2.1. La quantité et la qualité des interactions langagières

S’interroger sur l’importance de la quantité et de la qualité de l’exposition et des stimulations langagières dans le cadre du bilinguisme précoce, c’est se poser la question de savoir ou plutôt de comprendre pourquoi des différences dans le niveau de maîtrise de certains aspects de la langue sont observées entre enfants bilingues et monolingues sans que cela ne relève d’un retard de développement ou d’une surcharge cognitive induite par le bilinguisme.

La notion de quantité

« Combien de temps dois-je parler quotidiennement à mon enfant en LA et LB pour qu’il les maîtrise ? » est une question qui revient de manière récurrente lorsque des parents interpellent les professionnels du langage au sujet de l’éducation bilingue de leur enfant. Si la question est simple, la réponse ne l’est pas nécessairement tant la notion de quantité est complexe et influencée par différentes variables.

La quantité globale d’exposition à la langue semble jouer un rôle bien plus important dans le développement bilingue de l’enfant qu’elle n’en joue dans le développement monolingue (Montrul, 2008). Elle est cependant difficile à estimer avec précision. Dans les études scientifiques, on relève principalement deux types de mesures de la quantité : (1) les mesures directes résultant d’analyses d’enregistrements ou d’observations menées par les chercheurs et (2) les mesures indirectes issues de comptes rendus ou de questionnaires parentaux (portant notamment sur les pratiques à la maison). Chacun de ces deux types de mesure est insatisfaisant et ne donne qu’une vue partielle de la réalité : les mesures directes sont souvent faites dans un contexte particulier (jeux, interactions pendant le repas, etc.) et sur une courte période ; quant aux mesures indirectes, elles peuvent être empreintes d’une certaine subjectivité. Les deux sont donc nécessaires pour approcher au plus près la réalité des interactions langagières quotidiennes dans une famille. Comme le mentionnaient déjà Comblain et Rondal dans leur ouvrage « Apprendre les langues, où, quand, comment ? » : « la réflexion sur l’importance de la quantité d’input langagier dans la maîtrise de la langue vient de l’observation des différences de maîtrise de certains aspects d’une langue ou d’aspects communs à plusieurs langues d’un groupe d’individus à un autre sans que cela ne puisse être expliqué par des variables cognitives ou linguistiques » (Comblain & Rondal, 2001, p. 74). En d’autres termes, à âge égal, un jeune enfant élevé de manière bilingue a des compétences lexicales et grammaticales différentes en LA et en LB d’un enfant monolingue natif de ces langues sans que cela ne relève de la pathologie, mais plutôt de la quantité d’exposition qu’il reçoit dans chacune de ces langues.

Dans les situations de bilinguisme simultané, la quantité relative d’exposition dans chacune des langues peut permettre de comprendre pourquoi l’enfant a une maîtrise inégale des deux langues auxquelles il est exposé (De Houwer, 2021). Ces différences se marquent de manière assez claire au niveau de la taille du vocabulaire tant réceptif que productif (Unsworth, 2016).

Dans une étude de 2013, Unsworth analyse le développement langagier de 136 enfants et adolescents évoluant dans des milieux sociolinguistiques comparables aux Pays-Bas. Ils étaient exposés depuis la naissance à l’anglais à la maison et au néerlandais (langue dominante de la communauté) en dehors du domicile et à l’école. Unsworth relève une grande variabilité dans le pourcentage d’heures hebdomadaires consacrées au néerlandais (entre 8 % et 93 %). On s’en doutera, ce pourcentage est notamment influencé par l’âge de l’enfant et son niveau de scolarité ; les jeunes enfants gardés à la maison étant davantage exposés à l’anglais que les adolescents scolarisés dans une école néerlandophone et pratiquant des activités extra-scolaires dans cette langue. Pour Unsworth, une telle variation dans le pourcentage d’exposition à chacune des langues, en plus d’expliquer les différences entre enfants bilingues et monolingues dans la vitesse d’acquisition du langage, serait également un facteur explicatif des différences observées entre enfants bilingues. De Houwer (2007, 2009), analysant les interactions langagières dans des 1.899 familles belges (enfants âgés de six à dix ans) vivant dans la région néerlandophone du pays, avait déjà souligné l’importance des pratiques langagières des parents et de la quantité d’exposition à chacune des langues. Dans les familles dont les parents sont tous deux locuteurs d’une langue minoritaire (autre que le néerlandais, langue dominante), elle constate que lorsque les deux parents parlent cette langue à la maison, 97 % des enfants de l’échantillon parlent les deux langues (la langue familiale et la langue dominante de la communauté). Lorsque l’un des parents parle les deux langues à la maison et l’autre uniquement la langue minoritaire, le pourcentage d’enfants parlant les deux langues diminue légèrement à 93 %. Ce pourcentage chute à 73 % lorsqu’un des parents utilise uniquement la langue majoritaire à la maison et l’autre la langue minoritaire. Enfin, lorsqu’un des parents opte pour l’utilisation des deux langues à la maison et le second pour la langue majoritaire, seuls 34 % des enfants choisissent d’utiliser eux-mêmes les deux langues. Le Tableau 2 résume les résultats de De Houwer (2007, 2009).

 

Tableau 2 : Efficacité de l’éducation bilingue en fonction de la quantité d’exposition à la langue dominante et à la langue minoritaire au travers des interactions parents-enfants d’après De Houwer (2007, 2009).​

Comme le souligne Carroll (2017), il est logique de penser que le pourcentage d’exposition à chacune des langues et, principalement, à la langue minoritaire va jouer sur le devenir bilingue de l’enfant, mais comme elle le suggère également, nous ne pouvons pas exclure que le choix de l’enfant de s’exprimer dans une ou deux langues résulte également de sa perception de l’importance relative que les parents accordent à chacune de ces langues ; importance se reflétant dans leurs pratiques langagières.

Les études les plus récentes sur la question de la quantité vont plus loin que la seule considération de l’exposition en liant cette dernière à la quantité de productions (output) de l’enfant. Selon Bohman et collaborateurs (2010), quantités d’expositions et de productions sont de puissants prédicteurs des capacités langagières ultérieures du jeune enfant et influencent différemment les domaines langagiers. La quantité d’exposition est importante pour établir les connaissances langagières initiales et semble être un bon prédicteur au début de l’apprentissage du langage. Elle permet à l’enfant de développer les connaissances lexicales et sémantiques de base. Quant à la quantité de productions de l’enfant, elle est importante pour développer et augmenter ces connaissances initiales. Concrètement, l’enfant entend et emmagasine des mots de vocabulaire et des connaissances sur leur signification (par exemple : ce qui fait qu’une pomme est une pomme et qu’il peut généraliser le mot ‘pomme’ à d’autres exemplaires). Il va ensuite produire ces mots en présence d’un adulte afin de demander quelque chose, d’attirer l’attention, etc. L’adulte va réagir aux productions de l’enfant en les complétant, les modulant et les précisant augmentant ainsi les connaissances initiales de l’enfant et son lexique de base. L’influence de la quantité d’expositions et de productions ne se limite cependant pas aux aspects lexicaux et sémantiques du langage. Leur action combinée va également influencer le développement de la morphosyntaxe, c’est-à-dire de la capacité à combiner les mots en phrases afin d’exprimer des significations complexes, qui émerge vers 18-24 mois (voir Chapitre 3). En effet, pour développer une syntaxe de plus en plus élaborée, il ne suffit pas d’y être simplement exposé, même intensément, mais il faut également la pratiquer de manière régulière et fréquente afin d’obtenir des retours (directs ou indirects) sur sa justesse.

Exemple : lors d’une promenade, un enfant désignant des chevaux dans une prairie dit « Ils sont beaux les chevals ». Le parent, plutôt que de faire une correction directe, reformulera « oui, ils sont très beaux les chevaux ».

La plupart des études portant sur le rôle de l’input parental dans le développement langagier bilingue de l’enfant indiquent donc qu’une exposition importante favorise une acquisition rapide du langage. Comme nous le verrons dans la section suivante lorsque nous aborderons la notion de qualité, l’impact de la quantité d’exposition est modulé par la qualité même des interlocuteurs de l’enfant ainsi que par leur compétence dans les langues-cibles (Unsworth, 2016).

La notion de qualité

Si la quantité globale d’exposition langagière dans chacune des langues est variable d’un enfant bilingue à l’autre, la qualité l’est tout autant (Paradis, 2011). Plusieurs facteurs peuvent contribuer à cette variabilité. On relèvera notamment :

  •  la richesse de l’input langagier lui-même, définie notamment par le nombre de sources (Jia & Fuse, 2007) ;
  •  la variété des interlocuteurs (Place & Hoff, 2011) ;
  •  le type d’activités dans lesquelles la langue est utilisée (Scheele et al., 2010) ;
  •  la variété de langue parlée (Larrañaga & Guijarro-Fuentes, 2012) ;
  •  le fait que les interlocuteurs soient natifs ou non de la langue (Place & Hoff, 2011).

Outre le contenu et la richesse des interactions que nous aborderons plus loin dans ce chapitre, la qualité même des interactions (entendons des rapports interpersonnels) entre les parents et l’enfant joue également un rôle essentiel dans le développement langagier de l’enfant bilingue. La fluctuation d’une famille à l’autre dans la qualité de l’interaction peut en partie expliquer comment dans une configuration bilingue identique, un enfant deviendra un bilingue compétent et l’autre pas. Kielhöfer et Jonkeit (1983) ont étudié ce phénomène dans des configurations « un parent – une langue » (voir plus loin dans ce chapitre) et constaté que le développement du langage de l’enfant bilingue est influencé par le lien émotionnel qui l’unit à chacun de ses parents. En d’autres termes, l’enfant développera plus rapidement et plus facilement la langue parlée par le parent avec lequel le lien émotionnel est le plus fort ou de meilleure qualité.

Dans la même optique, Döpke (1992) a observé le développement linguistique de six enfants élevés dans un milieu bilingue ‘anglais-allemand’ en fonction de la qualité des interactions entretenues avec chacun des parents (toute autre variable comme l’âge et milieu socio-économique étant égale). Au terme de six mois d’observations, Döpke relève des progrès inégaux chez les enfants dans l’acquisition de l’allemand. Deux d’entre eux ont progressé de manière significative en compréhension et production, trois n’ont effectué aucun progrès et même manifesté leur désir de ne plus parler cette langue et le dernier bien qu’ayant progressé en langue allemande souhaitait également ne plus la parler. S’interrogeant sur les raisons qui ont poussé ces enfants à réagir de façon si différente face à l’allemand, Döpke analyse les styles interactionnels des parents, la répartition des langues et des rôles dans la dynamique familiale. Il note ainsi que dans les six cas, la mère parle l’anglais à la maison (langue dominante de la communauté) et le père l’allemand ; la différence entre ces familles résidant seulement dans le style interactionnel du père : dans le cas des enfants ayant progressé ce dernier parlait plus aux enfants que la mère en se centrant davantage sur ces derniers lors des interactions ; dans les autres cas, les interactions avec le père étaient moins nombreuses et/ou beaucoup plus formelles. Ces résultats mettent en évidence l’impact non négligeable que peuvent avoir les parents et la qualité relationnelle sur le degré de bilinguisme de l’enfant et notamment sur l’apprentissage de la langue minoritaire. Ils nous montrent également que la présence de plusieurs langues dans l’environnement de l’enfant ne suffit pas au bilinguisme (on verra la notion de paradoxe bilingue abordée dans le Chapitre 1). La maîtrise de plusieurs langues dépend d’un investissement considérable en temps et en énergie afin de fournir à l’enfant des conditions d’apprentissage idéales et optimales (Comblain & Rondal, 2001).