1.1. Définir le bilinguisme

Entre connaissance et utilisation

Intuitivement, le bilinguisme, par opposition au monolinguisme, est associé à la connaissance de plus d’une langue. Selon la définition du dictionnaire Larousse, le bilinguisme représente « la situation d’un individu parlant couramment deux langues différentes (bilinguisme individuel) ; situation d’une communauté où se pratiquent couramment deux langues ». Si sur le plan de la seule définition linguistique les choses semblent simples, dans la réalité elles sont beaucoup moins claires. Plusieurs définitions scientifiques co-existent, posant ainsi toute la complexité de la question et du concept.

Hoffmann (1991) classe ces définitions du bilinguisme selon deux perspectives. La première consiste à considérer le bilingue comme une personne capable de parler deux langues avec le même degré de fluence dans toutes les situations ; position historiquement tenue par Bloomfield (1933) et correspondant sans doute à la vision la plus courante de ce qu’est le bilinguisme : « les bilingues ont un haut niveau d’expertise dans les deux langues ». Cette définition se base sur un cadre conceptuel dans lequel la compétence monolingue native constitue la référence pour les deux langues. En d’autres termes, elle suppose que le bilingue utilise ses deux langues comme le ferait un monolingue natif. Cette vision du bilinguisme, très restrictive, est liée à une autre notion très discutable qui est celle du « bilingue parfait » supposant un équilibre parfait entre la maîtrise des deux langues, elles-mêmes parfaitement maîtrisées. Cette notion de bilingue parfait est, il faut le souligner, toute aussi illusoire que celle du monolingue parfait ! Dans les faits, les personnes bilingues ont une connaissance différente de chacune des langues qu’ils utilisent (Cook, 2003) et ne peuvent être réduites à deux monolingues dans une même personne (Grosjean, 1998, 2015).

Hoffmann écrira d’ailleurs que « Pour une grande majorité de bilingues, la ‘compétence bilingue’ ne se mesure pas en référence aux standards de la compétence monolingue »[1] (Hoffmann, 1991, p. 23). La seconde conception, plus large, correspond à la vision selon laquelle le bilinguisme fait référence à l’utilisation de deux langues dans la vie, et ce quel que soit le niveau de maîtrise de ces langues. C’est la position défendue par Haugen : « Le bilinguisme commence à partir du moment où un locuteur est capable de produire un énoncé complet porteur de sens dans l’autre langue »[2] (Haugen, 1953, p .7).

Dans cette optique, seules quelques connaissances d’une langue étrangère seraient nécessaires à un enfant monolingue pour modifier sa manière de penser et avoir un impact sur son fonctionnement cognitif (par exemple : la conscience qu’un objet peut avoir plusieurs noms ou étiquettes verbales). Dans ce contexte de définitions dites minimalistes[3], Diebold Jr. (1964) développe la notion de « bilinguisme naissant » (incipient bilingualism) qui intègre les personnes ne possédant qu’une connaissance minimale de L2 dans la catégorie des bilingues (par exemple : des touristes connaissant quelques phrases clés dans la langue du pays visité, des personnes utilisant une L2 dans un cadre professionnel restreint, etc.).

Ces définitions opposent l’idée d’une connaissance complète de deux ou plusieurs langues à celle d’une certaine capacité à utiliser une autre langue.  Or, c’est bien là que se situe la question principale. Parler une langue consiste-t-il à la connaître, c’est-à-dire à avoir une idée de la nature et des caractéristiques de la langue, ou à l’utiliser donc à en faire usage dans un but précis ? Si cette distinction peut paraître anecdotique pour le sujet qui nous occupe, elle est pourtant essentielle, car elle revient à poser la question de déterminer la quantité et le type de connaissances langagières nécessaires pour être considéré comme bilingue.

Exemple : Je connais la règle grammaticale du néerlandais, consistant à rejeter le verbe en fin de phrase lorsqu’une proposition subordonnée est introduite par « dat ». Je connais également les règles permettant de construire des noms composés, les règles du pluriel. Je peux les énoncer, mais cela ne signifie pas que je peux les utiliser et que je suis bilingue.

Dans la suite de cet ouvrage, nous nous positionnerons de manière très claire sur le versant « utilisation de la langue » en adoptant la définition du bilinguisme de Grosjean. « Le bilinguisme est l’utilisation régulière de deux ou plusieurs langues ou dialectes dans la vie quotidienne » (Grosjean, 2015, p. 16). Cette vision des choses en amène une autre qui permet de sortir du carcan de la comparaison bilingue versus monolingue déjà implicitement critiquée par Hoffmann, à savoir : le « parler bilingue ».

Reprenant l’analogie de Grosjean, le bilingue ne peut se réduire à deux monolingues dans une même personne tout comme courir un 400 mètres haies ne se résume pas à une simple combinaison de deux autres disciplines : la course et le saut en hauteur… c’est une discipline à part entière résultant de la combinaison des compétences requises pour courir et des compétences requises pour sauter, l’ensemble formant un tout indissociable qui génère une compétence nouvelle. Il en est de même pour le bilingue. Ce n’est pas une personne qui parle la langue A et la langue B, mais c’est un être de communication à part entière chez qui les deux langues interagissent et s’influencent l’une l’autre. En d’autres termes, le bilingue communique aussi bien que le monolingue, mais il le fait différemment. Il a donc « sa propre identité linguistique qui doit être analysée et décrite en tant que telle » (Grosjean, 2015, p. 33).

Considérer l’utilisation d’une langue plutôt que sa connaissance permet d’élargir la conception que nous avons du bilinguisme et d’accepter de parler non plus de « bilingue » et de « bilinguisme », mais de « bilingues » et de « bilinguismes ». Considérer l’utilisation des langues plutôt que leur connaissance permet également de concevoir différents types d’utilisation des langues et donc d’accepter que ce qui n’est pas la copie conforme d’un usage monolingue d’une langue n’est pas nécessairement le signe d’une non-maîtrise des langues, mais seulement la manifestation d’un « parler bilingue » qui a ses propres caractéristiques.

L’utilisation de deux langues ne se fait pas en tout ou rien. La maîtrise d’une langue, et a fortiori de deux langues, n’est pas dichotomique. Elle se situe naturellement sur un continuum et se traduit par différents profils. Si le bilinguisme est multiple, c’est qu’il est également influencé par plusieurs variables extérieures qui déterminent la nature même du bilinguisme. Nous y reviendrons plus longuement dans le Chapitre 2 consacré aux facteurs influençant le développement bilingue de l’enfant.

Entre compréhension et production

Dans leur ouvrage « Foundations of bilingual education and bilingualism », Baker et Wright (2017) posent la question suivante : plutôt que de demander à une personne, si elle est bilingue, ne devrions-nous pas préciser : dans quelle compétence particulière êtes-vous bilingue ? En effet, la compétence langagière n’étant pas monolithique, la compétence bilingue peut se décliner de manière variable selon deux dimensions particulières :

  1. oral (écouter et parler) vs écrit (lire et écrire) ;
  2. réception ou compréhension (écouter et lire) vs production (parler et écrire).

Situer un individu pour chacune de ses deux langues sur chacune de ces dimensions permet d’appréhender la complexité du bilinguisme et la multiplicité des réalités puisque sur chacune des dimensions et pour chacune des habiletés de base (parler, écouter, lire et écrire), on peut déplacer un curseur et créer autant de configurations bilingues que de personnes bilingues. Une personne peut être totalement performante dans une LA, mais ne pourra que comprendre et lire une LB alors qu’une autre personne pourra les parler de manière fluente, mais n’en lira et n’en écrira qu’une. Une troisième personne sera, quant à elle, compétente dans toutes les dimensions pour les deux langues. On peut ainsi décliner toutes les possibilités quasi à l’infini.

 

Figure 1 : Illustrations de différents types de bilinguismes selon la compétence des personnes au niveau « oral vs écrit » et « réception (compréhension) vs production ».

Cette manière de concevoir les choses permet d’introduire la notion de bilinguisme passif écartée des définitions du bilinguisme basées sur l’utilisation des langues (cf. section précédente) en considérant, comme représenté dans la figure ci-dessus, qu’on peut comprendre et lire une langue sans pour autant pouvoir l’utiliser activement de manière fonctionnelle. Le bilinguisme représente dès lors une dynamique complexe et une réalité dans laquelle chaque langue peut être plus ou moins développée. Nous reviendrons plus longuement sur cette question dans la section 1.2 de ce chapitre.

Entre simultané et successif

Au-delà du débat « utilisation vs connaissance » et de la distinction « production vs réception », le moment d’introduction d’une seconde langue dans la vie d’une personne (simultanément ou consécutivement à l’acquisition de la première langue) est une question importante dans la définition du bilinguisme et l’appréhension de sa réalité multiple. Une manière assez simple de renvoyer aux notions de bilinguisme simultané et de bilinguisme séquentiel ou successif serait de les représenter de la manière suivante :

 

Figure 2 : Bilinguisme simultané versus bilinguisme successif.

De cette manière :

  • le bilinguisme simultané est caractéristique d’une situation où les deux langues sont présentes dans l’environnement de l’enfant dès la naissance ou dans les mois qui suivent ;
  • le bilinguisme successif (également appelé consécutif ou séquentiel) est caractéristique d’une situation où les deux langues sont présentes successivement dans l’environnement de l’enfant et plus précisément, selon McLaughlin (1978), lorsque L2 est introduite dans l’environnement de l’enfant après l’âge de trois ans.

Comme le lecteur l’aura cependant compris, dans le domaine du bilinguisme, les choses sont rarement, voire jamais, dichotomiques et établir une frontière claire et précise entre le bilinguisme simultané et le bilinguisme successif est nécessairement arbitraire.

Pour un certain nombre d’auteurs, cette limite de trois ans correspondant à un âge où un enfant tout-venant a déjà acquis les bases de sa langue maternelle est trop large. En effet, il y a nécessairement des différences développementales entre un enfant dont l’exposition à deux langues se fait dès la naissance et un autre exposé à une première langue à la naissance et à une seconde vers 2-3 ans. Ainsi, De Houwer (2009) insiste sur la nécessité d’exposition aux deux langues depuis la naissance pour parler de bilinguisme simultané.

Deuchar et Quay (2000) sont, quant à eux, un peu plus tolérants en considérant que l’exposition aux deux langues doit se faire au cours de la première année pour que l’appellation de bilinguisme simultané puisse être utilisée. François Grosjean (2008, 2015) considère, lui, que le bilinguisme simultané est caractéristique d’une utilisation régulière des langues ou, plus précisément, d’une exposition de l’enfant à deux langues dès la naissance à laquelle s’ajoute une utilisation régulière de ces langues pendant la petite enfance. Cette dernière définition exclut de facto les cas de bilinguisme passif caractéristiques de situations où une personne comprend plus d’une langue, mais n’en produit qu’une seule. En d’autres termes, la simple exposition de l’enfant à une seconde langue par, notamment, des expositions audio (par exemple : des enregistrements, des dessins animés, ou tout simplement des interactions ponctuelles avec les grands-parents) de quelque intensité qu’elles soient ne suffisent pas pour parler de bilinguisme simultané voire d’éducation bilingue (nous reviendrons plus longuement sur ce point dans le Chapitre 5).

Dans cette optique, le bilinguisme implique donc la pratique des langues et pour qu’il soit simultané, une pratique qui s’ancre dans les premières années de vie, donc avant que l’enfant ne soit soumis aux influences scolaires. Dès lors, davantage que déterminer un âge charnière au-delà duquel on parlerait de bilinguisme successif et non plus de bilinguisme simultané, Grosjean (2008) nous décrit plutôt les conditions dans lesquelles il est permis de parler de bilinguisme simultané.

Les définitions reprises ci-dessus renvoient naturellement à un concept auquel les chercheurs font de plus en plus référence : celui de bilingual first-language acquisition[4] (BFLA). Ce concept remis au goût du jour par des auteurs comme François Grosjean ou Annick De Houwer n’est pas récent. Il a émergé en 1972, suggéré par le titre de la thèse de doctorat « Bilingualism as a first language » de Merrill Swain (1972), chercheuse canadienne, dont les travaux sur l’acquisition d’une seconde langue et l’implication dans le développement de la pédagogie immersive au Québec ont posé les bases de la recherche développementale sur le bilinguisme. Le BFLA, comme décrit par Grosjean et Li (2013), implique qu’aucune des langues en présence ne peut être définie comme « première » ou « seconde » et ce même si, dans la pratique, il n’est pas rare qu’une langue dominante puisse être identifiée. Nous aborderons cette notion de langue dominante dans la prochaine section qui sera consacrée à la distinction entre bilinguisme équilibré et bilinguisme non-équilibré.

Si le bilinguisme simultané émerge le plus souvent d’un choix ou d’un contexte familial, le bilinguisme séquentiel ou successif est, quant à lui, souvent le fruit d’une acquisition scolaire des langues ou d’une immigration. Dans ce cas, la personne engagée dans l’apprentissage d’une seconde langue a déjà, selon son âge, partiellement ou totalement acquis une première langue. Selon l’âge d’introduction de L2, on parlera de :

  • bilinguisme séquentiel précoce ou bilinguisme successif précoce. Il désigne habituellement le cas où de jeunes enfants (entre 3 et 5-6 ans) toujours dans un processus d’acquisition de leur langue maternelle sont exposés à une seconde langue. Une partie du développement langagier sera donc par définition bilingue ;
  • bilinguisme séquentiel semi-précoce. Il désigne le cas où l’introduction d’une L2 dans l’environnement de l’enfant se fait en au-delà de l’âge de six ans ; âge auquel la langue maternelle de l’enfant est globalement acquise, et ce même si la syntaxe élaborée et le vocabulaire doivent encore s’étoffer ;
  • bilinguisme séquentiel tardif ou bilinguisme tardif. Il désigne le cas où l’introduction d’une L2 se fait après la maîtrise de la langue maternelle soit, dans la majorité des cas, à l’adolescence et à l’âge adulte.

Cette première distinction est principalement centrée sur l’âge d’exposition à une langue seconde et nous offre une première facette de la notion de bilinguismes.

Si l’âge d’apprentissage de L2 a son importance, une question se pose alors : les bilingues simultanés sont-ils les seuls à pouvoir être considérés comme de « vrais bilingues » ?  Même si les estimations de Pearson et Fernández (1994) sont un peu datées, elles suggèrent que la majorité des enfants bilingues, soit 80%, sont des bilingues dits séquentiels. Si en 30 ans le rapport entre bilingues simultanés et bilingues séquentiels a sans doute évolué (malheureusement, il est difficile d’avoir des statistiques récentes en la matière), nous pouvons supposer que le nombre de bilingues séquentiels reste supérieur à celui des bilingues simultanés. Ce fait ne peut nous conduire qu’à une seule conclusion logique … il n’est pas nécessaire d’être bilingue simultané pour être un « vrai bilingue » !

Figure 3 : Les différents types de bilinguismes en fonction de l’âge d’introduction de L2 dans l’environnement de l’enfant.

  1. For a vast majority of bilinguals, ‘bilingue competence’ is not measurable in terms of monolingual standards.
  2. Bilingualism starts at the point where a speaker can first produce complete meaningful utterances in the other language.
  3. C’est-à-dire des positions théoriques dans lesquelles les critères pour être considéré comme bilingue sont très peu nombreux et exigeants.
  4. Acquisition bilingue du langage.