5.4. L’enseignement bilingue est-il efficace ?

Comme nous l’avons vu dans les sections précédentes, le bilinguisme scolaire concerne en général deux catégories bien distinctes d’élèves : (1) les enfants dont la langue maternelle est la langue dominante de la communauté (par exemple : le cas des élèves apprenant une L2 par immersion) et (2) les enfants dont la langue maternelle est minoritaire dans la communauté (par exemple : les enfants issus de l’immigration). Dès lors, quand on parle d’efficacité de l’enseignement bilingue, il est important de distinguer ces deux situations.

Une des différences fondamentales entre ces deux situations réside dans le fait que, dans le premier cas, les parents des enfants de L1 dominante ont fait le choix délibéré de l’éducation bilingue et choisi la langue seconde à laquelle leur enfant allait être exposé, alors que dans le second cas, celui des enfants de L1 minoritaire, le choix de la L2 est de facto limité à celui de la langue de la communauté d’accueil, autrement dit, la langue dominante.

Le cas de l’immersion scolaire et des élèves de L1 dominante

Avant d’aller plus loin, il est important de distinguer deux concepts souvent confondus quand on parle d’apprentissage scolaire des langues : l’immersion et la submersion. Comme nous l’avons longuement décrit dans la section précédente, l’immersion recouvre une série de pratiques pédagogiques consistant à utiliser une langue étrangère dans un contexte bien précis comme médium d’enseignement. Dans le cas de l’immersion, à l’entame du cursus scolaire, tous les élèves ont la même ignorance de L2 et progressent donc ensemble dans celle-ci. Dans le cas de la submersion, un ou plusieurs élèves intègrent un cursus en L2, langue d’enseignement dont les autres élèves de la classe sont majoritairement natifs. C’est le cas notamment des enfants issus de l’immigration, mais également celui d’enfants francophones qui intègrent des écoles néerlandophones dans la région de Bruxelles ou dans les communes proches de la frontière linguistique.

Tableau 22 : Différences entre immersion contrôlée et submersion telles qu’elles sont pratiquées en Belgique francophone.

Depuis 1965 et les premières expériences d’immersion linguistique menées au Canada avec des élèves de L1 anglaise, les études sur l’efficacité de la pédagogie immersive se sont multipliées, au Canada bien sûr, mais également au Japon, en Espagne, aux États-Unis ou encore en Belgique pour ne citer que ces pays (Paradis, Genesee & Crago, 2021). Elles portent principalement sur le développement du langage oral et écrit en L1 et en L2, ainsi que sur les compétences développées dans les disciplines non linguistiques.

Focus 10 : les compétences orales en L1

Les résultats des études menées dans différents pays montrent que l’introduction d’une L2 via un cursus scolaire ne retarde ni n’impacte le développement de la compréhension et de la production de L1 (on verra notamment Comblain, 1998, 2004 ; Nicolay et al., 2006 ; Cunningham & Graham, 2000  ; Baker, 2014). Dans certains cas, les compétences en L1 peuvent même être supérieures à celles d’élèves scolarisés de manière régulière et totale dans cette L1. Ce constat n’est pas surprenant si on considère que les élèves, bien que totalement ou partiellement immergés dans une L2 durant le temps scolaire, sont exposés à leur L1 à l’extérieur de l’école (famille, amis, médias, etc.). En Belgique, il a cependant dû être également confirmé par des études scientifiques rigoureuses afin de rassurer parents, enseignants et politiques engagés dans la construction des programmes d’immersion. En effet, une des craintes des parents lorsque le projet d’inscrire leur enfant dans un programme immersif se concrétise est celle de l’impact que cela aura sur le développement de la langue maternelle, qui est, rappelons-le, la langue dominante et véhiculaire de la société. Nous nous centrerons, dans cette section, uniquement sur la langue orale. La question de la langue maternelle écrite sera abordée plus loin.

Lorsque le premier programme d’immersion linguistique a été développé à Liège en 1989, cette question a été posée tant par les parents que par les autorités scolaires et politiques. À l’époque, très peu de publications scientifiques portaient sur l’immersion linguistique, ses avantages et ses inconvénients potentiels. Le seul recul que nous avions était celui de Lambert et Tucker (1972), publication en langue anglaise portant sur des enfants anglophones immergés en français. Une question qui était sur toutes les lèvres alors : « et si ce n’était pas la même chose pour des enfants francophones immergés en anglais ? ». À priori, il n’y avait scientifiquement aucune raison de penser que ce serait le cas, mais il fallait le prouver ; ce qui a été fait par Comblain et Rondal (1991). Une cohorte de 25 enfants francophones immergés en anglais a été suivie pendant deux ans et comparée à 25 enfants monolingues francophones. Les compétences phonologiques, lexicales et grammaticales des enfants ont été testées régulièrement. Au terme de deux ans d’immersion anglaise, les phonèmes français produits par les enfants sont restés parfaitement stables tant au point de vue réceptif que productif. Le stock lexical était également équivalent dans les deux groupes d’enfants. Au niveau grammatical, au terme des deux ans d’immersion, on a constaté que les enfants immergés avaient des résultats aux tests supérieurs à ceux des enfants non-immergés, et ce particulièrement pour la compréhension des énoncés complexes telles que les doubles négations particulièrement difficiles à comprendre pour un enfant francophone. Cela peut s’expliquer par un phénomène d’influence inter-langues (cf. Chapitre 3) ; la fréquence d’utilisation de la double négation en anglais ayant potentiellement un effet facilitateur sur la production et la compréhension de cette structure en français.

Enfin, pour clore ce point, on pourrait se demander si le fait de suivre une immersion totale ou partielle joue un rôle dans les performances langagières en L1. Comme nous l’avons vu, les enfants inscrits dans un programme d’immersion précoce totale ne sont exposés à L1 que par le biais de la famille et de l’environnement extrascolaire contrairement aux enfants en immersion partielle qui bénéficient d’un soutien linguistique en langue maternelle au sein de l’établissement scolaire. Aucune école d’immersion totale n’existant en Belgique, les données dont nous disposons à ce sujet sont indirectes et proviennent de recherches menées dans le cadre des expériences d’immersion au Canada (Cziko et al., 1977 ; Genesee, 1978, 1981). Ces différentes études mettent en évidence que, quel que soit le programme d’immersion, les élèves ont des performances équivalentes aux tests de L1 au terme de la scolarité élémentaire. De tels résultats sont confirmés par Bostowick (2001) avec des élèves japonais immergés en langue anglaise. En conclusion de ce point, il apparaît que, pour autant que les enfants soient natifs d’une langue dominante dans la communauté, aucun impact négatif de l’immersion sur leurs compétences langagières en L1 n’est observé et ce quel que soit le type d’immersion pratiqué (Paradis et al., 2021).

 Focus 11 : les compétences orales en L2

Concernant la maîtrise de L2,  les études vont également toutes dans le même sens (on verra notamment Lambert & Tucker, 1972 concernant les résultats de la première expérience canadienne, Comblain, 1998, 2004, pour les résultats de la première expérience belge ou encore Paradis et al. 2021 pour une revue d’études menées au Japon) en mettant en évidence l’efficacité des programmes d’immersion pour l’apprentissage d’une L2. Cependant, si les performances des enfants en immersion sont largement supérieures à celles d’enfants ayant appris une L2 par une méthode plus conventionnelle, il faut garder à l’esprit qu’elles n’égalent pas celles d’enfants natifs de L2 du même âge, et ce même après 11 ou 12 ans de scolarité immersive (Genesee, 2004 ; Lyster, 2007). En effet, au terme de l’immersion, on constate certaines difficultés résiduelles dans la maîtrise des aspects formels de la langue de même que dans la maîtrise des différents registres de la langue (par exemple : variation en fonction du type d’interlocuteur, du degré de familiarité, etc.). Turnbull et collaborateurs (1998) ont analysé les résultats des programmes d’immersion dans la région de Calgary en se rapportant aux compétences communicatives définies par Hymes (1972, reprises et complétées par Canale et Swain, 1982) définissant quatre compétences de base nécessaires pour communiquer efficacement dans une communauté linguistique donnée, à savoir :

Tableau 23 : Compétences communicationnelles des enfants ayant suivi un parcours immersif.
Question 25 : combien de temps faut-il fréquenter l’enseignement bilingue pour qu’il soit efficace ?

Au tout début de ce chapitre, nous avons exposé les problèmes majeurs de l’enseignement traditionnel des langues rendant celui-ci peu efficace. En décrivant les différents types d’éducation bilingue, nous avons montré qu’il est possible de concevoir un enseignement des langues moins traductif et réflexif que celui dispensé via des méthodes pédagogiques conventionnelles. Nous avons également montré qu’il existe des méthodes d’apprentissage plus précoces et plus intensives que celles qui ont cours dans l’enseignement traditionnel monolingue. Cependant, nous n’avons pas encore répondu à une question importante et que beaucoup de parents se posent lorsqu’ils inscrivent leur enfant dans un enseignement immersif : « combien de temps faut-il pour que cela soit efficace ? » ou encore « si j’inscris mon enfant dans un programme d’immersion tardive, cela aura-t-il la même efficacité qu’une immersion précoce ? ». Les questions du temps et de l’intensité sont en fait complexes, et aucune réponse simple ne peut y être apportée d’autant plus que les élèves fréquentant un enseignement immersif précoce sont confrontés bien plut tôt et de manière plus intensive à une L2 que les apprenants traditionnels de telle sorte que les effets de la précocité et ceux de l’intensité d’exposition sont difficilement distinguables.

La plupart des études menées au Canada dans les années 1970-1980 sur les premières expériences d’immersion montrent que  plus l’enseignement immersif est précoce (débutant dès la maternelle), intensif (immersion totale) et long (s’étendant sur toute la durée de la scolarité obligatoire) et plus il est linguistiquement efficace (on verra Weschel et al., 1996 pour une compilation de recherches à ce sujet). Cependant, dans une étude de 1981, Genesee précise et relativise cette affirmation en comparant les performances en français L2 d’enfants anglophones ayant suivi : (1) un programme d’immersion totale précoce depuis la maternelle, (2) un programme d’immersion tardive depuis la 6ème primaire, et (3) un programme d’immersion tardive depuis la 1ère secondaire. Les deux groupes d’immersion tardive avaient été familiarisés au français L2 depuis l’école maternelle à raison de 30 minutes par jour. Des épreuves de compréhension et de production orales et écrites ont été proposées aux trois groupes d’enfants ainsi qu’à des enfants anglophones suivant un enseignement traditionnel du français et à des enfants francophones natifs. Sans surprise, les trois groupes en immersion obtiennent de meilleures performances en français L2 que le groupe anglophone ayant suivi un enseignement traditionnel du français. Ce qui est plus inattendu ce sont les performances des enfants du groupe 3 (immersion tardive en secondaire) qui lors des évaluations faites en 2ème, 3ème et 4ème secondaires ont des performances en français très proches de celles du groupe d’enfants ayant suivi une scolarité en immersion totale précoce. Genesee interprète ces résultats comme étant l’illustration, d’une part, que la notion de période critique n’est pas nécessairement pertinente pour l’apprentissage d’une seconde langue et, d’autre part, que le fait que les enfants plus âgés abordent un enseignement en immersion avec davantage de compétences cognitives, d’expérience scolaire et de maturité n’est pas à négliger dans ce type de méthodologie. Cependant, et comme le soulignait Genesee lui-même, cette étude, ainsi que d’autres ayant mis en avant des résultats similaires, pèchent par la nature même des épreuves proposées aux enfants. Ces dernières visent principalement les connaissances grammaticales et lexicales des enfants pour lesquelles on peut raisonnablement supposer que les élèves les plus âgés feront de rapides progrès. Il aurait été intéressant d’avoir davantage d’informations sur les compétences communicationnelles et sociolinguistiques de ces enfants afin de pouvoir affirmer ou infirmer la totale équivalence des performances. Sans ce type d’étude, il est impossible d’affirmer ou d’infirmer le fait qu’en fin de scolarité secondaire les résultats d’une immersion tardive équivalent à ceux d’une immersion précoce.

Question 26 : commencer à apprendre à lire en L2 peut-il être un frein à l’apprentissage de la lecture en L1 ?

Le principe même de l’immersion scolaire précoce telle qu’illustrée dans les Figures 26 et 27 suppose que l’apprentissage du langage écrit débute par la langue d’enseignement, c’est-à-dire L2 ce qui n’est pas anodin et mérite qu’on s’y attarde.

Depuis la fin des années 1970, de nombreuses recherches ont été menées sur l’acquisition du langage écrit dans le cadre de l’enseignement par immersion. Elles sont principalement motivées par le souci de déterminer les effets potentiels de ce type d’enseignement sur les apprentissages scolaires des enfants.

La plupart des études menées au Québec sur des élèves anglophones fréquentant un enseignement immersif total en français L2 sans soutien scolaire en anglais L1 rapportent, qu’en début de la scolarisation, la connaissance des mots anglais ainsi que la compréhension à la lecture dans cette même langue sont inférieures à ce qui est attendu sur la base du niveau scolaire (Genesee, 1978b ; Swain & Lapkin, 1982). Cependant, dans l’année ou les deux ans qui suivent, les performances rejoignent celles d’enfants monolingues scolarisés en anglais. Ces résultats suggèrent, d’une part, que les habiletés acquises en français L2 peuvent se transférer en anglais L1 et inversement (Genesee & Jared, 2008) et, d’autre part, que les compétences de lecture en L1 peuvent également être influencées par les expériences de lecture faites en dehors de l’école (Romney et al., 1995).

En 2001, Turnbull et collaborateurs ont évalué les compétences en anglais (L1) d’enfants immergés en français (L2). Les épreuves de lecture et d’orthographe utilisées étaient construites sur la base des programmes scolaires et des attentes au terme de la 3ème année primaire (Grade 3 dans le système canadien). Leurs résultats montrent clairement que les performances en anglais écrit (lecture et orthographe) des enfants immergés en français sont équivalentes, voire supérieures, à ce qui est attendu sur la base du niveau scolaire pour un enfant monolingue anglophone. Ces observations sont confirmées par Turnbull et collaborateurs (2003) avec des élèves de 6ème primaire dont les performances en lecture en anglais sont supérieures à celles d’élèves scolarisés dans un enseignement monolingue anglophone traditionnel.

Plus près de nous, des études similaires ont été menées sur des élèves francophones de la région liégeoise fréquentant un enseignement immersif partiel en anglais ou en néerlandais. En 2009, Nicolay et collaborateurs ont réalisé une étude comparative sur 97 enfants fréquentant un enseignement primaire immersif en anglais de type ‘75 %-25 %’ et 96 enfants fréquentant un enseignement monolingue traditionnel. De la 2ème à la 6ème primaire, les performances en lecture et en orthographe des enfants ont été testées avec des épreuves classiques de lecture/écriture de mots et de pseudomots[1] variant sur le degré de convergence de la correspondance ‘graphème-phonème’ dans les deux langues (des graphèmes se lisant de la même manière dans les deux langues, de manière différente ou étant propres à chaque langue). Si les performances en français des enfants de 2ème primaire immergés apprenant à lire et à écrire en anglais sont initialement inférieures à celles des enfants scolarisés en français et apprenant à lire en français, on constate que dès la 3ème primaire les performances en lecture sont équivalentes dans les deux groupes et qu’elles tendent à s’égaliser en orthographe. Les erreurs orthographiques encore présentes concernent principalement les mots dont les phonèmes s’écrivent différemment dans les deux langues (par exemple : ‘bouche’ écrit ‘bush’) et les mots contenant des correspondances ‘phonèmes-graphèmes’ propres au français (par exemple : -eau /o/ de ‘oiseau’). À l’issue de la scolarité primaire, les performances des deux groupes sont équivalentes tant en lecture qu’en orthographe. Au terme de cette étude, Nicolay et collaborateurs concluent que l’apprentissage du langage écrit dans une langue opaque telle que l’anglais n’a pas d’impact négatif à long terme sur l’apprentissage ultérieur du code orthographique en français. Notons que les erreurs résultant de l’utilisation de la correspondance ‘graphème-phonème’ de L2 pour lire en L1 ou inversement disparaissent avec la pratique de la lecture et de l’écriture. Elles s’expliquent probablement par le fait qu’il faut un certain temps à l’enfant pour apprendre et comprendre que les mots qui s’écrivent de la même manière peuvent se prononcer de manière différente.

Exemple : le mot ‘table’ se prononce /tabl/ s’il est lu en français et /teɪbəl/ s’il est lu en anglais.

d’Otreppe de Bouvette (2019) et Stassen (2019) confirment ces conclusions sur des enfants francophones immergés en anglais ou en néerlandais dans un système immersif ‘50 %-50 %’.

Enfin, avant de clore cette question, il est important de noter que les comparaisons faites entre l’immersion précoce totale et l’immersion précoce partielle, d’une part, et l’immersion précoce (débutant en maternelle) et l’immersion décalée (débutant en primaire) d’autre part, ne mettent en évidence aucun avantage en reconnaissance de mots ou en compréhension à la lecture en L1 dans les programmes proposant davantage de temps d’enseignement dans cette L1 (Genesee, 2004). Précisons néanmoins que dans toutes ces études, les élèves étaient appariés sur la base du niveau socio-économique et avaient, selon le principe de l’immersion scolaire, une L1 majoritaire (langue de la communauté de vie). La situation est donc totalement différente de celle des enfants issus de l’immigration de L1 minoritaire scolarisés dans une L2 majoritaire, c’est-à-dire la langue de la communauté de vie (cf. Section 5.4.2.). Cette distinction entre les deux situations permet de comprendre toute la différence qui existe entre des enfants suivant un enseignement par immersion contrôlé en L2 et L1 et les enfants submergés dans un enseignement monolingue uniquement dispensé en L2. Dans le premier cas, l’apprentissage du langage écrit dans une langue majoritaire autre que la langue maternelle, majoritaire elle aussi, ne constitue ni un frein ni un obstacle à celui-ci. Dans le second cas, l’apprentissage du langage écrit dans une langue majoritaire autre que la langue maternelle, elle minoritaire, doit être encadré et accompagné d’une stimulation du langage oral et du langage écrit en L2.

Question 27 : que peut-on dire des performances en lecture dans la langue-cible des enfants scolarisés en immersion ?

Cette question se subdivise en réalité en deux parties :

  1. quelles sont les performances en lecture des élèves immergés dans une L2 comparativement à des élèves recevant un enseignement classique de cette L2 en tant que langue étrangère ?
  2. quelles sont les performances en lecture des élèves immergés en L2 comparativement à des élèves monolingues natifs de cette langue ?

La réponse à la première question est assez claire : quelle que soit la forme d’immersion, totale ou partielle, précoce ou tardive, les élèves fréquentant ce type d’enseignement sont plus performants en reconnaissance de mots et en compréhension à la lecture dans la langue-cible que les élèves fréquentant un enseignement traditionnel des langues étrangères (Genesee & Jared, 2008).

La réponse à la seconde question est un peu plus complexe et nuancée. Un certain nombre de recherches pointent un décalage dans les premières années de l’apprentissage entre les performances en lecture en L2 des enfants immergés et celles des enfants monolingues L2, notamment une moindre indépendance dans le processus et les activités de lecture (Geva & Clifton, 1994) ou encore une difficulté à répondre à des questions de détails sur un texte alors que le sens général est compris (Cashion & Eagan, 1990). Interrogés sur ces difficultés, les élèves de fin de scolarité primaire les attribuent principalement au peu d’opportunités de pratiquer la lecture en L2 en dehors de l’école, mais également à un lexique moins bien fourni dans cette langue (on verra notamment Romney et al., 1995 ou encore Genesee, 1981).

Question 28 : quel est le niveau compétence dans les autres disciplines ?

Comme nous avons pu le constater dans les sections précédentes, les études sur l’efficacité linguistique de la pédagogie immersive sont nombreuses. A contrario, peu d’études portent sur les savoirs disciplinaires (comme les sciences, les mathématiques, la géographie, etc.). La raison, du moins en Belgique francophone, réside sans doute en partie dans le fait que ces savoirs sont sanctionnés par des examens de fin d’année ou de fin de cycle scolaire. En effet, un des principes de base de l’immersion dans notre pays est que les élèves doivent satisfaire aux exigences des évaluations externes certificatives[2]. Ces épreuves sont présentées en français, langue officielle d’enseignement dans les écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles, et ce quelle que soit la discipline évaluée. Il semble logique de considérer, sans autre forme de procédure, que la réussite des épreuves certificatives atteste de la maîtrise de la matière vue en L2 et du transfert des concepts en L1.

Ce raisonnement est sans doute un peu rapide et la question mérite qu’on s’y arrête. C’est ce qu’ont fait Babault et Markey (2011) en étudiant la compréhension d’un cours de sciences physiques portant sur les différents états de l’eau chez des élèves de 5ème primaire inscrits dans un programme d’immersion ‘50 %-50 %’ (français L1 – néerlandais L2) depuis la première primaire. Après un rappel lexical des termes liés aux états de l’eau (par exemple : glace, vapeur) et au passage d’un état à l’autre (par exemple : évaporer, condenser, geler), le cours donné en néerlandais reposait principalement sur des expériences physiques illustrant le passage d’un état à l’autre. Au terme de la leçon, les élèves devaient remplir une fiche récapitulative des expériences et participer à deux entretiens (un en français et l’autre en néerlandais) sur ces mêmes expériences. Si les performances de rappel du contenu des expériences sont semblables chez les élèves immergés en néerlandais et chez les élèves monolingues francophones ayant suivi le cours en français, Babault et Markey relèvent que les scores des élèves immergés sont moins bons que ceux des élèves monolingues lorsqu’il s’agit d’expliquer des phénomènes physiques non directement observables[3] et donc non directement expérimentés. Il semblerait donc que dès lors qu’une médiation linguistique est nécessaire pour comprendre un phénomène non directement visible, les élèves soient en difficulté et peinent à intérioriser les faits présentés en L2 par l’enseignant. Il semblerait néanmoins que les performances des enfants en immersion soient meilleures dans les tâches conceptuelles et linguistiques lorsque celles-ci doivent être restituées en L1. Les auteurs concluent que leurs résultats mettent en évidence qu’à ce stade de la scolarité (pour rappel 5ème primaire soit, 10-11 ans), les élèves s’appuient « encore fortement sur leurs ressources en L1 pour mettre leurs propres mots sur les phénomènes étudiés en classe à travers la L2, les compétences bilingues consistant donc principalement à opérer des chevauchements entre les éléments nouveaux de la leçon en L2 et les savoirs stockés en L1 ». Ils ajoutent « on observe cependant chez un nombre important d’élèves les prémisses de futures représentations sémantiques bilingues caractérisées par l’intégration mentale d’un concept dont le mode d’expression bilingue est clairement admis, mais pas encore acquis par les élèves. L’émergence de ces représentations sémantiques bilingues en puissance, qui pourrait à elle seule justifier l’existence de programmes immersifs, semble toutefois sous-exploitée au regard de son potentiel » (Babault & Markey, 2011, p. 108).

Question 29 : l’immersion scolaire doit-elle être déconseillée dans certaines situations ?

Lorsqu’on pose cette question, on pense plus particulièrement aux élèves issus de l’immigration ou aux enfants potentiellement à risques, c’est-à-dire aux enfants dont on peut raisonnablement penser qu’ils seront confrontés à des échecs scolaires en raison notamment de difficultés généralisées ou de compétences langagières faibles dans la langue d’enseignement. Comme le soulignent Genesee et Jared (2008), il y a des enjeux éthiques majeurs à répondre à cette question. En effet, posée différemment, elle revient à se demander s’il existe des indications empiriques suffisamment solides pour décourager, voire empêcher, l’inscription de certains enfants dans l’enseignement immersif au motif qu’ils seront inévitablement en difficulté ou en échec scolaire. Répondre positivement à cette question reviendrait donc à exclure a priori toute une série d’enfants sans autre forme de procédure, ce qui est moralement inacceptable si on veut éviter une discrimination sur la simple base d’une appartenance sociale ou de compétences présumées inférieures.

Les premières études abordant la question de la pertinence d’inscrire (ou de maintenir) des élèves à besoins spécifiques ou présumés inaptes dans l’enseignement immersif étaient essentiellement basées sur la mesure assez discutable qu’est le quotient intellectuel. Concrètement, des groupes d’enfants immergés et non immergés étaient comparés entre eux sur la base des performances scolaires et du QI (on verra notamment Genesee, 1976a, 1976b). La première conclusion à retenir de ces études est que, quel que soit le programme d’enseignement fréquenté, les enfants dont le QI est le plus faible sont également ceux qui, dans un système scolaire basé sur la performance et le classement, performent le moins bien et sont le plus en difficulté. Au-delà de ce premier constat, les comparaisons les plus intéressantes sont évidemment celles qui confrontent les deux cohortes au niveau de la lecture. Elles montrent que les enfants immergés dont le QI est le plus bas performent au même niveau que leurs pairs non-immergés. En d’autres termes, il ne semble pas que le fait d’être dans un enseignement immersif soit un risque additionnel de difficultés d’apprentissage et de maîtrise de la lecture en L1. Par ailleurs, concernant la lecture en langue d’enseignement (L2), on constate que les enfants immergés ont des performances supérieures à leurs pairs fréquentant un enseignement classique des langues étrangères (Lindholm-Leary & Howard, 2008). Il semble donc que le « simple » fait d’éprouver des difficultés ou une certaine lenteur dans les processus d’apprentissage ne soit pas un critère suffisant pour recommander le retrait ou la non-admission d’un élève dans l’enseignement immersif.

Même si la question des « compétences minimales requises » pour fréquenter un enseignement immersif est un sujet intéressant, peu d’études ont été menées sur ce sujet ; sans doute parce que peu de parents décident d’inscrire leur enfant dans ce type d’enseignement lorsqu’ils constatent des difficultés voire un certain retard dans l’acquisition du langage oral. Margaret Bruck (1978, 1982) est une des premières à s’être penchée sur la question. Après avoir constaté l’équivalence des performances en lecture d’enfants immergés et non immergés présentant tous un déficit de langage oral, elle conclut que présenter ce type de difficulté ne constitue pas un critère d’exclusion de l’enseignement immersif. Il faut cependant noter que dans cette étude, l’identification des difficultés de langage oral chez les élèves n’a pas été faite sur la base d’épreuves standardisées et normées prévues à cet effet, mais sur la base de rapports et d’interviews faits par les enseignants, ce qui ne constitue pas un critère diagnostic objectif et fiable. Quoi qu’il en soit, si nous nous référons à la section 3.6.1 de cet ouvrage, nous avons conclu sur la base d’une littérature plus récente rendant compte d’études méthodologiquement plus robustes que des difficultés de langage oral ne constituaient pas un frein à l’éducation bilingue. Il est néanmoins important de noter que, dans le cas de l’immersion, l’enfant présentant un trouble du langage oral ne se trouve pas, contrairement à ce qui est discuté dans la section 3.6.1, dans une classe homogène entouré d’enfants présentant des difficultés similaires mais qu’il sera en décalage par rapport au reste de la classe.

En 2009, Marjorie Myers a consacré sa thèse de doctorat à étudier les performances en anglais L1 et en espagnol L1 d’enfants diagnostiqués comme à besoins spécifiques fréquentant une immersion réciproque. Elle a évalué sur une période de trois ans les progrès en anglais des enfants tant dans les matières linguistiques (langage oral, lecture, orthographe) que dans les matières non linguistiques (mathématiques, sciences et sciences sociales). Elle a ensuite comparé leurs performances à celles d’élèves à besoins spécifiques scolarisés uniquement en anglais. Ses résultats confirment ceux des études antérieures : les élèves à besoins spécifiques immergés performent de manière similaire à leurs pairs non immergés. En d’autres termes, si les élèves à besoins spécifiques ont des performances inférieures aux élèves tout-venant, l’immersion ne semble en être la cause.

Enfin, en 2014, Thomas et collaborateurs publient les résultats d’une étude longitudinale menée sur cinq ans portant sur le suivi d’enfants présentant un trouble de type dyslexique ou un trouble du langage oral scolarisés en classe immersive réciproque. De nouveau, les élèves à besoins spécifiques scolarisés en immersion ont des résultats supérieurs en lecture et en mathématiques à leurs homologues non immergés. Thomas et collaborateurs attirent cependant l’attention sur la petite taille de l’échantillon qui rend difficile la généralisation des résultats, mais également sur le fait que le développement et la progression scolaires des enfants, qu’ils soient bilingues ou monolingues, dépendent fortement de la qualité de l’environnement d’apprentissage tant scolaire qu’extrascolaire.

Si les recherches qui précèdent mettent majoritairement en évidence l’absence d’impact négatif d’une scolarité en immersion chez les élèves à besoins spécifiques, il n’est pas rare que les parents prennent la décision, par mesure de précaution et sur la base de conseils extérieurs, de réorienter leur enfant vers un enseignement monolingue classique. Il est donc sans doute utile de s’interroger sur l’impact de cette réorientation sur les élèves.  La seule étude que nous avons pu trouver à ce sujet est celle de Bruck (1985). Elle suggère que les élèves retirés de l’immersion en raison de leurs difficultés scolaires manifestent davantage d’attitudes et de comportements négatifs vis-à-vis de l’école que les élèves pour lesquels on a pris la décision de les maintenir dans l’enseignement immersif malgré leurs difficultés.

Pour conclure cette section, nous souhaitons insister sur la question pratique et éthique qui se pose ici. Elle n’est pas réellement de savoir si l’enseignement bilingue sera dans l’absolu un poids supplémentaire pour l’enfant ou s’il faut, au terme de quelques années, le réorienter vers un enseignement classique, mais bien s’il est opportun, étant donné des difficultés cliniquement objectivées, de l’inscrire dans ce type d’enseignement sans que des aménagements raisonnables et des moyens de soutien efficaces ne soient mis en place pour l’aider à pallier ses difficultés. Un élève à besoins spécifiques, qu’il soit scolarisé dans une école monolingue ou bilingue, a besoin d’un soutien actif et d’un accompagnement personnalisé et efficace qui lui permettra de surmonter les difficultés générées par les apprentissages scolaires. Notre système belge est peu performant en la matière. Les notions d’inclusion et d’aménagements raisonnables restent dans beaucoup de cas des vœux pieux. La réalité du terrain n’est que peu adaptée aux élèves en difficulté et ce d’autant plus lorsqu’il s’agit d’un enseignement bilingue. L’enseignement par immersion n’est donc pas une question d’intelligence, mais bien une question de moyens institutionnellement et politiquement mis en place pour en assurer l’accès à tous.

Le cas particulier des élèves de L1 minoritaire ou issus de l’immigration scolarisés dans une L2

La scolarisation des élèves issus de l’immigration par le biais unique de la langue du pays d’accueil est la forme d’éducation la plus pratiquée pour ces enfants (Genesee & Fortune, 2014). Elle représente une forme particulière d’enseignement bilingue puisque les activités scolaires auxquelles ils participent ne sont pas prévues pour être bilingues et ne le sont d’ailleurs pas. Seuls quelques élèves sont dans une situation de bilinguisme alors que la majorité de la classe est dans une situation de monolinguisme.

Le niveau de langage oral dans la langue d’enseignement (L2) des enfants issus de l’immigration est crucial pour aborder les matières scolaires, il ne constitue cependant pas la seule variable pertinente pour assurer le succès scolaire. Au niveau de la famille, les spécificités culturelles de même que le niveau socio-économique doivent être pris en considération. Au niveau de la communauté d’accueil et de l’école, les politiques publiques d’intégration, les pratiques éducatives, mais également les méthodes d’évaluation des acquis ou encore l’attitude des enseignants et des pairs sont autant de variables qui jouent un rôle dans le devenir scolaire des enfants issus de l’immigration.

Le rapport 2021 de l’Organisation de Coopération et de Développement Économiques (OCDE) souligne les inégalités en matière d’éducation et leurs répercussions sur le développement personnel tout au long de la vie. Plus précisément, on peut y lire « Le genre ethnique et le statut au regard de l’immigration sont des aspects déterminants en ce qui concerne la réussite scolaire et les possibilités offertes tout au long de la vie »[4] (OCDE, 2021). Comme le souligne également le rapport, « Les élèves issus de milieux sociaux défavorisés sont moins susceptibles de réussir à l’école ou d’avoir les outils pour accéder à l’apprentissage numérique et peuvent ne pas disposer d’un endroit calme pour travailler chez eux ou de l’aide de leurs parents pour les travaux scolaires. Ils sont moins susceptibles de suivre des études supérieures et des formations. Les élèves issus de l’immigration rencontrent souvent les mêmes difficultés ». Faisant suite à cette affirmation, le rapport reprend, pays par pays, l’indice de réussite des élèves (plus précisément leur niveau de lecture) selon leur origine socio-économique. Sur les 33 pays référencés, la Belgique apparait comme un des plus inégalitaires (en dessous de la moyenne des pays de l’OCDE) après la Turquie, la Hongrie, le Luxembourg, la République Tchèque, la France, la République Slovaque, la Suisse et l’Allemagne. Le pays le plus égalitaire étant le Canada.

Se pencher sur la scolarisation des élèves issus de l’immigration, l’égalité des chances, et par conséquent les moyens mis en place pour l’intégration et le soutien scolaire de ces enfants, est d’autant plus crucial quand on considère l’importance des mouvements migratoires de ces dernières années, principalement dans les pays européens. La Belgique et la France comptent parmi les pays dans lesquels plus de 5 % des élèves âgés de plus de quinze ans sont issus de l’immigration (première et deuxième génération confondues[5]). Si on reprend les statistiques de l’OCDE (2018) relatives aux pourcentages d’enfants scolarisés désavantagés par des facteurs d’ordre socio-économiques et culturels, on peut représenter la situation dans les pays auxquels nous avons fait le plus référence dans cet ouvrage de la manière suivante :

 

Figure 30 : Pourcentages d’élèves parmi ceux se situant dans les 25 % d’élèves les plus défavorisés socio-économiquement et culturellement selon les normes PISA étant issus ou non de l’immigration (d’après les chiffres de l’OCDE, Pisa 2018 Database, Table II.B1.9.1.).

Il est interpelant, bien que non surprenant, de constater que dans notre pays 44 % des enfants issus de l’immigration font partie des 25 % des élèves les plus défavorisés. En France, 48% des élèves issus de l’immigration sont dans cette situation, c’est-à-dire au-dessus de la moyenne des pays de l’OCDE qui est à 38 %. Comme nous le verrons dans les sections suivantes, ce désavantage socio-économique et culturel aura un impact considérable sur les performances scolaires des enfants, et notamment en lecture dont on sait qu’elle est un des médiums les plus importants de l’apprentissage.

Le phénomène d’immigration va de pair avec une grande diversité linguistique et la nécessité pour un grand nombre d’enfants d’apprendre et de maîtriser la langue du pays d’accueil afin de pouvoir progresser dans le système éducatif scolaire. Toujours selon les chiffres de l’OCDE le pourcentage d’élèves ne parlant pas la langue du pays d’accueil à la maison, c’est-à-dire la langue d’enseignement, est variable d’un pays à l’autre et selon que l’élève soit de la première ou de la seconde génération.

Figure 31 : Pourcentages d’élèves issus de l’immigration ne parlant pas la langue d’enseignement à la maison (d’après les chiffres de l’OCDE, PISA 2018 Database, table II.B1.9.2.).

Positionner correctement la situation des élèves issus de l’immigration dans le paysage éducatif global est d’autant plus important que les études internationales montrent sans ambiguïté que ces élèves sont généralement moins performants à l’école que les pairs dont la famille est historiquement native du pays d’accueil (Marks, 2005 ; Mostafa, 2010). Les raisons sont diverses. On notera le niveau d’éducation des parents, parfois plus faible que celui des autres parents, les moindres opportunités d’emploi ou les emplois moins qualifiés des parents impactant les revenus familiaux et donc les moyens pouvant être alloués à des activités extrascolaires (notamment de soutien), ou tout simplement de moindres compétences dans la langue du pays d’accueil. À ces facteurs d’ordre socio-économiques et culturels, s’ajoutent des facteurs motivationnels propres à l’élève lui-même tels que ses aspirations futures ou l’attitude face à la scolarité (Kao & Thompson, 2003).

Question 30 : quelles sont les compétences langagières en L2 nécessaires pour réaliser des apprentissages scolaires ?

Il n’est pas rare que les enfants issus de l’immigration intègrent une école dans le pays d’accueil sans comprendre et/ou parler la langue d’enseignement. Pour certains d’entre eux, le premier contact avec la langue d’enseignement se fait dès qu’ils franchissent la porte de l’école. Cependant, on l’aura compris, la situation de ces élèves scolarisés dans une L2 n’est pas comparable avec celle des élèves inscrits dans un programme d’immersion scolaire. On est ici typiquement dans une situation de submersion dans laquelle l’élève est scolarisée d’emblée totalement dans une L2 sans qu’aucune réflexion pédagogique ne soit réellement menée sur la manière de le prendre en charge. Apprendre la langue d’enseignement tout en progressant efficacement dans les matières scolaires relève donc bien souvent du défi.

Afin de répondre à la question qui nous occupe « quelles sont les compétences langagières en L2 nécessaires pour réaliser des apprentissages scolaires ? », il est utile de revenir sur la distinction faite par Cummins (1979, 2008) entre « basic interpersonal communicative skills » (BICS – représentant les habiletés communicationnelles de base) et « cognitive academic language proficiency » (CALP –  représentant les savoirs langagiers scolaires). Présentée la première fois en 1979 (sur la base de données empiriques, et argumentées théoriquement en 2008), elle a pour objectif d’attirer l’attention des enseignants sur le timing d’acquisition et les défis rencontrés par les jeunes apprenants d’une L2 lorsqu’ils doivent atteindre le niveau scolaire d’enfants dont la langue d’enseignement est également la langue maternelle. Les BICS représentent les compétences langagières pouvant être acquises en un à trois ans (voire un peu plus pour les compétences langagières complexes) grâce à l’exposition régulière et constante au langage oral. Les CALP, quant à elles, représentent les compétences langagières scolaires, telles que la lecture et l’orthographe, nécessitant dans la plupart des cas cinq à sept ans de scolarisation avant que l’apprenant de langue maternelle étrangère ne puisse atteindre le niveau des pairs monolingues. Cette distinction n’est pas totalement acceptée par tout le monde (on verra Scarcella, 2003 qui la considère comme trop simpliste ou encore Macswan, 2000 qui voit dans cette distinction une « théorie du déficit » attribuant les difficultés scolaires des enfants de L1 minoritaire à des compétences de type CALP insuffisamment développées). Elle est cependant utile pour notre propos, car elle a l’avantage de poser clairement les choses.

Si la maîtrise de la langue d’enseignement est importante, elle se distingue, d’une certaine manière, de la « langue scolaire » c’est-à-dire « la langue utilisée  par les enseignants et les élèves dans le but d’acquérir de nouvelles connaissances et de nouveaux savoir-faire… transmettre de nouvelles informations, décrire des idées abstraites et développer la compréhension conceptuelle des élèves » (traduit de Chamot & O’malley, 1987, p. 40). En d’autres termes, le langage scolaire fait référence à un certain type de vocabulaire (spécialisé selon les domaines), de grammaire ou encore de discours associés aux activités d’apprentissage (Paradis et al., 2021). Prenons l’exemple d’un texte en « sciences de la vie » qui pourrait être travaillé en classe :

« Information générale sur l’eau potable » reprise du Manuel Kit scolaire UNICEF (page 82)[6]

Chaque être vivant a besoin d’eau pour vivre. L’eau est notre meilleure amie. Sans eau, il n’y a pas de vie. L’eau est toujours précieuse et nous devons l’utiliser avec précaution et la garder pure. Nous devons à tout moment être attentifs à garder l’eau pure et salubre. L’eau contaminée cause des maladies telles que la diarrhée, la dysenterie, le choléra, la typhoïde, la jaunisse, les vers et dans certains pays, la bilharziose. Ces maladies sont transmises par l’eau. De mauvaises bactéries peuvent contaminer l’eau à son point d’origine ou au moment où nous la prenons, où nous la transportons, où nous la stockons et où nous l’utilisons. Si de mauvaises bactéries ont contaminé l’eau, elle n’est plus salubre.

Dans ce texte, l’enseignant va aborder plusieurs questions en utilisant du vocabulaire technique et spécifique (par exemple : ‘salubre’, ‘typhoïde’, ‘bactérie’, ‘point d’origine’), des tournures de phrases plus ou moins complexes (par exemple : une condition introduite par ‘si’, une phrase complexe reprenant une coordination introduite par ‘ou’ suivie d’une proposition subordonnée introduite par ‘où’). Par ailleurs, comme nous le rappellent Paradis et collaborateurs (2021), chaque matière scolaire a son vocabulaire propre, son mode d’expression et ses exigences linguistiques : les sciences feront davantage appel à un discours basé sur l’expression de conditions, de probabilités ou d’hypothèses ; les mathématiques poseront des problèmes sous forme de questions. La compréhension d’un texte tel que celui repris ci-dessus nécessite la maîtrise de savoir-faire langagiers avancés dans la langue d’enseignement et constitue un défi majeur pour les élèves issus de l’immigration. Contrairement à leurs pairs monolingues fréquentant la même classe, ces enfants sont toujours dans un processus d’acquisition de la langue d’enseignement en même temps qu’ils doivent apprendre à maîtriser le langage scolaire. On estime que cinq à huit ans sont nécessaires pour que les élèves issus de l’immigration puissent atteindre le même niveau d’aisance en langage scolaire que les enfants monolingues (on verra notamment Cummins, 2000 ou Umansky & Reardon, 2014 pour des études menées aux États-Unis). Cependant, comme le souligne the National Academies of Sciences, Engineering, and Medecine (NASEM – citée par Paradis et al., 2021, p. 270), la valeur de ces statistiques ne peut se mesurer que par rapport au contexte d’éducation général des élèves. Toujours selon ces académies, 10 à 45 % des élèves issus de l’immigration en cours d’apprentissage d’une L2 ne possèdent pas une compétence suffisante dans cette langue, même en fin de scolarité primaire, pour gérer des apprentissages scolaires complexes ou abstraits reposant sur des savoir-faire linguistiques sophistiqués (NASEM, 2017).

Il est donc crucial de distinguer la maîtrise sociale et communicationnelle quotidienne de la langue de son usage scolaire. Les exigences des deux situations ne sont pas identiques. Un enfant qui a acquis un niveau conversationnel élémentaire lui permettant de se débrouiller au quotidien oralement en L2 peut ne pas encore avoir atteint un niveau langagier suffisant lui permettant de gérer des tâches scolaires. Ces considérations sont d’autant plus importantes quand on sait que, dans la majorité des pays de l’OCDE, les élèves issus de l’immigration, tant de première que de deuxième génération, ont des performances scolaires inférieures à celles de leurs pairs dont la famille est issue de longue date du pays d’accueil.

 

 

Question 31 : les élèves issus de l’immigration sont-ils davantage susceptibles que les autres de rencontrer des difficultés d’apprentissage du langage écrit en L2 ?

Il est fréquent que les élèves de L1 minoritaire présentent un certain décalage dans la maîtrise écrite de la langue d’enseignement (L2) au cours des premières années de scolarisation comparativement à des élèves dont cette langue est également la langue maternelle (Kieffer, 2008). Plusieurs variables peuvent, comme nous l’avons déjà souligné, favoriser l’acquisition du langage oral et du langage écrit chez les enfants issus de l’immigration parmi lesquelles on notera : le niveau de langage et de lecture en L1 (Cárdenas-Hagan et al., 2007), la durée de scolarisation (Lesaux et al., 2007), la fréquentation d’un enseignement bilingue (Rolstad et al., 2005).

En partant de la distinction CALP – BICS de Cummins, Bonifacci et collaborateurs (2020) ont mené une étude incluant la variable « milieu socio-économique d’origine » comme élément potentiellement explicateur du décalage scolaire observé entre les enfants de L1 minoritaire scolarisés dans une L2 majoritaire et leurs pairs monolingues natifs de cette L2. Pour ce faire, l’équipe de Bonifacci a travaillé avec 58 enfants de 2ème année primaire (CE1) scolarisés en italien. Les performances des enfants de L1 minoritaire (autre que l’italien) à des épreuves de langage écrit étaient comparées à celles de deux groupes d’enfants de langue maternelle italienne. Le premier groupe italophone natif était apparié avec les enfants de L1 minoritaire sur la base du niveau socio-économique, soit un niveau socio-économique bas (la langue native étant dans ce cas la seule différence entre les groupes). Le second groupe était constitué d’enfants italophones de milieu socio-économique élevé (différant donc par la langue et le niveau socio-économique du groupe bilingue). L’hypothèse de travail de Bonifacci et collaborateurs était que si le fait d’être natif d’une L1 minoritaire constitue le déterminant essentiel de l’acquisition du langage écrit alors, les enfants bilingues auraient des performances inférieures à celles des enfants monolingues, et ce indépendamment du niveau socio-économique. Les résultats mettent en évidence une précision et une vitesse de lecture équivalente dans les trois groupes, plaidant en faveur d’une automatisation et d’une maîtrise de la correspondance ‘graphème-phonème’ nécessaires au décodage de l’italien. Par contre, les performances en compréhension à la lecture et en orthographe des enfants issus de l’immigration sont inférieures à celles des deux groupes d’enfants monolingues.

Ces difficultés ne sont cependant pas insurmontables, et avec des activités adaptées de réels progrès sont possibles en un temps raisonnable. C’est ce que Boscarino (2020) a montré  en proposant à des enfants issus de l’immigration scolarisés en Belgique francophone une procédure de stimulation de la lecture et du langage oral. Ses résultats soulignent l’efficacité de ces activités spécifiques et ciblées sur les particularités des élèves de L1 minoritaire, et par conséquent son utilité dans le cadre de leur scolarisation dans une L2 majoritaire.

Ce qui crée le décalage avec les enfants natifs de la langue d’enseignement, ce n’est donc pas le processus de lecture en lui-même, mais bien la compréhension orale, et par extension la compréhension écrite. Ces compétences font partie des BICS identifiés par Cummins et prendraient donc davantage de temps à atteindre un niveau comparable à celui d’un enfant monolingue, mais surtout, elles seraient largement dépendantes du niveau socio-économique des enfants bien plus que de la langue parlée à la maison. Les chiffres repris dans le rapport OCDE de 2018 tendent à confirmer cette conclusion.

Figure 32 : Différentiel en lecture entre les élèves issus de l’immigration et les autres élèves selon que le niveau socio-économique est pris ou non en considération. Le niveau « 0 » représente le point d’équivalence (d’après les chiffres de l’OCDE, PISA 2018 Database, Table II.B1.9.3.).

Ces chiffres, et les études scientifiques que nous venons de résumer mettent en avant que réduire les inégalités sociales et donner aux populations précarisées et/ou issues de l’immigration les moyens d’accéder rapidement à des compétences langagières suffisantes est primordial. Atteindre un niveau de compréhension orale suffisant dans la langue d’enseignement est un élément essentiel pour permettre aux enfants issus de l’immigration d’avoir une lecture suffisamment efficace pour entreprendre les apprentissages scolaires. Or, comme nous l’avons souligné précédemment, 10 à 45 % de ces élèves ne possèdent pas une compétence suffisante en L2 pour gérer des apprentissages scolaires complexes ou abstraits. La solution pour les aider à devenir rapidement performants et s’en sortir dans notre système scolaire n’est en aucun cas de restreindre l’utilisation de la langue maternelle à la maison sous prétexte qu’elle constitue un frein à l’acquisition de la langue d’enseignement. Cette manière de procéder est non seulement violente et discriminatoire pour les familles concernées, mais elle n’a aucun impact sur le développement des savoir-faire sophistiqués de L2 impliqués dans les apprentissages scolaires. Il serait bien plus opportun de mettre en place des dispositifs de soutiens scolaires et extrascolaires qui permettraient d’atteindre plus rapidement les exigences de compréhension du langage oral nécessaires à l’efficacité complète (en ce compris la compréhension) du processus de lecture dont la maîtrise est essentielle pour naviguer dans notre système scolaire et progresser dans les apprentissages.

Question 32 : est-il recommandé pour élèves de langue maternelle minoritaire ou issus de l’immigration de suivre un programme d’immersion scolaire ?

Si nous nous rapportons au Tableau 3 de cet ouvrage relatif aux différentes configurations bilingues illustrées par Suzanne Romaine (1999), nous nous trouvons dans la situation où l’enfant parle à la maison une langue non-dominante sans support de la communauté (la société et l’école).

Exemple :  Nurten est de langue maternelle turque (L1) et la parle quotidiennement à la maison. Elle habite la région de Liège et parle le français (L2) en dehors de la maison. Elle est scolarisée en anglais (L3) dans une école d’immersion.

Dans ce cas, la question majeure qui se pose est de savoir si les enfants dans cette situation vont pouvoir bénéficier, comme ceux de langue maternelle dominante, d’une scolarisation par immersion ou s’ils vont, au contraire, présenter un développement incomplet dans chacune des langues. Les études à ce sujet ont principalement été menées au Canada par Merril Swain et son équipe avec des enfants  vivant dans une communauté anglophone et scolarisés dans en immersion française (on verra notamment Bild & Swain, 1989 ; Swain & Lapkin, 1991). Elles concernent des programmes d’immersion débutant en cours de scolarité primaire.  La conclusion principale de ces études est que les enfants issus de l’immigration qui possèdent déjà un certain savoir-faire dans leur L1 écrite ont de meilleures performances en lecture dans la langue d’immersion, le français (à savoir leur L3), que les élèves anglophones immergés en français ou des enfants issus de l’immigration ne possédant aucune compétence écrite dans leur L1.

Il est clair que les élèves issus de l’immigration inscrits dans un programme d’immersion scolaire n’y arrivent pas par hasard. Loin d’être des enfants présentant des compétences ou des dons spécifiques, ils sont généralement issus de familles bien informées sur la philosophie de cette pédagogie et ayant les moyens (non pas financiers, l’immersion scolaire précoce en Belgique étant soumise, comme toute autre pédagogie particulière mise en œuvre dans l’enseignement obligatoire, au principe de la gratuité de l’enseignement) d’accompagner leur enfant dans ce projet éducatif. Comme nous l’avons déjà précisé plus haut dans ce chapitre, le développement et la progression scolaires des enfants, qu’ils soient bilingues ou monolingues, dépendent fortement de la qualité de l’environnement d’apprentissage tant scolaire qu’extrascolaire. 


  1. Un pseudomot est une stimulation orale ou écrite sans signification construite sur la base des règles de combinaisons des sons ou des lettres dans une langue donnée de telle manière qu’il ressemble à un mot existant.
  2. Certificat d'Études de Base – CEB – destiné aux élèves de fin de scolarité primaire et portant sur le français, les mathématiques et l'éveil. Certificat d'Études du 1er degré – CE1D -  destiné aux élèves de fin de 2ème secondaire et portant sur le français, les mathématiques, les langues modernes et les sciences. Le Certificat d'Enseignement secondaire Supérieur – CESS – destiné aux élèves de fin de 6ème secondaire et portant sur la maîtrise d'une ou plusieurs compétences des disciplines de français et d'histoire. Source : http://enseignement.be/index.php?page=26245&navi=2032
  3. Phénomène observable : l'eau bout lorsqu'on la chauffe – Phénomène non observable : l'air est compressible.
  4. https://www.ei-ie.org/fr/item/25340:le-rapport-de-locde-fonde-sur-les-donnees-souligne-que-les-inegalites-en-matiere-deducation-ont-des-repercussions-tout-au-long-de-la-vie
  5. Un élève issu de l'immigration de première génération est un élève dont les parents ainsi que lui-même sont nés à l'étranger. Un élève issus de l'immigration de deuxième génération est né dans le pays d'accueil alors que ses parents sont nés à l'étranger.
  6. https://www.unicef.org/supply/media/711/file/manuel-du-kit-scolaire.pdf