidien ; (2) le stade alphabétique (entrée à l’école primaire) dans lequel l’enfant comprend que les mots sont composés de sous-unités pouvant être mises en correspondance avec des unités sonores (c’est la correspondance graphème-phonème) et (3), le stade orthographique (fin de 1ère primaire) dans lequel l’enfant identifie un mot déjà lu comme une unité orthographique pour laquelle il a une représentation en mémoire. Le modèle de Ehri (2002) rendant compte du développement et de la reconnaissance des mots en quatre étapes est aujourd’hui le plus utilisé.

 

Tableau 10 : Étapes du développement de la lecture d’après Ehri (2002).

 

Les modèles en stades tels que ceux de Frith (1985) ou de Ehri (2002) répondent à la question du parcours développemental de l’enfant, mais pour pouvoir comprendre les sections qui vont suivre, il est important de comprendre comment nous lisons au quotidien. C’est ce que les modèles à doubles voies comme celui de Coltheart et collaborateurs (1993, 2001) tentent d’expliquer en identifiant les procédures potentiellement mises en œuvre dans une activité de lecture. Sans entrer dans les détails, les modèles à doubles voies décrivent deux procédures d’identification et de reconnaissance des mots écrits : une voie directe également appelée procédure par adressage et une voie indirecte ou procédure par assemblage.

 

Tableau 11 :  Mise en parallèle des procédures de lecture par voie d’assemblage et voie d’adressage.

La lecture efficace de mots implique la maîtrise de ces deux voies de lecture. Selon le type de mots, une voie pourra être privilégiée par rapport à l’autre :

  • les mots réguliers pourront être lus par la voie d’adressage (s’ils sont familiers et connus du lecteur) et par assemblage (s’ils sont non-familiers ou inconnus du lecteur) ;
  • les mots irréguliers, ne pouvant être lus correctement par une simple mise en correspondance ‘graphème-phonème’, seront lus par la voie d’adressage. Le lecteur devra alors récupérer en mémoire la représentation de la forme du mot. Il est clair que ce passage par la voie d’adressage ne peut se faire que si le lecteur a déjà rencontré le mot et que celui-ci se trouve bien dans son stock orthographique. Dans le cas contraire, il sera contraint de procéder par assemblage et donc par approximations avant de lire le mot correctement et de le mémoriser.

Lors de l’acquisition de la lecture, l’apprenti-lecteur n’est pas encore capable d’utiliser efficacement ces deux procédures. Il utilisera dans un premier temps l’assemblage pour découvrir les mots et se construire progressivement un lexique mental dans lequel il va stocker les représentations écrites des mots rencontrés. Au terme du processus d’apprentissage, le lecteur expert pourra utiliser davantage la procédure d’adressage, reconnaître rapidement les mots familiers et accéder à leur représentation phonologique et sémantique.

Si le développement de chacune de ces voies est perturbé, cela conduit alors à des difficultés de lecture ou à des troubles de l’apprentissage du langage écrit.

La compréhension et le niveau des textes

Lorsque la reconnaissance des mots est opérationnelle, elle permet au lecteur de libérer des ressources attentionnelles et cognitives qu’il pourra alors consacrer à la compréhension de ce qu’il lit. La compréhension dépend d’une série de capacités incluant en plus du décodage, le vocabulaire, la syntaxe, la mémoire de travail, la capacité à faire des inférences, d’intégrer de l’information et de comprendre la structure d’une histoire (Oakhill et al., 2003).

Chez l’apprenti-lecteur et chez le lecteur expert, les facteurs qui influencent la compréhension à la lecture diffèrent au fur et à mesure de la progression dans la scolarité. Pendant les premières années de l’apprentissage de la lecture, le décodage et les habiletés associées (cf. la conscience phonologique, la reconnaissance des lettres) sont les prédicteurs les plus puissants de la compréhension en lecture. Par contre, en fin de scolarité élémentaire, les capacités en langage oral comme, le niveau de vocabulaire du lecteur (Ouellette & Beers, 2010) ou son niveau de connaissances morphologiques, c’est-à-dire de la manière dont les mots sont formés (Deacon & Kirby, 2004) constituent des facteurs explicatifs les plus importants des performances de compréhension en lecture. En d’autres termes, une fois que le processus de décodage est maîtrisé, la compréhension à la lecture est largement influencée par les capacités générales de langage oral. On pressent ici l’impact que pourra avoir le bilinguisme sur la compréhension à la lecture, mais nous y reviendrons.

L’exemple suivant repris et traduit de Paradis et collaborateurs (2021) illustre toute la complexité du processus de lecture et l’importance des capacités générales de langage dans la compréhension d’un texte lu.

 

Figure 18 : Illustration de la complexité du processus de lecture (d’après Paradis et al., 2021).

Comme on l’aura compris, pour appréhender la signification de ce texte, plusieurs savoir-faire autres que le seul décodage individuel des mots sont nécessaires :

  • connaître les mots-clés du texte dont ‘dentiste’, ‘mal de dents’, ‘cabinet’, ‘contrôle’, ‘patient’, ‘salle d’attente’ qui ne sont utilisés que dans des contextes particuliers ;
  • connaître la version écrite de ces mots afin de pouvoir en retrouver la signification en mémoire ;
  • comprendre les structures grammaticales des phrases qui composent le texte (par exemple : la subordination des phrases, l’utilisation des pronoms, des adverbes, etc.) ;
  • comprendre de quel style de texte il s’agit et son organisation narrative (par exemple : il s’agit d’un récit descriptif et non d’un conte ou d’un dialogue).

Par ailleurs, le lecteur doit avoir une certaine motivation pour lire le texte ou encore des connaissances générales sur ce qu’est un dentiste, ce qu’il fait, quand on va le consulter, etc. Les connaissances lexicales et conceptuelles jouent donc un rôle fondamental dans la compréhension des textes. Posséder un lexique mental organisé et étendu permet au lecteur d’être plus disponible pour organiser son activité de compréhension. Enfin, le lecteur doit également avoir suffisamment de ressources cognitives pour comprendre la structure de l’histoire, qui sont les principaux personnages et les relations qu’ils entretiennent.

Nous reviendrons ultérieurement sur cet exemple qui, non seulement, nous aide à comprendre toute la difficulté de l’acte de lecture, mais également pourquoi, dans certains cas de bilinguisme (on pense notamment aux enfants issus de l’immigration), le rendement de la lecture n’est pas celui qu’on pourrait attendre sur la simple base des compétences en décodage de l’enfant.