2.2. Le choix des langues et les stratégies parentales d’éducation bilingue

Les parents effectuent très tôt un choix en termes de type d’éducation bilingue de leur enfant ; choix guidé par des facteurs internes et/ou externes à la famille. Dès lors, plusieurs grandes catégories d’éducation bilingue sont envisageables en fonction de la ou des langues parlées par les parents, celle de la communauté dans laquelle ils vivent et le choix de langue qu’ils font pour les échanges quotidiens avec l’enfant.

Le choix linguistique parental

Les enfants de couples bilingues sont naturellement exposés à deux langues. L’exposition à ces langues peut être relativement équilibrée ou, et cela est relativement fréquent, une langue est davantage présente dans l’environnement de l’enfant (par exemple : lorsqu’un des deux parents parle la langue de la communauté dans laquelle vit la famille – cf. le Tableau 2 ci-avant).

Lorsque les parents font le choix d’une éducation bilingue pour leur enfant, une question fondamentale se pose : quelle(s) langue(s) utiliser au quotidien et selon quelles modalités ? Ce choix relève de ce que King et collaborateurs (2008) appellent la « politique langagière familiale » autrement dit une planification consciente prenant en compte la langue des parents et les buts, attitudes et intentions liés à l’utilisation de la langue au sein de la famille. Concrètement, le choix de la langue peut directement découler :

(1) des pratiques spontanées et de la nature de la langue utilisée entre les parents eux-mêmes dans leurs échanges quotidiens (par exemple : la langue d’un des parents ou une troisième langue commune aux parents) ;

(2) d’un désir explicite de compenser le manque d’exposition dans une des langues parlées à la maison (par exemple : la langue maternelle d’un des parents n’est pas la langue de la communauté linguistique et n’est donc pas parlée en dehors du domicile et/ou du cercle familial) ou encore ;

(3) d’un désir de marquer une identité et une appartenance à une communauté d’origine (par exemple : dans le cadre d’une immigration).

 

Ce choix initial, qui ne relève pas de l’enfant lui-même, aura un impact certain sur son développement bilingue même s’il n’en est pas le seul déterminant.

Les stratégies parentales d’éducation bilingue

Romaine (1999) répertorie six grands types théoriques de configurations éducatives bilingues au sein desquels des déclinaisons peuvent évidemment se faire en fonction de la dynamique familiale.

Lorsque les parents s’interrogent sur le type d’éducation bilingue qu’ils vont donner à leur enfant, plusieurs questions reviennent souvent :

  • Nous sommes un couple bilingue, quelle langue devons-nous parler à notre enfant ?
  • Est-il préférable que chacun d’entre nous parle uniquement sa langue maternelle à l’enfant sans passer d’une langue à l’autre ?
  • Pour nous comprendre, mon conjoint et moi utilisons une autre langue que nos langues maternelles. Est-il préférable de ne pas l’utiliser devant notre enfant ?
Tableau 3 : Les différents grands types d’éducation bilingue (d’après Romaine, 1999).

Répondre à ces questions n’est pas toujours simple. Comme on l’a compris, le bilinguisme est quelque chose de complexe, de dynamique recouvrant des réalités multiples. Dès lors la réponse qu’on fera à une famille n’est pas nécessairement celle qu’on fera à une autre, et ce même si les situations semblent similaires. Nous ne reprendrons pas en détail ici les configurations décrites dans le Tableau 3, nous nous contenterons juste d’attirer l’attention sur le concept « un parent – une langue » souvent conseillé et mis en avant dans les pratiques éducatives bilingues.

Question 1 : la stratégie un parent – une langue est-elle la plus efficace ?

La configuration « un parent – une langue »[1] est souvent appelée « loi de Grammont » en référence au linguiste Maurice Grammont qui, écrivant à Jules Ronjat un des précurseurs de l’étude scientifique du bilinguisme précoce, disait ceci en parlant de la future éducation langagière des enfants de Ronjat : « Il n’y a rien à lui (ndlr : à l’enfant) apprendre ou à lui enseigner. Il suffit que lorsqu’on a quelque chose à lui dire on le lui dise dans l’une des langues qu’on veut qu’il sache. Mais voici le point important : que chaque langue soit représentée par une personne différente. Que vous, par exemple, vous lui parliez toujours français, sa mère allemand. N’intervertissez jamais les rôles. De cette façon, il parlera deux langues sans s’en douter et sans avoir fait aucun effort spécial pour les apprendre ».

Cette stratégie éducative est sans doute la plus connue et la plus recommandée par simple « principe de précaution » pour éviter, et c’est ce que sous-entend l’écrit de Grammont, que l’enfant ne mélange les langues. Dans la réalité, ce principe est très difficile à appliquer de manière stricte. Certains auteurs le décrivent même comme physiquement et émotionnellement très coûteux pour les familles (on verra Barron-Hauwaert, 2011 ; Olmedo, 2005 ou encore Okita, 2002). Par ailleurs, il suppose que l’enfant interagit de manière égale et équivalente avec chacun des parents ce qui, d’une part, est très illusoire et, d’autre part, nie totalement la dynamique communicationnelle familiale. Mais au-delà de ces considérations générales, peut-on démontrer l’efficacité certaine de cette approche éducative ? Auquel cas, il serait sans doute utile d’en respecter scrupuleusement le principe même s’il est fonctionnellement exigeant.

Les études sur ce sujet sont assez peu nombreuses. Les premières remontent au début du XXème siècle quand Ronjat (1913) et Leopold (1939, 1947, 1949a, 1949b) étudiaient le développement langagier de leurs enfants élevés selon le principe « un parent – une langue » recommandé par Maurice Grammont. Ces études, bien que qualitativement très riches au point de vue de la description du développement langagier des enfants concernés, ne nous donnent pas d’indication sur l’efficacité de ce principe dans la population générale. L’étude à grande échelle la plus connue à ce sujet est d’Annick De Houwer (2007). Elle a été menée sur un échantillon de près de 2.000 familles belges flamandes dans lesquelles un des parents au moins s’adressait en néerlandais à l’enfant (langue dominante de la société) et l’autre parent dans une autre langue (langue minoritaire dans la société). Au terme de cette étude, elle constate que 25 % des familles observées n’atteignent pas l’objectif de bilinguisme qu’elles s’étaient fixé, et ce principalement en raison de stimulations insuffisantes dans la langue minoritaire. Ces résultats amènent De Houwer à suggérer que la stratégie « un parent – une langue » ne fournit pas un contexte nécessaire ni même suffisant pour garantir le développement bilingue d’un enfant et que d’autres facteurs vont naturellement peser sur le devenir linguistique de l’enfant.

Les familles étudiées par de Houwer (2007) sont dans une situation assez « classique » de bilinguisme familial : une langue dominante, celle de la société, et une autre minoritaire parlée à la maison. Il existe, bien évidemment, d’autres configurations langagières « langue dominante – langue minoritaire » dans lesquelles le principe « un parent – une langue » peut être d’application. On relèvera plus particulièrement les situations de multilinguisme dans lesquelles les deux parents parlent chacun une langue minoritaire à la maison, la langue dominante de la société étant une troisième langue (on verra la situation 4 illustrée dans le Tableau 3) ainsi que les situations où l’un des parents fait le choix de parler à l’enfant une autre langue que sa langue maternelle et celle de la société (on verra la situation 5 illustrée dans le Tableau 3). Ces deux cas ont notamment été étudiés par Montanari (2009), Quay (2012) ou encore Kennedy et Romo (2013) pour la première et par Nakamura et Quay (2012) pour la seconde. Le point commun entre ces études est qu’aucune d’entre elles ne met en évidence de problème particulier dans l’acquisition de la langue dominante (celle de la société) alors que le degré de maîtrise atteint dans la (les) langue(s) minoritaire(s) est, lui, assez variable. Celui-ci semble notamment lié aux stratégies communicationnelles adoptées par les parents. Ainsi, l’application stricte du principe « un parent – une langue » allant jusqu’à feindre de ne pas comprendre la langue dominante lorsqu’elle est employée par l’enfant, stimule l’utilisation de la langue minoritaire à la maison et favorise le développement d’un bilinguisme actif chez l’enfant. Par contre, l’utilisation de stratégies d’alternance dans lesquelles les parents passent de la langue dominante à la langue minoritaire dans les interactions familiales et acceptent que l’enfant s’exprime principalement dans la langue dominante à la maison est moins propice au développement bilingue de l’enfant (Quay & Montanari, 2016). Notons que dans ce dernier cas de figure, le problème réside moins dans l’alternance des langues qui induirait une confusion des langues chez l’enfant (voir le Chapitre 2 de cet ouvrage et plus particulièrement les sections se rapportant aux capacités de l’enfant à discriminer et différencier les langues en présence) que dans l’utilisation d’une stratégie communicationnelle qui ne favorise pas l’utilisation de la langue minoritaire et en réduit quantitativement l’exposition. Ces dernières données plaident en faveur de l’utilisation du principe « un parent – une langue », non parce que l’alternance des langues chez les parents serait de nature à embrouiller l’enfant, mais bien parce qu’il permet, du moins théoriquement, d’avoir une quantité d’exposition suffisante dans les deux langues pour permettre leur développement harmonieux.


  1. Dans la littérature anglophone cette configuration est désignée par l’acronyme OPOL pour "one-parent one-language".