3.2. L’apparition des premiers mots et le développement du vocabulaire   

On considère généralement que l’enfant commence à parler lorsqu’il produit ses premiers mots ou plus exactement, les premières expressions verbales identifiées comme telles par l’adulte.  Ce qui différencie les productions verbales qui émergent aux alentours d’un an de celles de la période prélinguistique c’est que les productions de l’enfant sont maintenant porteuses de sens. Elles désignent une personne ou un objet, ce qui n’était pas le cas lorsque les productions revêtaient l’allure d’un entraînement vocal et d’une familiarisation avec les sons de la langue maternelle. On entre ici à proprement parler dans l’acquisition du code linguistique.

Comme le souligne Bassano, « le processus le plus apparent concernant le lexique précoce est son accroissement quantitatif » (Bassano, 2000, p. 138). Mais avant d’arriver à la production « du premier mot », l’enfant a déjà parcouru un chemin développemental important, mais moins visible, passant par la compréhension des mots. En effet, dans les premières étapes du développement lexical, l’enfant comprend bien plus de mots qu’il ne peut en produire.

Le début de la période linguistique est marqué par une acquisition lente du vocabulaire jusqu’à environ vingt mois. À partir de cet âge, on assistera à une accélération du rythme d’acquisition, appelée « période d’explosion du vocabulaire », au cours de laquelle l’enfant apprend plusieurs mots par jour pour atteindre environ 10.000 mots vers six ans et plus de 30.000 à l’âge adulte.

 

Figure 9 : L’évolution de l’acquisition du vocabulaire chez l’enfant.

Il est utile de préciser qu’entre l’enfant qui produit son premier mot à dix mois et celui qui le produit à dix-huit mois, voire plus tard, la variabilité interindividuelle est grande en matière de développement lexical sans qu’on ne puisse pour autant parler de précocité dans le premier cas et de retard dans le second cas. Au cours de la seconde année de vie de l’enfant, l’âge d’apparition des premiers mots tout comme le rythme d’acquisition sont donc assez variables.

Parmi les premiers mots du jeune enfant, on trouve des mots sociaux tels que ‘non’, ‘allo’, ‘bonjour’, ‘au revoir’ principalement produits dans des contextes d’interaction. En plus de ces éléments dits sociopragmatiques, on relève toute une série d’autres mots dont des noms identifiant des objets ou des personnes en particulier (‘papa’, ‘maman’, ‘bébé’, ‘auto’, ‘biberon’, etc.), des parties du corps, des localisations dans l’espace (‘en haut’, ‘en bas’, ‘parti’, etc.), des verbes marquant des actions générales (‘faire’, ‘aller’, ‘avoir’, etc.) ou encore des adjectifs marquant la taille ou l’état de propreté. Ces mots sont appelés ‘mots-contenu’. De ce point de vue, toutes les langues fonctionnent fondamentalement de manière similaire même si la proportion de noms au début du langage peut varier d’une langue à l’autre. On notera ainsi qu’elle est au départ moins élevée en français qu’en anglais (Bassano, 1998 ; Bassano et al., 1998).

La référence des mots utilisés par l’enfant peut sensiblement différer de celle des adultes ; soit ils désignent une catégorie d’éléments plus large que celle de l’adulte, c’est ce qu’on appelle des sur-extensions, soit ils désignent une catégorie d’éléments plus restreinte que celle de l’adulte et dans ce cas on parlera de sous-extension.

Exemple :

Sur-extension : le mot ‘chien’ est utilisé pour tous les animaux à quatre pattes ; le mot ‘balle’ est utilisé pour tous les objets ronds.

Sous-extension : le mot ‘soulier’ est uniquement utilisé pour les souliers de maman ; le mot ‘chien’ est uniquement utilisé pour les grands chiens noirs.

Ces sous- et sur-extensions surviennent parce que l’enfant ne retient dans son concept qu’une partie des traits attachés au même concept par l’adulte. Dans l’exemple du mot ‘chien’ utilisé pour tous les animaux à quatre pattes, l’enfant ne considérera donc que ce trait, mais pas le fait ‘qu’il aboie’, ‘qu’il peut être tenu en laisse’, ‘qu’il vit dans une niche’, etc. bref toute une série de caractéristiques associées à la catégorie ‘chien’.

Si identifier les caractéristiques qui font qu’un objet est un objet est une tâche complexe en soi, une autre, préalablement à celle-ci, revêt toute son importance dans le développement lexical de l’enfant, à savoir : identifier à quoi fait référence le mot qui vient d’être prononcé. Les premiers signes de compréhension associée à une capacité de représentation seraient déjà présents vers huit à dix mois. Cependant, le processus de référence est fondamentalement ambigu.

L’apprentissage du lexique ne se fait généralement pas en nommant des objets isolés hors contexte. Cela peut éventuellement se faire lorsqu’on feuillette un imagier avec un jeune enfant, mais cela ne représente pas la majorité des situations d’apprentissage. Et, même dans ces cas-là, une ambiguïté peut subsister. Concrètement, imaginons que l’adulte désigne une entité couchée sous un arbre en disant ‘chat’. Que représente le mot ‘chat’ ? L’entièreté de l’animal ? Une partie de celui-ci ? Le fait que l’animal soit couché sous l’arbre ? Ou encore une autre caractéristique de la scène ? En fait, l’enfant qui entend prononcer un mot dans un contexte particulier doit déduire à partir de tous les éléments de la scène qui se proposent à lui l’entité à laquelle se réfère le mot. De nombreuses recherches, principalement menées dans les années 1980-1990, suggèrent que l’enfant fait des hypothèses qui réduisent le nombre de candidats possibles correspondant au mot prononcé. Ces hypothèses le guideront ultérieurement dans la généralisation de ce nouveau mot à d’autres entités similaires. Parmi ces hypothèses on retiendra plus particulièrement :

  • la contrainte de l’objet total : l’enfant fait l’hypothèse que le nouveau mot entendu s’applique à l’objet dans sa globalité plutôt qu’à une de ses caractéristiques comme la taille ou la couleur (Landau, 1994) ;
  • le principe d’exclusivité mutuelle : l’enfant fait l’hypothèse que le nouveau mot entendu s’applique à un objet dont il ne connait pas le nom plutôt qu’à un objet dont il connait déjà le nom (Markman, 1989). On voit tout de suite ici l’impact que cela peut avoir sur le développement bilingue de l’enfant qui doit attribuer deux étiquettes verbales à un seul et même objet. Nous y reviendrons dans ce qui suit.

Ensuite, tout nouveau mot une fois appris doit être généralisé à d’autres exemplaires, et comme le soulignent Rondal et collaborateurs (1999), ils peuvent l’être soit sur une base thématique (c’est-à-dire sur la base d’une relation spatio-temporelle contextuelle qui unit des objets ou des événements comme le chien et sa niche, le poisson et son bocal) soit sur une base taxinomique (c’est-à-dire sur des caractéristiques qui unissent les objets comme le moineau et le merle sont des oiseaux, car ils partagent toute une série de caractéristiques communes : le bec, les deux pattes, les plumes, etc.). La plupart du temps, les enfants procèdent sur base des relations taxinomiques (Markman & Hutchinson, 1984).

L’enfant est donc loin d’être passif lorsqu’il apprend du vocabulaire. Apprendre de nouveaux mots et les généraliser à d’autres exemplaires d’une même catégorie est une tâche cognitivement exigeante qui demande à l’enfant de mettre en place toute une série de processus de déduction. L’enfant monolingue tout-venant s’acquitte parfaitement et rapidement de cette tâche (cf. Figure 9) puisqu’entre deux et cinq ans, il apprendrait 3.500 mots nouveaux par an soit environ un nouveau mot toutes les heures (Carey, 1992). La question qui se pose maintenant est de comprendre comment cela se passe chez l’enfant bilingue.

Les recherches menées sur l’apprentissage du vocabulaire chez l’enfant bilingue se situent sur deux axes particuliers. Le premier axe, qualitatif, aborde les processus d’apprentissage mis en œuvre par les enfants bilingues et le degré de similarité de ces processus avec ce qui est observé chez l’enfant monolingue. On y retrouve des recherches portant sur l’exclusivité mutuelle ou sur l’extraction des propriétés des objets à des fins de généralisation des étiquettes verbales. Le second axe, plus quantitatif, porte sur la croissance du vocabulaire et les facteurs qui modulent cette croissance. Par le biais de différentes questions, nous allons aborder les points majeurs de ces deux axes.

Question 13 : comment les jeunes enfants bilingues gèrent-ils le fait qu’à un même objet peuvent être associées deux étiquettes verbales différentes ?

Cette question renvoie au principe d’exclusivité mutuelle que nous avons présenté ci-dessus. Pour rappel, l’enfant fait l’hypothèse qu’un nouveau nom entendu s’applique à un objet dont il ne connait pas le nom lorsque ce dernier est présenté parmi un ensemble d’objets connus. Ce principe serait déjà présent  à 17 mois chez l’enfant monolingue (Halberda, 2003).

Les enfants élevés dans un milieu bilingue se trouvent dans la situation où deux étiquettes verbales doivent être associées à un même objet. La question qui se pose alors est de savoir si les enfants bilingues utilisent ce principe, et s’ils le font, le font-ils de la même manière que les enfants monolingues ?

C’est la question que Werker et collaborateurs (2009) se sont posée en présentant à des enfants bilingues et monolingues de 12 à 14 mois des tâches d’association d’objets inconnus et de non-mots. Pour plus de clarté dans nos propos, le principe de l’expérience est repris dans la figure suivante :

 

Figure 10 : Tâche d’association d’objet et de non-mots d’après l’expérience de Werker et collaborateurs (2009).

L’objectif principal de l’étude est de déterminer dans quelle mesure les enfants ont appris un lien d’association pertinent entre les objets et les étiquettes verbales qui y sont associées. Selon l’hypothèse des auteurs, si les enfants apprennent effectivement l’association initiale ‘objet – non-mot’, ils seront surpris par l’association inverse proposée dans la phase de test et la regarderont plus intensément que la bonne association qui revêtira un caractère familier pour eux après la phase d’apprentissage. Certes, la tâche est très artificielle. Dans la réalité, un enfant se trouve rarement confronté à ce genre de situation expérimentale même si tout nouvel objet a, au départ, le même statut que l’objet imaginaire représenté ci-dessus et si tout nouveau mot à un statut similaire à un non-mot puisqu’il est inconnu. Quoi qu’il en soit, les résultats de Werker et collaborateurs mettent en évidence que les enfants bilingues, comme les enfants monolingues, développent cette capacité d’association dès quatorze mois ; les enfants monolingues pour une association ‘un non-mot – un objet’ et les bilingues pour une association ‘deux non-mots – un objet’. Il faudra cependant attendre dix-sept mois pour que cette tâche soit réussie par les enfants monolingues lorsque les non-mots utilisés sont très proches phonologiquement (par exemple : ‘nat’ et ‘nap’ ou lieu de ‘nat’ et ‘rox’).

Dans ce cas, le peu d’indices de différenciation fournis par la forme sonore des non-mots justifie un léger décalage dans la réussite de la tâche (qui, pour rappel, est initialement réussie à quatorze mois). En revanche, contre toute attente, les enfants bilingues semblent moins performants dans cette situation que leurs pairs monolingues et ne réussissent la tâche qu’à vingt mois, soit avec trois mois de retard. Est-ce à dire que les enfants élevés dans un milieu bilingue éprouvent plus de difficultés que les enfants monolingues à utiliser des détails phonétiques pour guider l’apprentissage de nouveaux mots et sont moins performants dans la distinction de mots ne se différenciant que par un seul phonème ? Pour répondre à cette question, Mattock et collaborateurs (2010) ont proposé à des enfants de dix-sept mois une tâche de discrimination de non-mots ne se distinguant que par un seul phonème (soit les stimuli commençaient par un ‘g’ – gos – soit par un ‘b’ – bos – ). Les enfants participant à l’expérience étaient répartis en trois groupes : (1) monolingue ‘anglais’, (2) monolingue ‘français’ et (3) bilingue ‘français-anglais’. Les stimuli étaient préalablement enregistrés de telle manière qu’ils soient prononcés ‘à la française’ ou ‘à l’anglaise’. Les résultats mettent clairement en évidence que les enfants monolingues réussissent à discriminer les deux types de stimuli (‘gos’ ou ‘bos’) pour autant qu’ils soient prononcés conformément à la prononciation de leur langue native. Les enfants bilingues, quant à eux, discriminent les deux types de stimuli, quelle que soit la prononciation.

Que conclure de ces expériences ? Tout d’abord, elles montrent que dans une tâche expérimentale les enfants élevés dans un milieu bilingue sont capables dès quatorze mois d’associer de nouvelles étiquettes verbales à de nouveaux objets. Le fait de proposer deux étiquettes verbales pour un seul objet ne les pénalise pas dans le processus d’apprentissage lexical. Ces observations semblent donc montrer que les mécanismes de base permettant l’acquisition du langage se développent au même moment chez les enfants bilingues et monolingues (Werker et al., 2009). Dans un second temps, elles permettent de mettre en évidence que dans des contextes exigeants (comme celui où les étiquettes verbales ne se distinguent que par un seul phonème, autrement dit des paires minimales), l’enfant qu’il soit bilingue ou monolingue peut éprouver des difficultés à effectuer correctement une tâche d’association ‘nouveau mot – nouvel objet’. Cependant, les performances à cette tâche sont meilleures si les mots (ou non-mots) sont produits de manière qu’ils correspondent à ce qu’ils ont l’habitude d’entendre en termes de prononciation. La présentation de stimuli ne correspondant pas aux canevas habituels augmente la charge cognitive et interfère négativement avec les performances. Cette conclusion nous renvoie à la notion de qualité des productions langagières entendues par l’enfant (cf. Chapitre 2) et plus particulièrement à la qualité de natif de l’interlocuteur. Rappelons qu’exposer un enfant à des productions langagières émanant d’une personne non native de la langue est nettement moins efficace pour le développement de celle-ci que lorsque ces productions sont le fait d’une personne native ; ce qu’ont confirmé Place et Hoff (2011) au niveau de la richesse du vocabulaire.

Focus 1 : de la discrimination des langues à la production des premiers mots. Comparer la trajectoire développementale des enfants monolingues et bilingues.

Nous venons d’exposer toute une série d’expériences et de notions théoriques qu’il nous semble important de résumer avant d’aller plus loin. La meilleure manière de procéder est celle de Werker et collaborateurs (2009) qui proposent de confronter graphiquement les grandes étapes développementales des enfants monolingues et bilingues de la naissance à environ deux ans.

 

Figure 11 : Trajectoire développementale de la naissance à la production des premiers mots chez l’enfant monolingue et chez l’enfant bilingue, traduit et adapté de Werker et al. (2009).

Les deux lignes du temps représentées ci-dessus mettent bien en évidence que la trajectoire développementale de l’enfant bilingue est tout à fait comparable à celle de l’enfant monolingue. Les différences se situent à un niveau qualitatif avec :

  • une sensibilité plus longue des enfants bilingues aux indices visuels permettant de différencier les langues ;
  • un léger décalage chez l’enfant bilingue entre la génération des règles phonotactiques de la langue non-dominante par rapport à celles de la langue dominante ;
  • un décalage potentiel chez l’enfant bilingue dans l’association ‘mot-objet’ lorsque les mots concernés sont issus d’une paire minimale (par exemple : pain-bain).

Nous pouvons conclure de ces trajectoires développementales que dans les premiers mois de la vie la confrontation de l’enfant à deux langues ne constitue pas un handicap et ne retarde pas l’apparition des premiers mots.

Question 14 : les mots recouvrent-ils les mêmes réalités dans toutes les langues ? Influence sur l’apprentissage lexical ?

Comme nous l’avons expliqué au début de cette section consacrée au lexique, pour attribuer une étiquette verbale à un objet et généraliser cette étiquette verbale à d’autres exemplaires d’une même catégorie, nous devons repérer les traits pertinents qui font que cet objet est celui-là et pas un autre.

Exemple : un chien et un chat ont toute une série de traits en commun qui permettent de les classer dans la catégorie des animaux et plus précisément dans la catégorie des mammifères domestiques. Ils sont néanmoins différents l’un de l’autre par certaines caractéristiques (ils ne font pas le même bruit, la forme de leur tête n’est pas la même, etc.) qui font qu’on ne peut utiliser l’étiquette ‘chat’ pour désigner un chien et inversement.

Si cela semble évident pour des adultes, cela ne l’est pas toujours pour de jeunes enfants qui, comme nous l’avons vu, peuvent commettre des erreurs d’identification des traits pertinents donnant lieu à des sous- ou des sur-extensions (cf. ci-avant).

Dans le cadre du bilinguisme, la situation est encore plus complexe puisqu’il faut gérer le système de catégorisation de deux langues. Cela peut paraître surprenant en première analyse, car il semblerait évident qu’une chaise reste une chaise quelle que soit la langue. Ce n’est pas forcément le cas et les choses sont, encore une fois, plus complexes qu’il n’y parait. C’est ce que des auteurs comme Linck et collaborateurs (2009) ou Pavlenko et Malt (2011) ont étudié dans le cadre du bilinguisme successif précoce et tardif (à notre connaissance il n’existe pas d’études portant sur le bilinguisme simultané). Si nous abordons ce point ici c’est que, dans les productions quotidiennes, il n’est pas rare que les apprenants d’une L2 ou même les enfants confrontés précocement à une L2 (vers trois ans dans l’étude de Pavlenko & Malt, 2011) utilisent erronément des formes lexicales issues de L1 ou que les formes lexicales choisies en L2 soient influencées par les traits pertinents en L1 ; choix qui ne seraient bien évidemment pas effectués par un locuteur monolingue.

Pour illustrer ce propos, nous allons reprendre l’exemple de Li (2013) sur l’étiquetage de pièces de mobilier que nous appelons en français ‘chaise’, ‘fauteuil’ et ‘sofa’ (ou ‘divan’ selon les variantes régionales).

 

Figure 12 : Dénomination de ‘chaise’, ‘fauteuil’ et ‘sofa’ en français, anglais et chinois d’après Li (2013).

Très schématiquement, en français, les caractéristiques importantes de l’objet sont prioritairement sa taille, sa forme et le matériau (mollesse et coussin) ; en anglais, c’est davantage la taille et la forme qui importeront alors qu’en chinois le critère le plus important sera le matériau. Comme le signale Li (2013), il n’est pas rare que, dans une tâche de dénomination, les apprenants d’une L2 utilisent erronément un mot L1 pour désigner un objet en raison de l’influence de leur L1 dans la sélection des traits pertinents.

Exemple : En français le petit objet rond sphérique utilisé pour jouer au tennis  est appelé ‘balle’ alors que l’objet sphérique utilisé pour jouer au basket ou au football  est appelé ‘ballon’ ;  il en va de même pour l’objet allongé utilisé pour jouer au rugby. En anglais, tous ces objets sont appelés ‘ball’. Outre la taille de l’objet, le fait qu’il soit utilisé pour un sport d’équipe ou non semble être un critère pertinent en français alors qu’il ne l’est pas en anglais. On peut alors comprendre qu’un anglophone natif apprenant le français utilise préférentiellement le mot ‘balle’ plutôt que le mot ‘ballon’.

Cet exemple va tout à fait dans le sens des observations de Malt & Sloman (2003) qui montrent que des personnes apprenant l’anglais en L2 peuvent avoir des patterns de dénomination d’objets usuels différents de ceux de natifs de l’anglais en raison de l’influence de leur L1 sur l’anglais L2.

Dans une étude de 2011 portant sur la dénomination d’objets usuels en russe (L1) et en anglais (L2), Pavlenko et Malt ont  proposé des illustrations de divers contenants (des tasses et des verres) différant par la forme, la hauteur, le volume et le matériau à trois groupes de participants (immigrants russes aux États-Unis) confrontés à l’apprentissage de l’anglais L2 à différents âges : (1) de manière précoce dès trois ans, (2) au début de l’adolescence à douze ans, et (3) au début de l’âge adulte à 23 ans. Le but de cette étude était de voir si l’influence de L1 sur L2 varie en fonction de l’âge d’apprentissage de L2, mais également dans quelle mesure L2 peut influencer L1 en fonction de l’âge du début d’exposition à cette L2. Les résultats de Pavlenko et Malt montrent clairement des influences inter-langues (des influences de L1 sur L2 et inversement) chez tous les participants. Cependant, l’influence de L2 sur L1 varie en fonction de l’âge d’introduction de L2 dans la vie du participant : plus l’apprentissage de L2 est précoce et plus l’effet sur L1 est important. Ces résultats ne sont pas surprenants si on considère que les enfants arrivés très tôt aux États-Unis, et donc confrontés très tôt à l’anglais dans plusieurs domaines de la vie quotidienne, ont développé une pratique telle de cette langue qu’elle est devenue leur langue dominante contrairement aux adultes pour qui le russe reste la langue dominante.

En conclusion, ces études montrent qu’afin de devenir des bilingues performants, les apprenants d’une langue étrangère doivent apprendre à se centrer sur les bons traits afin d’utiliser les noms d’objets de manière adéquate et conforme à ce qui est observé chez les natifs. Elles montrent également que les langues ne sont pas compartimentées et qu’elles peuvent s’influencer l’une l’autre en fonction du degré de pratique qui dépend notamment de l’âge auquel l’apprentissage s’effectue.

Question 15 : les enfants bilingues ont-ils plus ou moins de mots à leur vocabulaire que les enfants monolingues ?

Une question qui revient souvent quand on évoque l’éducation bilingue est celle du nombre de mots connus par les enfants. Dans un article de 2007, Oller et collaborateurs rappellent que nombre de recherches menées dans les années 1980-1990 mettent en évidence un décalage dans la compréhension du vocabulaire entre les enfants bilingues et les monolingues. Parmi les études répertoriées dans cet article, on retiendra celles de Umbel et collaborateurs (1992, 1994) sur des enfants bilingues ‘espagnol-anglais’. Les enfants ont été évalués avec les versions espagnoles et anglaises de l’Échelle de Vocabulaire en Images Peabody de Dunn et collaborateurs (1993) et comparés à des enfants monolingues de chaque langue. Ce test normé, classiquement utilisé dans les évaluations cliniques du langage, mesure l’ampleur du vocabulaire réceptif des enfants par une désignation d’images parmi plusieurs possibilités. Umbel et collaborateurs mettent en évidence que les enfants bilingues ont des scores de vocabulaire inférieurs aux normes de leur groupe d’âge pour chacune des langues testées. Ben-Zeev (1977) avait déjà fait ce même constat sur des enfants bilingues ‘hébreux-anglais’, il expliquait alors ce décalage par la moindre quantité d’exposition des enfants dans chacune des langues comparativement à des enfants monolingues. Oller et collaborateurs (2007) suggèrent, de leur côté, que le déficit apparent de vocabulaire des enfants bilingues par rapport aux monolingues ne serait pas dû à la quantité d’exposition mais plutôt aux circonstances d’apprentissage des mots. L’exemple donné par Oller et collaborateurs que nous allons résumer ci-après est très parlant à cet égard.

Exemple : Prenons le cas d’un enfant parlant le français à la maison et scolarisé en anglais. Si on considère les mots ‘nez’ en français et ‘nose’ en anglais, il est probable qu’ils soient acquis dans les deux langues vu leur pertinence dans les deux contextes : on apprend les parties du corps à la maison, mais également à l’école. L’enfant possèdera donc ce qu’on appelle un « doublet », c’est-à-dire l’équivalent d’un mot dans les deux langues. Il en sera sans doute de même pour le mot ‘mouchoir’ en français et ‘handkerchief’ en anglais. En revanche, si on considère les mots ‘pupitre’ en français et ‘desk’ en anglais, ou encore les mots ‘tableau’ en français et ‘blackboard’ en anglais, il est probable que l’enfant ne connaisse, dans un premier temps, que le mot anglais vu sa pertinence dans le contexte scolaire. On dira alors que l’enfant possède un ‘singlet’, c’est-à-dire le mot dans une seule langue.

Concrètement, les enfants apprennent L1 dans certaines circonstances de vie et L2 dans d’autres, et ce même si en définitive ils finissent par connaître les mots dans les deux langues.

Les conclusions d’Oller et collaborateurs sont confirmées et complétées par Bialystok et collaborateurs (2010) dans une étude menée sur 1.748 enfants bilingues âgés de trois à dix ans. Comme l’équipe d’Oller, celle de Bialystock utilise l’épreuve de vocabulaire en images Peabody normée pour différentes langues et constate que lorsque tous les items sont confondus sans égard au contexte d’apprentissage, les performances des enfants bilingues dans chacune des langues testées sont inférieures à celles de leurs pairs monolingues, et ce quelle que soit la tranche d’âge. En revanche, l’équipe de Bialystock met en évidence qu’en séparant les items relatifs au vocabulaire scolaire et ceux relatifs à la vie à la maison, les performances des enfants bilingues sont tout à fait dans la norme et comparables à celles d’enfants monolingues, et conclut que le fait que la taille du vocabulaire des enfants bilingues soit inférieure dans chacune des langues qu’ils pratiquent n’est ni le signe ni la preuve d’un déficit lexical, mais constitue plutôt une description empirique de la situation de bilinguisme. Ce fait doit être pris en considération lorsqu’on étudie le développement langagier en général de l’enfant bilingue et le développement lexical en particulier.

Mancilla-Martinez et collaborateurs (2011) ajoutent que lorsqu’on prend en considération les deux langues de l’enfant bilingue, la taille globale du vocabulaire est équivalente à celle d’un enfant monolingue. En effet, si nous retournons à la Figure 9 illustrant la chronologie de l’augmentation de la taille du vocabulaire d’un enfant monolingue, nous constatons qu’à deux ans un enfant monolingue a environ 200 mots à son vocabulaire. Pragmatiquement, nous pouvons considérer qu’il en va de même pour l’enfant bilingue : il a en moyenne 200 mots à son vocabulaire, mais … répartis sur deux langues. Dès lors, comparer un enfant bilingue à un enfant monolingue et dire qu’il a moins de vocabulaire dans l’absolu est un non-sens. Il faut comparer des choses comparables et tenir compte du contexte éducatif bilingue et de ses particularités. On peut conclure de cette simple comparaison qu’un enfant bilingue peut avoir un vocabulaire moins important dans une de ses langues à un moment particulier parce qu’il n’a pas encore eu l’occasion d’acquérir certains mots dans le contexte particulier de pratique de cette langue. L’évaluation du langage de l’enfant bilingue ne peut donc être faite que dans ses deux langues en dehors de cette pratique toute comparaison mènera immanquablement à des conclusions erronées.