3.5. L’alternance des codes linguistiques et le mélange des langues ou quand l’enfant passe d’une langue à l’autre

Dans le contexte du bilinguisme, l’alternance des codes ou code-switching et le mélange des langues ou code-mixing sont, selon les auteurs, deux concepts différents. Le premier fait référence à la juxtaposition de deux codes linguistiques/langues dans le contexte d’une conversation ou d’une interaction alors que le mélange des langues renvoie à la présence de mots des deux langues dans une même  phrase  (Yow et al., 2016).

Chez le bilingue, l’alternance des langues peut constituer une stratégie de communication délibérée dont les buts sont divers, par exemple :

  • mettre en évidence un point particulier dans une conversation ou accentuer une idée ; changer de langue attirant immanquablement l’attention de l’interlocuteur ;
  • éviter une rupture de la communication, par exemple, en sélectionnant un mot en LA quand on ne le connait pas en LB ;
  • exprimer une idée de manière plus adéquate ou potentialiser sa mémorisation en utilisant la langue jugée la plus adaptée (par exemple : dans le domaine du management ou des sciences, utiliser des mots en anglais pour signifier des concepts particuliers) ;
  • marquer la distance sociale avec un interlocuteur c’est-à-dire le degré de familiarité ou de non-familiarité ;
  • raconter une conversation dans la langue dans laquelle elle a eu lieu pour rendre compte plus fidèlement des idées ;
  • marquer un changement de thème ou de contexte (par exemple : passer d’une réunion de travail à une conversation privée avec le même interlocuteur) ;
  • exprimer des émotions ou un changement d’humeur.

Ces comportements sont très fréquents chez l’adulte et, la plupart du temps, nous ne les assimilons nullement à une incompétence linguistique voire nous sommes admiratifs devant cette capacité à passer d’une langue à l’autre avec un naturel déconcertant. En revanche, ce même type de comportement chez l’enfant angoisse les parents, alerte les enseignants et appelle à la vigilance. Est-ce un comportement irrationnel ou justifié, c’est ce que nous allons essayer de déterminer dans ce qui suit.

Question 17 : l’alternance et le mélange des langues sont-ils le signe d’un manque de compétence de l’enfant dans chacune de ses langues ?

Dans la littérature scientifique sur le bilinguisme, un grand nombre de recherches porte sur les pratiques de mélange et d’alternance des langues chez l’adulte signalant déjà le fait que ce n’est pas un phénomène propre à l’enfant. Peu de travaux sont cependant menés chez l’enfant.

Historiquement, ces phénomènes étaient considérés chez l’enfant comme un signe de non-maîtrise des langues, voire, de perte de compétence dans une ou les deux langues (on verra notamment Labov, 1972). Cependant la fréquence et la quasi-systématicité du phénomène chez les enfants bilingues mènent à penser que ce n’est pas le cas et que le mélange et l’alternance des langues seraient plutôt le signe d’une certaine compétence grammaticale et pragmatique de l’enfant (on verra notamment Paradis et al., 2000). Selon Genesee (2002), si l’enfant recourt à l’alternance et/ou au mélange des langues c’est qu’il en la compétence tant d’un point de vue strictement langagier que communicatif. Dès lors, plutôt que d’être le signe d’un manque ou d’une perte de compétence dans la ou les langues en jeu, ces pratiques seraient davantage le signe que les enfants sont compétents dans chacune d’entre elles voire qu’ils les maîtrisent de manière équivalente. Ces pratiques seraient donc le signe que le jeune enfant possède déjà des connaissances sur la manière d’utiliser deux langues dans une même phrase ou dans un même échange, et ce même s’il est toujours dans un processus d’acquisition du langage (MacSwan, 2012). Tous les chercheurs ne partagent cependant pas cet optimisme. Notamment parce que beaucoup de travaux menant à ces conclusions sont des études de cas unique difficilement généralisables, et qu’elles sont majoritairement menées sur des cas de bilinguisme simultanés mettant en présence deux langues valorisées par la communauté. Kaufman et Aronoff (1991) suggèrent d’ailleurs que les enfants issus de l’immigration exposés de manière importante à une L2 seraient davantage susceptibles que d’autres enfants bilingues de mélanger les langues dans une même expression signant ainsi la perte progressive de leur L1. Cette position est assez radicale et elle n’est pas partagée par tous. Ainsi, Guiberson et collaborateurs (2006) avancent que ce n’est pas réellement l’alternance ou le mélange des langues qui sont prédictifs de la perte d’une des langues chez ces enfants, mais plutôt la nature des erreurs grammaticales qu’ils commettent.

Revenant au bilinguisme simultané, une des études de groupe les plus récentes sur le phénomène de l’alternance des langues a été menée par Yow et collaborateurs (2016). Elle concerne un groupe de 36 enfants anglophones âgés de 5 ½ ans à 6 ½ ans scolarisés en chinois à Singapour. Plusieurs mesures langagières ont été collectées (richesse du vocabulaire, longueur moyenne des énoncés, nombre d’épisodes d’alternance dans les productions). Les observations menées sur les enfants l’étaient pour parts égales à leur domicile et à l’école. Au terme de l’étude, les auteurs rapportent que la quantité totale d’épisodes d’alternance dans les deux milieux de vie de l’enfant n’impacte négativement aucune des deux langues. Pour eux, la fréquence des épisodes d’alternance à l’école (notamment avec les autres enfants) est fortement liée à la compétence croissante des enfants en chinois, langue peu, voire pas, pratiquée à la maison.

Au terme d’une revue assez exhaustive de la littérature, Paradis et collaborateurs (2021) concluent que l’alternance et le mélange des langues sont des phénomènes non seulement normaux dans le développement langagier de l’enfant bilingue, mais également omniprésents. Ils soulignent également que sans évaluation précise et fouillée des compétences de l’enfant dans les deux langues et sans prise en considération du contexte global de développement, ces phénomènes ne doivent pas être considérés comme l’indice d’un retard ou d’un trouble dans le développement langagier de l’enfant. L’alternance et le mélange des langues ne doivent donc pas être réprimés ou sanctionnés. Ils représentent chez l’enfant, comme chez l’adulte, une adaptation à la situation de communication.