6. Conclusion

Ceci est un carré bleu, mais, si je prends un peu de distance et que je m’éloigne de l’objet que je vois devant moi,…

je vois ceci et cela offre une toute autre perspective !

La boule à facette apparaît comme une métaphore intéressante de ce qu’est le bilinguisme. En décrire un des aspects est insatisfaisant et incomplet.

Cet ouvrage n’avait donc pas l’ambition de parler DU BILINGUISME, mais d’en décrire quelques facettes. Tout autre scientifique aurait pu l’aborder sous un autre angle et cela aurait donné un résultat tout à fait différent. Nous aurions pu choisir de parler du bilinguisme à l’âge adulte, de la mémoire bilingue, du cerveau bilingue, du développement et des particularités cognitives du bilingue, etc. Nous avons choisi quelques facettes, mais pas celles-là. Nous avons choisi de parler du bilinguisme précoce, familial ou non, du bilinguisme scolaire, volontaire ou non, et nous avons principalement axé cet ouvrage sur le développement langagier de l’enfant élevé dans un milieu bilingue. Pourquoi cette approche ? Parce qu’elle permet de répondre à toute une série de questions que se posent les parents, les enseignants, les professionnels du langage. Et puis, lorsqu’on parle de développement, il est logique de commencer par l’enfant.

Le bilinguisme n’est donc pas « un », il est multiple : il peut être simultané ou successif, il peut être équilibré ou non-équilibré, il met en présence des langues qui ont le même statut ou pas aux yeux des gens, il concerne l’oral ou l’écrit, ou les deux,… bref, il est comme une boule à facette !

Cette réalité nous a amenée lors du premier chapitre à proposer plusieurs définitions et conceptions du bilinguisme. Dans cet ouvrage, nous avons choisi de considérer que le bilinguisme se définit par l’utilisation des langues plutôt que par leur connaissance. Concevoir différents types d’utilisation des langues permet d’accepter que ce qui n’est pas la copie conforme d’un usage monolingue d’une langue n’est pas nécessairement le signe d’une non-maîtrise des langues, mais seulement la manifestation d’un « parler bilingue » qui a ses propres caractéristiques.

Dans ce qui suit, nous allons aborder chacune des idées reçues énumérées dans l’introduction. Là aussi, nous aurions pu en choisir d’autres. Cet ouvrage aborde dix idées reçues et pose 32 questions qui, si on y regarde bien, déconstruisent également d’autres idées reçues. Ces idées reçues ne sont donc qu’un prétexte pour aborder bien d’autres points d’intérêt en matière de bilinguisme.

Idée reçue 1 : « Seuls les bilingues simultanés sont de vrais bilingues »

Le bilinguisme simultané selon Grosjean (2015, 2018) est caractéristique d’une utilisation régulière des langues ou, plus précisément, d’une exposition de l’enfant à deux langues dès la naissance à laquelle s’ajoute une utilisation régulière de ces langues pendant la petite enfance. Nulle part dans cette définition il n’est fait mention du fait que l’enfant maîtrise de manière équivalente ses deux langues et de surcroit de la même manière qu’un monolingue.

Plusieurs arguments majeurs peuvent nous amener à déconstruire le mythe du bilingue simultané synonyme de vrai bilingue :

  1. celui du « paradoxe bilingue » énoncé par Petitto et Koverman (2004) : alors qu’exposer un jeune enfant à une seule langue dans un contexte monolingue garantit une compétence monolingue, exposer un enfant à deux langues dès la naissance ne garantit pas le bilinguisme, et encore moins un bilinguisme équilibré qui, en définitive, n’est qu’un idéal que peu de personnes atteignent. Dans la majorité des cas, une langue prend l’ascendant sur l’autre. Par ailleurs, la vitesse de développement des deux langues peut différer sans que ne soit pour autant remise en cause la qualité de bilingue de l’enfant. Bien évidemment, cela impactera, dans un premier temps, le vocabulaire développé dans chacune des langues ; certains mots pouvant être présents en LA uniquement, d’autres en LB et d’autres encore dans les deux langues ;
  2. celui de la complémentarité des langues : les bilingues utilisent leurs langues à des fins et dans des contextes de vies différents. La langue dominante d’un bilingue n’est pas constante, mais peut varier en fonction du contexte de vie. La capacité du jeune enfant bilingue à choisir la langue à utiliser dans un contexte particulier est tout à fait remarquable. Ce choix n’est pas aussi intuitif qu’il y paraît, il dépend d’un grand nombre de facteurs externes que l’enfant doit considérer avant de sélectionner « la » bonne langue. Les enfants élevés dans un milieu bilingue développent très précocement une sensibilité à ces facteurs (Sinka & Schelletter, 1998) ;
  3. les estimations de Pearson et Fernández (1994) qui suggèrent que la majorité des enfants bilingues (environ 80%) sont des bilingues dits séquentiels. Ces statistiques impliquent que le nombre de bilingues séquentiels reste supérieur à celui des bilingues simultanés ;
  4. les données de De Houwer (2009) sur la fréquence d’utilisation des langues chez l’enfant en fonction du mode d’interaction parental (voir section 2.1.1). Elle constate que le pourcentage d’exposition à chacune des langues et, principalement à la langue minoritaire, va jouer sur le devenir bilingue de l’enfant. Et, comme le souligne Carroll (2017), le choix de l’enfant de s’exprimer dans une ou deux langues résultera également de sa perception de l’importance relative que les parents accordent à chacune de ces langues ; ce qui influencera ses pratiques langagières.

En conclusion :

  • Il n’est pas nécessaire d’être bilingue simultané pour être un « vrai bilingue » !
  • Le bilingue parfait, tout comme le monolingue parfait, est un mythe.

 

Idée reçue 2 : « Un bilingue, c’est deux monolingues en une seule et même personne, il maîtrise ses deux langues exactement comme le ferait un monolingue »

Les arguments développés ci-dessus permettent également de déconstruire la seconde idée reçue en y ajoutant d’autres arguments issus des études sur les influences inter-langues développées lorsque nous avons abordé l’hypothèse de la construction par l’enfant de systèmes linguistiques séparés interdépendants. Dans ces conditions, la langue dominante peut influencer l’autre en accélérant ou en retardant le développement de certaines structures. Il se peut également que les deux langues s’influencent mutuellement. Les études développementales décrites dans la section 3.5 mettent en évidence que chez un enfant bilingue simultané, les langues ne se développent ni de manière fusionnée ni de manière totalement compartimentée. Si elles sont en fait bien séparées dès le départ, elles sont en connexion et en interaction. C’est ce que montrent les phénomènes d’influence inter-langues ; phénomènes par nature non présents chez le monolingue. L’influence entre les langues pouvant être bidirectionnelle, l’interdépendance des langues peut être un élément facilitateur considérable dans le développement langagier.

La maîtrise d’une langue, et a fortiori de deux langues, n’est donc pas dichotomique. Elle ne se résume pas à la maîtrise de LA et à celle de LB. C’est d’ailleurs ce que Grosjean voulait dire par sa métaphore du coureur de 400 mètres haies. Le bilingue est un être de communication à part entière chez qui les deux langues interagissent et s’influencent l’une l’autre. La maîtrise des deux langues se situe naturellement sur un continuum et se traduit par différents profils. Si le bilinguisme est multiple, c’est qu’il est également influencé par plusieurs variables extérieures qui déterminent la nature même du bilinguisme.

En conclusion :

Un bilingue n’est pas et ne sera jamais deux monolingues dans la même personne.

 

Idée reçue 3 : « Seule la stratégie ‘un parent – une langue’ est efficace pour que l’enfant devienne un bilingue compétent »

Cette question a été longuement débattue dans le Chapitre 2. Les études que nous avons passées en revue pour analyser cette affirmation mettent clairement en évidence que si la stratégie ‘un parent – une langue’ semble être efficace, elle ne constitue pas la seule manière de devenir un bilingue compétent. Rappelons l’étude de De Houwer (2007) menée sur un échantillon de 2.000 familles belges flamandes dans lesquelles un des parents au moins s’adressait en néerlandais à l’enfant (langue dominante de la société) et l’autre parent dans une autre langue (langue minoritaire dans la société). Au terme de cette étude, elle constate que 25 % des familles observées n’atteignent pas l’objectif de bilinguisme qu’elles s’étaient fixé, et ce principalement en raison d’une exposition insuffisante de l’enfant à la langue minoritaire. Résultats confirmés sur d’autres populations par Montanari (2009), Quay (2012), Kennedy et Romo (2013) ou encore Nakamura et Quay (2012).

Ces résultats suggèrent que, dans le contexte ‘L1 minoritaire-L2 majoritaire’, la stratégie ‘un parent – une langue’ n’est pas la condition nécessaire ni même suffisante pour garantir le développement bilingue d’un enfant, et que d’autres facteurs vont naturellement peser sur le devenir linguistique de l’enfant. Dans ces situations, c’est l’application stricte du principe ‘un parent – une langue’ allant jusqu’à feindre de ne pas comprendre la langue dominante lorsqu’elle est employée par l’enfant, qui stimule le plus efficacement l’utilisation de la langue minoritaire à la maison et favorise le développement d’un bilinguisme actif chez l’enfant. En revanche, l’utilisation de stratégies d’alternance des langues dans lesquelles les parents passent de la langue dominante à la langue minoritaire dans les interactions familiales et acceptent que l’enfant s’exprime principalement dans la langue dominante à la maison est moins propice au développement bilingue de l’enfant. L’utilisation de cette dernière stratégie communicationnelle ne favorise pas l’utilisation de la langue minoritaire et en réduit quantitativement l’exposition.

En conclusion :

Les dernières données plaident en faveur de l’utilisation du principe ‘un parent – une langue’, non parce que l’aternance des langues chez les parents serait de nature à embrouiller l’enfant, mais bien parce qu’il permet, du moins théoriquement, d’avoir une quantité d’exposition langagière suffisante dans les deux langues pour permettre leur développement harmonieux.

Par ailleurs, il faut être particulièrement vigilant lorsqu’une des langues, la langue maternelle de l’enfant, est une langue minoritaire dans une société où une autre langue (qui sera la L2 de l’enfant) est dominante. Dans ce cas, plus que dans tout autre, il faut être attentif à la quantité de stimulations fournies à l’enfant en L1. Il est d’ailleurs souhaitable, dans ces cas particuliers, que seule L1 soit pratiquée à la maison ; L2 étant suffisamment représentée dans la société et la communauté.

 

Idée reçue 4 : « Les enfants bilingues commencent à parler plus tard que les enfants monolingues »

Dans le Chapitre 3 consacré à la comparaison du développement langagier monolingue et bilingue, nous avons abordé plusieurs points qui nous permettent de déconstruire nombre d’idées reçues avec davantage de recul. Une manière de procéder pourrait-être de reprendre les conclusions de chacune des treize questions posées à propos du développement langagier « normal » de l’enfant bilingue et de l’enfant monolingue. Une autre manière est de renvoyer au Focus 1 et au graphique qui l’accompagne. Il résume une vingtaine d’études. Comme nous pouvons le constater, au cours des vingt premiers mois de vie marqués par de nombreuses acquisitions langagières, la trajectoire développementale de l’enfant bilingue se calque de manière stupéfiante sur celle de l’enfant monolingue. Seules quelques différences qualitatives mineures peuvent être mises en évidence, mais à aucun moment elles ne mettent en péril le développement langagier de l’enfant bilingue ou sont génératrices de retard.

Au niveau du développement lexical, on peut balayer d’un revers de la main les affirmations selon lesquelles les enfants bilingues ont un vocabulaire moins étendu et moins varié que les enfants monolingues. En effet, si à deux ans un enfant monolingue a en moyenne 200 mots à son vocabulaire (pour reprendre l’exemple développé à la Question 15), nous pouvons considérer qu’il en va de même pour l’enfant bilingue : il a en moyenne 200 mots à son vocabulaire, mais… répartis sur deux langues. Comparer un enfant bilingue à un enfant monolingue et dire du premier qu’il a moins de vocabulaire dans l’absolu sans tenir compte du contexte éducatif bilingue et de ses particularités est un non-sens.

Au niveau grammatical, comme nous l’avons vu, les choses sont un peu plus complexes, mais elles vont également dans le sens d’un développement comparable chez l’enfant bilingue et chez l’enfant monolingue. À ce niveau, les influences inter-langues sont importantes et déterminent l’allure du développement langagier. Elles peuvent, comme nous l’avons déjà souligné, avoir un effet facilitateur considérable sur le développement langagier bilingue et expliquent pourquoi avec moins d’exposition langagière qu’un monolingue dans chacune des langues, l’enfant bilingue peut acquérir ses deux langues dans le même laps de temps sans décalage substantiel.

En conclusion :

Les enfants élevés de manière bilingue ne commencent pas à parler plus tard que les enfants monolingues. Comme à tous les niveaux et dans tous les domaines, il y a une grande variabilité inter-individuelle tant dans un groupe que dans l’autre. Au terme des cinq premières années de vie nécessaires à l’acquisition des bases du langage oral, l’enfant bilingue et l’enfant monolingue arrivent au même point excepté qu’un des deux est bilingue et l’autre pas. La manière dont ils y arrivent peut qualitativement varier d’un domaine linguistique à l’autre (on verra la discrimination des phonèmes proches – Questions 6 et 9 – l’acquisition des traits sémantiques permettant de construire le lexique et de généraliser les mots acquis à de nouveaux exemplaires d’une même catégorie – Question 14 – mais également la manière de maîtriser certaines structures grammaticales – Question 16 –), dès lors se focaliser sur un seul aspect du développement langagier à un moment donné n’a pas de sens. C’est l’allure globale du développement dans les deux langues qu’il faut regarder.

 

Idée reçue 5 : « Un enfant qui apprend trop tôt deux langues n’en maîtrise finalement aucune des deux et les mélange »

Nous ne nous appesantirons pas longuement sur cette question. Nous l’avons déjà en partie abordée plus haut lorsque nous avons parlé des influences inter-langues et de l’interdépendance. Nous complèterons cependant notre propos en rappelant que l’alternance et le mélange des codes linguistiques chez le bilingue constituent bien plus une stratégie communicationnelle qu’un indice de confusion des langues. Elles seraient d’ailleurs le signe que l’enfant possède les connaissances sur la manière d’utiliser deux langues dans une même phrase ou dans un même échange, et ce même s’il est toujours dans un processus d’acquisition du langage. L’alternance et le mélange des langues font partie intégrante du « parler bilingue » décrit par Grosjean (2015). Comme il le précisait, d’ailleurs, le bilingue communique aussi bien que le monolingue, mais il le fait différemment ; « il a sa propre identité linguistique qui doit être analysée et décrite en tant que telle ».

En conclusion :

Sans une évaluation précise et fouillée dans les deux langues, menée par des professionnels reconnus du développement langagier monolingue et bilingue, on ne peut conclure à une non-maîtrise des langues. C’est seulement à ce prix et dans ces conditions qu’on peut déterminer avec une quasi-certitude que les comportements d’alternance et/ou de mélange des langues constituent l’indice d’un retard ou d’un trouble dans le développement langagier de l’enfant et non une stratégie communicationnelle intentionnelle.  En la matière, l’avis d’un non professionnel n’a pas de droit surtout s’il mène à conseiller l’abandon d’une langue. Dans une grande majorité des cas les épisodes de mélange et/ou d’alternance des langues ne doivent donc pas être réprimés ou sanctionnés. Ils représentent chez l’enfant, comme chez l’adulte, une adaptation à la situation de communication.

 

Idée reçue 6 : « Le bilinguisme peut être la cause de troubles du développement du langage chez l’enfant ou minimalement d’une maîtrise imparfaite des deux langues »

Pour analyser le bien-fondé de cette idée reçue, nous renverrons le lecteur à la section 3.6 de cet ouvrage et plus spécifiquement à la Figure 16 qui représente l’arbre décisionnel du processus d’identification d’un trouble du langage oral tel qu’il est conceptualisé par Dorothy Bishop et collaborateurs (2017). La logique diagnostique illustrée met bien en évidence que le fait d’être non familier avec la langue de l’environnement et compétent dans une autre langue ne constitue pas un critère diagnostique de trouble du langage. Comme le précise également clairement Bishop en faisant référence aux enfants issus de l’immigration, « certains enfants peuvent avoir des besoins linguistiques en classe parce que leur langue maternelle n’est pas la langue utilisée en classe et qu’ils ont été insuffisamment exposés à la langue d’enseignement pour la maîtriser parfaitement. Cela ne doit cependant pas être considéré comme un trouble du langage, sauf s’il est prouvé que l’enfant a également des difficultés dans la langue parlée à la maison ».

En conclusion :

Comparer le développement bilingue et le développement monolingue conduit inévitablement à mettre en évidence des différences qui, si on ne les replace pas dans leur contexte, peuvent facilement être interprétées comme des déficits. Si les trajectoires et les étapes développementales sont globalement identiques entre enfant bilingue et monolingue, des différences qualitatives ne sont pas rares. Le développement langagier d’un enfant bilingue doit être considéré en référence à celui d’autres enfants bilingues confrontés au même type d’éducation plutôt qu’en référence à celui d’un enfant monolingue.

 

Idée reçue 7 : « Quand un enfant bilingue présente des difficultés ou une lenteur dans l’acquisition du langage, il est recommandé de supprimer une langue de son environnement »

Comme nous le soulignions dans la Question 20, ce dilemme est particulièrement important quand un enfant élevé dans un milieu bilingue présente un trouble du langage oral. La question brûle les lèvres de tous les parents : « Faut-il sacrifier une langue ? Et, dans l’affirmative, cette démarche aura-t-elle un impact positif sur le développement du langage de l’enfant ? ». La décision est d’autant plus difficile à prendre qu’elle aura, selon la langue sacrifiée, un impact sur la dynamique et les échanges familiaux. Comme le soulignent Paradis et collaborateurs (2021), cette décision est radicale et a un caractère irrévocable. Par ailleurs, elle peut avoir un coût émotionnel, familial, ethnique ou encore scolaire important pour l’enfant.

En matière de troubles du langage, les conclusions des études actuelles s’éloignent des recommandations faites dans les années 1980-1990 de « supprimer le temps nécessaire une langue de l’environnement de l’enfant ». On est aujourd’hui bien loin de l’hypothèse des effets cumulatifs qui considérait que l’apprentissage simultané de deux langues était propice à l’encombrement cognitif et que les enfants en difficulté étaient doublement désavantagés par rapport à leurs pairs monolingues ne devant gérer qu’une seule langue. Actuellement, il y a peu de données qui confortent cette hypothèse. Les résultats des recherches contemporaines tendent plutôt à montrer que les enfants présentant des difficultés d’acquisition ou de développement du langage oral peuvent devenir bilingues sans coût additionnel et que le bilinguisme n’aggrave ni les déficits langagiers ni les difficultés perceptuelles et cognitives potentiellement associées. La question qui se pose ici n’est donc pas celle de la compétence de l’enfant, mais bien celle de la capacité de notre système éducatif en particulier, et de la société en général, à mettre en place les soutiens nécessaires pour permettre aux enfants en difficulté d’évoluer dans un milieu naturellement bilingue.

En ce qui concerne les cas plus particuliers de difficultés langagières attribuées à la pratique d’une langue minoritaire à la maison, on constate classiquement que chez ces enfants, le décalage linguistique avec les enfants monolingues ne découle pas d’un trouble du développement du langage. Même si la tendance est souvent de recommander de limiter l’usage de la langue minoritaire à la maison (la langue familiale donc !), les données actuelles indiquent plutôt l’importance de maintenir la pratique de cette L1, même dans les cas de troubles du langage et de la communication ; l’objectif étant que l’enfant puisse garder un lien avec la langue d’origine par laquelle passent la majorité des interactions familiales propices au bien-être socio-émotionnel.

En conclusion :

Le bilinguisme ne modifie pas le profil langagier généralement observé dans le cadre d’un trouble du langage et de la communication. Les forces et les faiblesses sont identiques chez les enfants monolingues et bilingues.

Avant de prendre toute décision qui hypothèquerait l’avenir de l’enfant, il est utile de se poser les bonnes questions sur, d’une part, les motivations d’inscrire l’enfant dans un enseignement bilingue et, d’autre part, l’impact que l’abandon forcé d’une langue aura sur l’enfant.

Être natif d’une langue étrangère ou présenter des difficultés de langage ne sont pas des raisons en soi de priver l’enfant d’une éducation bilingue. La décision est à prendre au terme d’une évaluation minutieuse dans les deux langues, en termes de coût-bénéfice pour l’enfant. La question n’étant pas « est-ce qu’il peut le faire ? » mais plutôt : « avons-nous les moyens de l’accompagner ? ».

Comme nous l’avons déjà souligné, le bilinguisme est multi-facettes, pourquoi n’y aurait-il pas une facette pour les enfants « différents » ?

 

Idée reçue 8 : « Les enfants bilingues présentent plus souvent des troubles du langage écrit et sont plus souvent dyslexiques que les enfants monolingues »

Pour répondre à la question du lien entre dyslexie et bilinguisme, il est utile de relire la définition qu’en donne l’International Dyslexia Association (Section 4.4.1) en insistant sur la cause : une origine neurobiologique. C’est également ce que propose le groupe d’expertise de l’Inserm (2007) lorsqu’il souligne, d’une part, que les troubles mis en évidence ne doivent pas être causés par un retard global de développement, une déficience sensorielle ou un environnement défavorable et que, d’autre part, les facteurs causaux sont exclusivement intrinsèques à l’enfant. La dyslexie ne peut donc être attribuée à une cause externe comme le type d’enseignement ou la langue maternelle de l’enfant. Par ailleurs, comme nous l’avons précisé dans la réponse à la Question 22, il n’y a aucune raison objective ni aucune donnée probante dans la littérature scientifique autorisant à conclure que le bilinguisme est un facteur de risque pour les troubles d’acquisition de la lecture ; de la même manière qu’aucune donnée ne permet d’affirmer que les élèves scolarisés dans un système bilingue sont plus à risques ou plus souvent dyslexiques que les élèves scolarisés dans un système monolingue.

Enfin, comme nous l’avons souligné dans la Question 21, il n’existe aucune langue qui génère plus ou moins de dyslexiques qu’une autre. En revanche, il existe des langues dont la structure écrite et le niveau de transparence/opacité complexifient plus ou moins la tâche de l’enfant.

 

En conclusion :

Dans un contexte de bilinguisme, il faut garder à l’esprit que les langues écrites peuvent fonctionner de manière différente. Si les étapes de l’acquisition de la lecture et les facteurs de risques de dyslexie sont universels et identiques, le niveau de complexité structurelle et d’opacité/transparence des langues joue un rôle important dans le processus d’apprentissage. L’enjeu, dans un enseignement bilingue, sera de repérer les élèves réellement à risques afin de pouvoir mettre en place rapidement une prise en charge adaptée.

 

Idée reçue 9 : « Commencer à lire en L2 avant de lire en L1 peut constituer un problème pour les enfants en immersion scolaire ; ils ne liront jamais correctement et auront une mauvaise orthographe »

Si on compare les performances de lecture/orthographe en langue maternelle  des enfants immergés à celles d’enfants monolingues natifs de la langue d’enseignement, on constate généralement un décalage dans les premières années de l’apprentissage ; décalage rapidement comblé durant la scolarité. Les erreurs de lecture/orthographe observées en L1 sont principalement imputables au fait que, dans un premier temps, les enfants immergés utilisent les règles de conversion grapho-phonémiques de L2 ; langue dans laquelle ils ont généralement appris à lire/écrire. La pratique fait que l’enfant va rapidement se référer aux règles de L1 pour lire/écrire dans cette langue et aux règles de L2 pour lire et écrire dans cette autre langue.

Concernant la lecture en L2, les recherches menées depuis les années 1980-1990 au Canada sur des immersions en français et celles menées depuis le début des années 2000 en Belgique sur des immersions en anglais et en néerlandais montrent que, quelle que soit la forme d’immersion, les élèves fréquentant ce type d’enseignement sont plus performants, en reconnaissance de mots et en compréhension à la lecture dans la langue-cible que les élèves fréquentant un enseignement traditionnel des langues étrangères. Cependant, on observe moins d’indépendance dans le processus et les activités de lecture ou encore une difficulté à répondre à des questions de détails sur un texte alors que le sens général est compris. Ces difficultés sont sans doute le résultat d’un manque d’opportunités de pratiquer la lecture en L2 en dehors de l’école et d’un lexique moins bien fourni dans cette langue.

En conclusion :

Tout comme nous l’avions déjà mis en évidence lorsque nous avons abordé le développement du langage oral chez l’enfant bilingue, comparer des enfants immergés et non-immergés à un temps ‘T’ de la scolarité sans contextualiser les apprentissages peut mener à de fausses conclusions. Comme dans tout domaine, dans l’apprentissage du langage écrit, il est désastreux d’étiqueter erronément un enfant comme porteur d’un trouble alors que les différences observées ne sont que le fait des particularités de la méthode pédagogique utilisée. Une fois encore, la prudence est de mise. La contextualisation des erreurs et l’évaluation dans les deux langues restent une fois encore le maître-mot de la démarche diagnostique.

 

Idée reçue 10 : « Le fait de parler une autre langue à la maison que la langue d’enseignement est source d’échec scolaire chez les élèves issus de l’immigration »

Concernant les élèves issus de l’immigration, ce qui crée le décalage avec les enfants natifs de la langue d’enseignement n’est pas le processus de lecture en lui-même (la mise en correspondance de l’oral avec l’écrit) mais bien la compréhension orale, et par extension la compréhension écrite, toutes deux largement dépendantes du niveau socio-économique des enfants bien plus que de la langue parlée à la maison. Comprendre un texte implique : de connaître les mots clés, connaître la version écrite de ces mots afin de pouvoir en retrouver la signification en mémoire, comprendre les structures grammaticales des phrases qui composent le texte, identifier le style de texte et son organisation narrative. Les connaissances lexicales et conceptuelles jouent donc un rôle fondamental dans la compréhension des textes. Posséder un lexique mental organisé et étendu permet au lecteur d’être plus disponible pour organiser son activité de compréhension. Dans le cas de l’immigration, l’influence du milieu socio-culturel et des expériences de vie a un impact considérable sur les performances en lecture.

En conclusion :

Il faut pouvoir faire la part des choses chez les élèves de L1 minoritaire scolarisés dans une L2 majoritaire entre l’influence de pratiques culturelles différentes des nôtres, les difficultés de lecture passagères dues à la non-familiarité avec la langue d’enseignement et de réels troubles d’apprentissage. Ce processus décisionnel complexe exige une bonne connaissance de l’environnement éducationnel de l’enfant et des particularités du développement langagier bilingue.

Le phénomène d’immigration va de pair avec une grande diversité linguistique et la nécessité pour un grand nombre d’enfants d’apprendre et de maîtriser la langue du pays d’accueil afin de pouvoir progresser dans le système éducatif scolaire. Positionner correctement la situation des élèves issus de l’immigration dans le paysage éducatif global est d’autant plus important que les études internationales montrent sans ambiguïté que ces élèves sont généralement moins performants à l’école que les pairs dont la famille est historiquement native du pays d’accueil.

Le problème, on l’aura compris, n’est pas la langue maternelle des enfants, mais bien les moyens que nous mettons en place pour les accompagner efficacement au début de leur scolarité. Organiser une transition douce entre la langue maternelle (tout en préconisant l’utilisation de celle-ci à la maison pour les raisons que nous avons déjà évoquées plus haut) et la langue d’enseignement est bien plus pertinent en matière d’enseignement que de pratiquer une submersion linguistique dont on sait qu’elle n’est pas toujours payante. Ce n’est pas aux familles et aux enfants à choisir entre les langues c’est aux pouvoirs politiques à poser un acte d’inclusion fort.

 

En conclusion de la conclusion

Dans cet ouvrage, nous avons essayé de déconstruire toute une série d’idées reçues, mais pas que cela. Nous avons essayé au travers des ‘Focus’ et des ‘Questions’, de faire prendre conscience au lecteur de la complexité du développement bilingue. Pour en mesurer toutes les dimensions, nous avons effectué des allers-retours entre le développement monolingue et le développement bilingue. Nous espérons qu’au terme de cet ouvrage, le lecteur aura compris que seul le point d’arrivée compte, comparer les étapes individuelles du développement sans les mettre en perspective dans le cadre du développement général et du contexte du bilinguisme est un non-sens :

  • comparer la taille du vocabulaire en français d’un enfant de trois ans éduqué de manière bilingue à celle d’un enfant monolingue francophone et en conclure qu’il connaît moins de mots en général est un non-sens ;
  • comparer les performances en lecture et en orthographe d’un enfant de 3ème primaire immergé dans une L2 et dire qu’il lit moins bien et fait plus de fautes d’orthographe qu’un enfant monolingue francophone et que cela impactera toute sa scolarité est un non-sens ;
  • comparer un enfant issu de l’immigration à un enfant natif de la langue d’enseignement en disant qu’il ne « sait pas lire » sans s’intéresser à son système d’écriture d’origine, à son niveau de langage oral et à son contexte socio-culturel en général est un non-sens.

Nous pourrions ainsi continuer l’énumération des non-sens pendant encore plusieurs pages !

Ce qui a du sens, en revanche, c’est de replacer l’enfant bilingue dans son contexte de vie global, de le comparer à d’autres bilingues dans la même situation et de l’évaluer dans ses deux langues. C’est de cette manière qu’on pourra identifier ce qui relève du développement « normal » de l’enfant et du développement « pathologique ». C’est un défi en soi, mais c’est en connaissant mieux les spécificités du développement bilingue que nous pourrons y arriver.