5.1. L’éveil aux langues et les multimédias

Près de 90 % des enfants en âge préscolaire regardent quotidiennement la télévision ou des enregistrements sur des supports multimédias. Pour plus de 40 % d’entre eux, les séances quotidiennes durent deux heures par jour, voire davantage (Rideout & Hamel, 2006). Dès lors, se poser la question de ce que les enfants peuvent linguistiquement retirer de ces stimulations n’est pas inutile, et ce d’autant plus que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, les enfants ne sont pas totalement passifs durant ces séances. Lorsqu’ils sont accompagnés d’un adulte dans ces activités de visionnage, on peut remarquer qu’ils attirent souvent l’attention de ce dernier sur des éléments de la scène, des objets, voire qu’ils « participent » via des commentaires (Zimmerman et al., 2007 ; Lemish & Rice, 1986). Dans ces conditions, il est théoriquement envisageable que les enfants puissent apprendre certains aspects de leur langue maternelle via ces médias. La question qui se pose alors est la suivante : si tel est le cas, quels sont les aspects du langage que les enfants peuvent effectivement apprendre ?

Si on se réfère à des études déjà anciennes (on verra notamment Rice & Haight, 1986), le langage adressé aux enfants dans les programmes télévisuels s’inspire largement des caractéristiques du langage utilisé par les adultes en général, les parents en particulier, avec les tout jeunes enfants.  Ce langage communément appelé « child directed speech » (CDS – cf. également la notion d’infant directed speech développée dans le Chapitre 3) se distingue des productions habituellement adressées à un interlocuteur tout venant par (1) sa prosodie particulièrement lente et mélodique, (2) une accentuation exagérée des parties les plus importantes de l’énoncé verbal, (3) l’allongement des syllabes finales et (4) de longues pauses entre les phrases (Fernald & Simon, 1984). Au niveau du contenu, on relève de fréquentes répétitions des mots-clés repris dans les descriptions des événements visibles sur l’écran, l’utilisation privilégiée de questions ‘oui-non’. Le rythme de parole est également adapté de telle sorte que les productions n’excèdent pas 111,5 mots par minute, c’est-à-dire le rythme des productions d’une mère lisant une histoire à son enfant (lors d’une conversation entre adultes, environ 200 mots sont produits par minute).

Dans ces conditions, il n’est pas incongru de penser que les supports télévisuels et informatiques pourraient faire de bons « enseignants » du langage. Pour prouver cela, il faudrait comparer les performances langagières d’enfants échangeant avec leurs parents à celles d’enfants privés de tels échanges. On voit tout de suite les limites éthiques d’une telle expérimentation. La seule étude éthiquement acceptable répertoriée dans la littérature est celle de Sachs et collaborateurs (1981). Elle porte sur l’analyse des productions langagières d’un enfant entendant né de parents sourds. Jusqu’à son entrée à l’école maternelle à trois ans huit mois, il a uniquement été exposé à des stimulations orales télévisuelles. Sans entrer dans les détails, l’analyse de ses productions orales met en évidence : une articulation déficitaire, des productions verbales généralement inintelligibles, des productions grammaticales non conformes à la structure de la langue orale et dans lesquelles l’ordre habituel des mots n’était pas respecté, une absence de marques du pluriel ([-s] prononcé en fin de mot), de déclinaisons verbales ([-ed] en fin de verbe pour marquer le passé). Mais ici c’est davantage la conclusion de Sachs et collaborateurs qui nous intéresse : l’enfant n’a pas acquis les conventions phonologiques (production des sons de la langue orale et règles phonotactiques permettant de combiner les sons pour former des mots) et grammaticales de l’anglais par la seule exposition à la télévision.

On l’aura compris, la principale différence entre les émissions télévisuelles (ou médias informatiques) pour enfants et une situation d’échange langagier ‘enfant-adulte’ réside principalement dans le rôle que l’enfant joue lui-même dans la situation. Dans le second cas, celui de l’échange langagier, l’enfant est l’acteur d’un échange qu’il co-construit avec l’adulte. C’est donc ce rôle actif de l’enfant dans l’échange avec un partenaire réel qui fait toute la différence.

Certes, l’exemple repris ci-dessus est sans doute extrême, et peu d’enfants sont totalement privés de stimulations orales pendant les premières années. Cependant, quand on y réfléchit bien, l’enfant décrit par Sachs et collaborateurs n’était pas un enfant désocialisé sans aucune interaction avec ses parents. On peut raisonnablement supposer que cet enfant a été exposé pendant les premières années de sa vie à une stimulation en langue des signes anglaise et que celle-ci constitue davantage sa langue maternelle que l’anglais parlé qui, en toute logique, peut être considéré comme sa seconde langue. Ce qui permet de faire la transition avec la section suivante : un enfant peut-il apprendre, même minimalement, une langue étrangère par le biais de supports télévisuels ou multimédias ? Et dans l’affirmative qu’est-ce qui est réellement appris ?

Question 23 : Est-ce efficace pour apprendre une langue étrangère ?

Si on se base sur le nombre de supports ludiques dans les rayons multimédias des commerces de toutes sortes, il faut croire que cela fonctionne. Depuis plusieurs décennies, faisant suite aux méthodes aux slogans racoleurs de type do it yourself pour adultes, les logiciels et autres applications pour enfants rencontrent un succès grandissant. Ces produits commerciaux utilisent des arguments convaincants : apprendre rapidement une langue en s’amusant et sans effort.  Si, de prime abord, le principe peut sembler intéressant pour familiariser le jeune enfant aux sonorités d’une langue étrangère, il faut bien avouer que personne n’a jamais appris l’anglais en chantant quinze minutes par jour avec une souris ! Pourtant, tous les ingrédients semblent réunis pour favoriser l’apprentissage : les supports sont déjà destinés aux tout petits remplissant ainsi un critère de précocité. De plus, ils sont centrés sur l’apprentissage progressif par le jeu et non sur l’apprentissage de règles linguistiques. Dès lors, partant du principe que pour une langue seconde l’enfant ne part pas de zéro puisqu’il a déjà une certaine maîtrise de sa langue maternelle orale, l’exposition à une langue étrangère via les multimédias peut-elle avoir un intérêt ? Dans l’affirmative quels sont les aspects de la langue qui pourraient être appris ?

Comme nous l’avons déjà souligné, avant l’âge de six mois, le nourrisson est virtuellement capable de discriminer (et de produire) tous les sons appartenant à toutes les langues. C’est ce qu’on appelle la phase de non-spécialisation monolinguale. À partir de six mois, il peut reconnaitre les catégories phonétiques de sa langue maternelle en se basant sur les caractéristiques du discours qui lui est adressé. À neuf mois, il est sensible aux règles de combinaisons des sons de la langue qu’il entend et à douze mois sa capacité de perception phonétique, initialement illimitée, est fortement contrainte par son exposition aux sons de sa langue maternelle. L’exposition exclusive à une langue spécifique semble donc avoir pour conséquence une réduction de la sensibilité de l’enfant aux sons d’une langue étrangère.  Cependant, le fait que le jeune enfant soit capable d’apprendre efficacement une langue seconde ou une langue étrangère au-delà de la première année de vie nous indique une chose, c’est qu’il est possible d’éviter cette perte de sensibilité aux sons autres que ceux de la langue maternelle (cf. Chapitre 3). En d’autres termes, et pour revenir à la question de l’utilité des supports multimédias dans la sensibilisation à une langue étrangère : la simple exposition d’un enfant à une langue, qu’elle soit maternelle ou étrangère, est-elle suffisante pour apprendre le système phonétique de cette langue ?

Patricia Kuhl et collaborateurs (2003) se sont intéressés de près à la question en s’interrogeant sur la durée et le type d’exposition à une langue étrangère nécessaires pour garder ou réactiver une sensibilité.  Dans une série d’études que nous allons brièvement résumer ici, l’équipe de Kuhl a exposé des nourrissons de neuf mois de langue maternelle anglaise à du mandarin pendant douze semaines en faisant varier les conditions d’exposition à la langue : (1) une personne native du mandarin interagit directement avec l’enfant par le biais d’une activité de lecture d’histoire,  (2) l’enfant est placé face à une vidéo d’une personne parlant mandarin et (3) l’enfant est exposé à un enregistrement audio d’une personne parlant mandarin. Les résultats de l’étude montrent clairement qu’une exposition de douze semaines à une langue étrangère est suffisante pour que le jeune enfant puisse discriminer efficacement les sons de cette langue à condition que l’exposition se soit déroulée dans un contexte impliquant une interaction directe avec une personne parlant cette langue. En d’autres mots, la simple exposition à un enregistrement audio ou à la vidéo d’une personne parlant une langue étrangère (même si elle s’adresse de manière claire à l’enfant) ne permet pas à l’enfant d’apprendre efficacement les sons de cette langue.

Les résultats de l’étude de Goldstein et collaborateurs (2003) concernant la production des sons d’une langue vont dans le même sens que ceux de Kuhl. Ils confirment la nécessité d’un feedback social afin de moduler la quantité et la qualité des productions du jeune enfant. Concrètement, Goldstein et collaborateurs ont analysé les productions vocales de nourrissons en interaction avec leur mère. Les productions de cette dernière prenaient deux formes distinctes : (1) elle répondait directement par un sourire ou une caresse aux vocalisations de l’enfant soit (2) elle répondait de manière décalée par rapport aux productions de l’enfant. Au terme de cette étude, il apparait clairement que les enfants qui bénéficient d’une interaction sociale efficace et pertinente en réponse à leurs productions sont ceux qui développent ultérieurement les vocalisations les plus matures, calquées sur le répertoire sonore de l’adulte. Les résultats de ces études vont dans le sens de ceux obtenus antérieurement par Naigles & Mayeux (2001) chez des enfants de maternelle exposés à un programme télévisé visant à stimuler l’apprentissage de leur langue maternelle ou d’une langue étrangère. S’il est vrai que certains mots de vocabulaire spécifique, comme les noms des couleurs, par exemple, peuvent être appris lors d’une exposition télévisuelle, il ressort de l’étude de Naigles et Mayeux que les aspects les plus complexes du langage tels que le système phonétique ou la grammaire ne peuvent pas être acquis via ce mode d’exposition à la langue qu’elle soit native ou étrangère.

Ce qui est crucial dans la présence physique d’une « vraie personne » dans l’apprentissage du langage, ce sont non seulement les indices sociaux fournis par la présence de l’adulte qui donne un cadre de communication, mais également l’information non-verbale délivrée au cours de l’échange. Ainsi, lors d’une activité langagière ‘adulte-enfant’, on remarquera que le regard de l’adulte se pose sur le livre d’images ou sur les jouets qui servent de support à l’interaction. Le jeune enfant, dans un mécanisme d’attention conjointe, suit alors naturellement le regard de l’adulte : ils regardent ensemble l’objet du discours de l’adulte. Ce comportement est essentiel dans l’apprentissage du langage tant il est prédicteur du développement langagier, et plus particulièrement du vocabulaire réceptif (Mundy & Gomes, 1998).

Alors que dire des méthodes d’apprentissage multimédias et autres applications d’apprentissage des langues sur tablette ou ordinateur ? Est-ce un investissement à perte ? Il semble clair que cela ne constitue en tout cas pas une méthode efficace et performante pour apprendre une langue étrangère, et nous aurions même envie d’ajouter : quel que soit l’âge. Cela dit, la conception de ces outils, essentiellement centrés sur l’apprentissage de mots, en fait potentiellement un complément intéressant pour stimuler l’acquisition de nouveaux mots de vocabulaire. Mais, à notre avis, leur utilité s’arrête là. Apprendre à parler une langue (qu’elle soit native ou étrangère) ne se résume pas à l’apprentissage de liste de mots ou d’expressions toutes faites (ce qui est souvent le cas dans les supports destinés aux adultes). Une langue est faite de sons, de règles de combinaisons de ces sons pour construire des mots qui seront ensuite assemblés en phrases qui permettront de communiquer une infinité de significations. Parler une langue, c’est également la pratiquer et… la pratiquer avec un partenaire de communication pour en saisir le fonctionnement et l’utiliser de manière socialement conforme. En la matière d’ailleurs, l’homme ne fait pas exception à ce qui se passe dans d’autres espèces animales. Chez les pinsons ou encore les moineaux, deux espèces d’oiseaux qui communiquent par le chant, l’exposition des oisillons au chant d’un partenaire adulte est nécessaire au développement d’un chant riche, mature et conforme à celui de l’espèce (Immelmann, 1969 ; Baptista & Petrinovich, 1986).

L’interaction sociale joue donc un rôle primordial dans l’apprentissage d’une langue par l’enfant et ce qu’elle soit maternelle ou étrangère. Se passer d’un contact direct avec un interlocuteur non seulement ne garantit pas la sensibilisation à une langue étrangère, mais a fortiori, ne garantit pas non plus son apprentissage, et se révèle en définitive relativement inefficace.