4.2. Toutes les langues fonctionnent-elles de la même manière ?

Pour comprendre les difficultés auxquelles les enfants peuvent être confrontés lors de l’apprentissage de la lecture bilingue, il est essentiel de rappeler que toutes les langues ne fonctionnent pas de la même manière et, surtout, n’utilisent pas nécessairement les mêmes unités de base. C’est ce que Ziegler et Goswami (2005) vont conceptualiser sous le terme de « granularité de la langue ». Selon ces auteurs, l’apprentissage de la lecture ne peut s’envisager de la même manière selon, d’une part, la langue parlée par le lecteur et, d’autre part, le degré de correspondance entre les unités graphiques et sonores, en d’autres termes le degré de « transparence » de la langue.

Les systèmes d’écriture

On distingue deux grands groupes d’écritures selon qu’elles reposent sur une base logographique ou sur une base phonographique  (Cabrera, 2005). La transcription de l’oral peut se faire à trois niveaux : le morphème, la syllabe et le phonème.

Tableau 12 : Niveaux de transcription de l’oral en fonction du groupe de langues.

Dans les systèmes alphabétiques, le phonème est théoriquement représenté par un seul symbole. Cependant, dans certaines langues comme le français ou l’anglais, un même phonème peut avoir plusieurs représentations écrites (par exemple : /s/ écrit ‘c’ dans citron, ‘s’ dans silence, ‘t’ dans attention) et, inversement, un même graphème peut correspondre à plusieurs phonèmes en fonction notamment des graphèmes auxquels il est associé (par exemple : ‘c’ se dit /k/ dans cacao et /s/ dans citron). Plus la correspondance ‘graphème-phonème’ est forte et plus la langue est dite transparente ; en d’autres termes dans une langue transparente toutes les lettres sont prononcées et tous les sons sont transcrits. Dans le cas contraire, on parlera de langue opaque. Nous reviendrons sur ce concept plus loin dans le chapitre, car il a toute son importance dans l’apprentissage bilingue des systèmes écrits.

Dans les systèmes syllabiques, les symboles correspondent à des syllabes ou à certains aspects de celles-ci. Des symboles diacritiques permettant de modifier le sens de la prononciation du graphème peuvent être utilisés pour représenter les éléments phonémiques de manière plus complète (par exemple : leur accentuation comme dans ‘tē’ cf. Tableau 13 ci-dessous). Dans les systèmes syllabiques comme dans les systèmes alphabétiques transparents, l’apprentissage du décodage se fait de la même manière à savoir par mise en correspondance simple des éléments graphiques avec les éléments sonores.

Dans les systèmes logographiques, les symboles représentent principalement des morphèmes ou des mots entiers plutôt que des consonnes et/ou des voyelles. Ces systèmes sont cognitivement très coûteux pour l’apprenant qui doit mémoriser les milliers de symboles requis pour identifier les mots de base.

Si nous reprenons le Tableau 12 en y intégrant l’exemple concret de transcription du mot ‘table’, on aurait :

  • en chinois : un symbole correspondant au mot entier ;
  • en japonais : une succession de kanas représentant les syllabes du mot ;
  • en français : une succession de graphèmes représentant les phonèmes constitutifs du mot.
Tableau 13 : Exemples d’écritures selon le niveau de transcription de la langue.

Sans d’emblée entrer dans les détails de l’apprentissage bilingue de l’écrit, on se rend aisément compte de la difficulté que peut représenter cette tâche pour l’apprenant qui doit se familiariser avec l’utilisation de deux systèmes différents, fonctionnant selon des logiques différentes.

Transparence et opacité des systèmes alphabétiques

Dans les écritures alphabétiques, les relations entre les unités orales et les unités écrites ne sont pas toujours consistantes, c’est-à-dire systématiques et régulières. L’italien, l’espagnol ou encore l’allemand fonctionnent avec un haut niveau de correspondance entre l’écrit et l’oral. Ce n’est pas le cas pour des langues comme le français et l’anglais connues pour leur grande irrégularité et pour leur manque de transparence. Dans leur ouvrage de 2013 consacré au développement de la lecture, Sprenger-Charolles et Colé soulignent que l’histoire de la langue française et son évolution au cours des siècles peuvent expliquer les problèmes de consistance. La langue orale évolue alors que la langue écrite est plus statique et conservatrice ; certains phonèmes ne pouvant alors être transcrits avec les graphèmes existants dans l’alphabet initial de référence. Ainsi, en français, nous utilisons l’alphabet latin qui comporte 26 lettres. Si nous nous référons à ce qui a été exposé dans le Chapitre 3, le français comporte 36 à 38 phonèmes, on devine rapidement qu’il n’y a pas assez de lettres pour écrire tous les sons à l’aide d’un et d’un seul caractère. Prenons l’exemple des voyelles, si nous nous référons au Tableau 5 du Chapitre 3, nous avons (sans tenir compte des variantes régionales de prononciation) seize voyelles en français alors que notre alphabet ne compte que cinq graphèmes (lettres) représentant des voyelles : ‘a’, ‘e’, ‘i’, ‘o’ et ‘u’.

 

Tableau 14 : Transcription des voyelles orales du français à l’aide de l’alphabet latin.

Comme on le constate, en français, mais c’est également le cas en allemand, en anglais ou en néerlandais, il est nécessaire d’utiliser une combinaison de graphèmes ou d’ajouter un accent sur un d’entre eux pour transcrire certaines voyelles. Plus les variations et les alternatives de transcription sont nombreuses et moins la langue est transparente.

Les langues transparentes peuvent donc être définies comme des langues dans lesquelles les conversions ‘graphème-phonème’ sont extrêmement régulières ; la connaissance des correspondances permet au lecteur de lire tous les mots qu’il rencontrera. De leur côté, les langues opaques sont caractérisées par une irrégularité plus ou moins importante dans les correspondances ‘graphème-phonème’ se manifestant notamment par le fait que le même phonème peut se transcrire de différentes façons ou que le même graphème peut se prononcer de différentes façons. Dans ce cas, l’apprenti lecteur devra apprendre et mémoriser plusieurs relations ‘graphème-phonème’ ainsi que leur contexte d’utilisation.

Dans des langues comme le français et l’anglais, la prise en compte d’unités plus larges et récurrentes, telles que la rime ou le morphème, est nécessaire afin de réduire certaines inconsistances et faciliter la lecture. Dès lors pour lire et écrire en français (ou en anglais), il faut pouvoir décoder et encoder des graphèmes, des rimes, des morphèmes et des mots, et ce même si l’unité de base de la langue reste le phonème.

Tableau 15 : Exemples de transcription du français selon la taille de l’unité.

Avant de clore cette section, il est important de noter que la transparence (ou l’opacité) d’une langue peut varier selon qu’on lit ou qu’on écrit. Ainsi, le français, est une langue assez transparente à la lecture (même si les exemples repris ci-dessus semblent suggérer le contraire), mais nettement plus opaque au niveau de l’écriture. L’anglais, quant à lui, est une langue relativement opaque sur les deux plans.

Comme nous le verrons ultérieurement, la confrontation de deux systèmes transparents, de deux systèmes opaques ou d’un système opaque et d’un transparent dans l’apprentissage de la lecture et de l’écriture bilingues n’est pas anodine et sans conséquences sur l’apprentissage de l’enfant.