4.3. Apprendre à lire et à écrire dans deux langues

Le processus d’apprentissage de la lecture dans une L2 est à la fois similaire et différent de l’apprentissage dans une L1. Il est similaire dans le sens qu’il est complexe (cf. le niveau de correspondance entre les unités orale et écrite), hiérarchique (cf. les différentes étapes menant à une lecture experte), et nécessite un enseignement explicite. Il est différent en ce sens que la lecture en L2 peut reposer sur un autre système de correspondance ‘oral – écrit’ que L1, concerner des personnes qui ont ou non terminé le processus d’apprentissage en L1 (impactant d’une manière ou d’une autre le transfert entre langues) ou encore concerner des enfants dont le contexte socio-culturel d’origine diffère et qui ont donc des vécus et des expériences différents (cf. l’exemple de la visite chez le dentiste). Paradis et collaborateurs représentent le processus d’apprentissage de la lecture dans une langue seconde de la manière suivante.

 

Figure 19 : Modèle d’acquisition de la lecture dans une L2 (adapté de Paradis et al., 2021).

Par ailleurs, l’apprentissage du langage écrit dans un cadre bilingue est également influencé par :

  • la nature des systèmes écrits en présence. Comme nous venons de le voir, les systèmes écrits peuvent différer considérablement : par le script (par exemple : l’alphabet utilisé, le sens de l’écriture), le niveau de granularité (la taille des unités de référence pour transcrire l’oral en écrit) et le niveau de transparence (la régularité des conversions phonème-graphème et graphème-phonème) ;
  • le type de bilinguisme. Le fait d’apprendre deux systèmes écrits simultanément ou en succession (précoce, tardif ou à l’âge adulte) va avoir des implications différentes sur la maîtrise des systèmes écrits, d’une part, et dans la manière dont l’acquisition de la lecture et de l’écriture va émerger, d’autre part ;
  • le transfert des aptitudes. Dans l’apprentissage du langage écrit, il n’est pas rare que les savoir-faire acquis dans une langue se transfèrent dans l’autre et aident ainsi à son apprentissage (Durgunoğlu, 2002). Ce transfert est plus ou moins important ou limité en fonction des points communs entre les langues (par exemple : elles sont toutes deux phonographiques et reposent sur un système de correspondance ‘graphème-phonème’).

Si de nombreux points communs sont relevés dans le processus d’apprentissage de la lecture d’une L1 et d’une L2 (on relèvera d’après Paradis et al., 2021 une similarité  des prédicteurs des habiletés de décodage, ainsi que l’importance du stock de vocabulaire et de la compréhension des structures morphosyntaxiques influençant le niveau de compréhension), les différences entre les deux processus sont, sans doute, les éléments qui intéressent le plus  les parents, les enseignants et les professionnels du langage.

Quels sont les facteurs qui influencent les performances de lecture bilingue ?

Cette question est cruciale tant les enjeux qu’elle recouvre dans la compréhension des difficultés potentielles d’acquisition de la lecture chez l’enfant sont importants. Nous aborderons ultérieurement dans ce chapitre la question des troubles spécifiques de l’acquisition du langage écrit chez les enfants bilingues et, plus spécifiquement, la question de la dyslexie. Il est cependant important, en amont, d’attirer l’attention du lecteur sur quelques points qui font la spécificité de l’apprentissage bilingue du langage écrit ainsi que sur les facteurs linguistiques et non linguistiques qui l’influencent, et ce, afin de ne pas confondre trouble d’acquisition de la lecture et spécificité du processus d’apprentissage de la lecture bilingue.

Focus 2 : l’influence du milieu socio-culturel et des expériences de vie

Retournons un instant à la Figure 18 de ce chapitre et à l’histoire de Jean se rendant chez le dentiste. Pour éviter tout amalgame, jugement de valeur ou raccourci, modifions-le légèrement pour illustrer notre propos en changeant le lieu et le contexte.

Aujourd’hui, Jean se réveille de bonne humeur. Ses parents lui ont promis qu’après une promenade matinale sur la Batte, ils iront manger un boulet-frites chez Lequet avant d’aller sur la foire. Il pense déjà aux tours de manège. Il se réjouit d’attraper la floche. Ensuite, il ira sur la chenille et à la pêche aux canards avant de manger une barbe à papa, des croustillons et des lacquemants.

Si on présente ce texte à la majorité des enfants fréquentant les écoles fondamentales de Liège, ils en comprendront aisément le sens ; la plupart d’entre eux étant déjà allés sur la Batte et sur la foire de Liège. Par contre, si on présente ce texte à un enfant asiatique récemment immigré en Belgique, il est fort probable que sa lecture sera plus lente et plus hachée. Il ne sait probablement pas que la foire est une fête foraine, que la Batte est le marché dominical liégeois, que Lequet est un restaurant dont la spécialité est le ‘boulet-frites’ (qu’il n’a probablement jamais mangé) ; pas plus qu’il ne sait qu’une ‘floche’ est un pompon flottant au vent sur un manège, ou encore qu’on peut monter sur une chenille qui n’est pas un animal, etc. Cet exemple, que nous pourrions décliner à loisir, permet de comprendre pourquoi les performances en lecture des élèves de L1 minoritaire doivent être analysées et interprétées avec beaucoup de précautions tant les expériences de vie antérieures peuvent influencer la qualité de la lecture, autant que la vitesse et la précision, sans qu’un trouble spécifique de l’apprentissage n’en soit nécessairement responsable.

Gonzalez et collaborateurs (2006) pointent spécifiquement l’influence des pratiques culturelles de base et des connaissances culturelles intériorisées dans l’efficacité du processus de lecture en L2 d’élèves de L1 minoritaire (entendons ici d’enfants issus de l’immigration) ; ce qu’ils appellent « funds of knowledge ». Pour eux, les pratiques culturelles initiales peuvent influencer le comportement des élèves en classe et plus particulièrement les interactions avec l’enseignant. Ils illustrent leur propos en notant que les enfants issus de la classe moyenne américaine apprennent à interagir avec les adultes en les regardant directement lorsqu’ils souhaitent prendre la parole. Dans d’autres cultures, par contre, les enfants évitent de regarder l’adulte et ne prennent la parole que lorsqu’on s’adresse directement à eux, ou encore, ont intériorisé le fait que se mettre en évidence lors d’une performance individuelle (ce qui est le cas de la lecture à voix haute) est de la vantardise.  C’est notamment le cas dans les communautés inuit dans le nord du Canada. Si Gonzalez et collaborateurs insistent sur ces différences culturelles, c’est que dans le cas d’une scolarisation d’enfants de L1 minoritaire dans une école d’une communauté L2 majoritaire, les pratiques culturelles et les interactions ‘adulte-enfant’ de référence sont de facto celles de la communauté dominante. En d’autres termes, les comportements culturels d’origine intériorisés par les enfants peuvent amener les enseignants à conclure erronément que l’enfant est en difficulté dans la tâche et ne peut l’effectuer, ou est éventuellement peu coopérant et réfractaire au système d’enseignement.

Comme on l’aura compris, chez les élèves de L1 minoritaire scolarisés dans une L2 majoritaire pouvoir différencier l’influence de pratiques culturelles différentes des nôtres ou les difficultés de lecture passagères dues à la non-familiarité avec la langue d’enseignement de réels troubles d’apprentissage est un processus complexe. Les conclusions sur les causes des difficultés apparentes de l’enfant doivent être posées avec beaucoup de prudence tant elles engagent le devenir scolaire de l’enfant.

Focus 3 : l’apprentissage de la lecture en L2 lorsqu’on lit déjà dans une L1 ou le transfert des acquis

Lorsqu’on envisage l’apprentissage de plus d’un système écrit, on se trouve face à deux situations : (1) l’apprentissage des systèmes écrits se fait de manière simultanée, ou quasi-simultanée, comme c’est le cas dans le système immersif que nous aborderons plus loin dans ce chapitre, (2) soit, pour beaucoup d’élèves, l’apprentissage se fait de manière séquentielle, c’est-à-dire qu’ils apprennent à lire dans une L2 en possédant déjà une expérience de lecture en L1. Si dans les deux cas, l’accès au bi-lettrisme implique que l’apprenant comprenne le fonctionnement de chacun des systèmes écrits, la différence majeure réside dans le fait que dans la seconde situation, l’apprenant peut potentiellement s’appuyer sur les savoir-faire acquis par la pratique de la lecture et de l’écriture de L1 pour acquérir le système de L2. C’est le cas, notamment dans notre système d’enseignement où les élèves de secondaire qui abordent le système écrit de l’anglais, du néerlandais ou de l’allemand ont déjà acquis le système propre au français et peuvent se baser sur leurs connaissances du fonctionnement d’un système alphabétique (les lettres correspondent à des sons) pour en acquérir un second. On peut ainsi observer que les enfants qui connaissent la correspondance ‘lettre-son’ dans leur L1 et ont une conscience phonologique bien développée sont ceux qui apprendront le plus vite la correspondance ‘lettre-son’ en L2 et donc décoderont le plus rapidement les mots de L2 (Branum-Martin et al., 2012). Au-delà de la connaissance des correspondances ‘lettres-sons’, il semble que les capacités générales de langage oral dans une langue soient également un bon prédicteur de la capacité à lire des mots et à comprendre un texte écrit dans l’autre langue (Miller et al., 2006). En outre, il n’est pas rare, lors d’une activité de lecture en L2, que les élèves cherchent des ressemblances sonores ou des orthographes similaires en L1 et L2 pour essayer de dériver la signification des mots de L2 au départ de L1.  Ces transferts de savoir-faire et ces stratégies de lecture sont d’autant plus efficaces que le système écrit de L2 est proche de celui de L1 (Ehrich & Meuter, 2009). Par contre, dans le cas où les deux systèmes sont différents, l’apprenant devra maîtriser des principes différents de correspondance ‘oral-écrit’, notamment des scripts différents et/ou des niveaux de transparence différents, laissant présager un transfert de savoir-faire moins important.

Lors de l’apprentissage écrit d’une L2, les élèves transfèrent donc des habiletés et des stratégies de lecture de L1 vers L2. Cependant, comme le soulignent justement Paradis et collaborateurs (2021), le transfert sera plus ou moins visible selon la justesse de la lecture de l’apprenant en L2. En d’autres termes, si l’élève effectue d’emblée une correspondance correcte entre la forme orale et la forme écrite d’un mot, l’influence de L1 sur L2 sera « invisible », par contre si l’élève commet une erreur (par exemple : utilise une correspondance lettre-son de L1 lorsqu’il lit ou écrit en L2), l’influence de L1 sur L2 sera potentiellement, et à tort, identifiée comme le signe d’un trouble ou d’une difficulté majeure d’apprentissage.