1.2. La question de la dominance et de la complémentarité des langues   

La dominance linguistique peut être définie comme la situation dans laquelle le bilingue a une plus grande compétence grammaticale, le vocabulaire le plus fourni, ou est plus fluent dans une de ses langues ou encore l’utilise simplement davantage que l’autre[1] (Genesee et al., 2004). Cette langue sera alors considérée comme la langue dominante de la personne. Le concept de la dominance introduit une question importante lorsqu’on travaille dans le domaine du bilinguisme : celle du degré de maîtrise des langues en présence.

Une idée, très souvent véhiculée par le mythe du « vrai bilingue », est que ce dernier maîtrise de facto ses deux langues de manière parfaite et égale. Cette idée est sans doute héritée des premières études scientifiques du bilinguisme qui postulaient que les bilingues devaient être totalement performants dans leurs deux langues. Or, dans la réalité, les choses ne se passent pas exactement de cette manière. Les langues du bilingue sont bien souvent utilisées dans des contextes spécifiques et différents conduisant à des niveaux de maîtrise différents.

Le mythe du bilinguisme équilibré et le paradoxe bilingue

En matière de bilinguisme, il est important de souligner qu’il ne suffit pas d’exposer un enfant à deux langues dès la naissance pour garantir une compétence bilingue. C’est ce que Petitto et Koverman (2004) appellent le « paradoxe bilingue».  Concrètement, alors qu’exposer un  jeune enfant à une seule langue dans un contexte monolingue garantit une compétence monolingue (du moins en dehors de toute pathologie grave), exposer un enfant à deux langues dès la naissance ne garantit pas le bilinguisme, et encore moins un bilinguisme équilibré (représenté par le bilinguisme parfait dans l’esprit du grand public) qui, en définitive, n’est qu’un idéal que peu de personnes atteignent. Dans la majorité des cas, une langue prend l’ascendant sur  l’autre.  Elle est alors désignée comme la langue dominante.

Chez le jeune enfant en cours d’acquisition du langage, on observe très souvent une différenciation fonctionnelle dans l’utilisation des langues ; différenciation objectivée par le fait que l’enfant  va utiliser LA de manière prédominante dans certaines situations (par exemple : le jeu libre) et LB dans d’autres (par exemple :  la  lecture partagée le soir). La vitesse de développement des deux langues peut donc différer sans que ne soit pour autant remise en cause la qualité de bilingue de l’enfant. Bien évidemment, cela impactera, dans un premier temps, le vocabulaire développé dans chacune des langues ; certains mots pouvant être présents en LA uniquement, d’autres en LB et d’autres encore dans les deux langues (nous aborderons ce point plus en détail dans le Chapitre 3 et plus particulièrement dans la section consacrée au développement lexical). À cet égard, comme le fait remarquer  De Houwer (2009), la capacité du jeune enfant bilingue à choisir la langue à utiliser dans un contexte particulier est tout à fait remarquable. Ce choix n’est pourtant pas aussi intuitif qu’il y paraît. Il dépend d’un grand nombre de facteurs externes que l’enfant doit considérer avant de sélectionner « la » bonne langue (par exemple : la nature de l’interlocuteur, le contexte linguistique, le sujet de conversation, l’activité en cours, etc.). Les enfants élevés dans un milieu bilingue développent très précocement une sensibilité à ces facteurs (Sinka & Schelletter, 1998).

La notion de dominance d’une langue sur l’autre, de même que celle de bilinguisme non équilibré, nous amène naturellement à aborder un concept développé par Grosjean et collaborateurs (2013, 2015) : celui de la complémentarité des langues.

La complémentarité des langues et l’influence du contexte d’utilisation

Grosjean et collaborateurs (2013, 2015) suggèrent que les  bilingues utilisent leurs langues à des fins et dans des contextes de vies différents.  Cette vision dépasse celle du simple concept de langue dominante. Elle propose plutôt que la langue dominante d’un bilingue n’est pas constante, mais peut varier en fonction du contexte de vie.  C’est ce que François Grosjean définit comme le « principe de complémentarité » des langues. Dans son ouvrage de 2015  « Parler plusieurs langues », il représente ce principe sous la forme d’une matrice composée de cellules renvoyant à un contexte d’utilisation ou à un domaine de vie particulier.

Exemple : Un enfant de huit ans habite la région liégeoise. Il s’exprime en français avec un parent et en néerlandais avec l’autre. Il est scolarisé en français à Liège. Il est affilié à un club de football et à un mouvement de jeunesse néerlandophones à Tongres et à un club de natation francophone à Liège. Il s’exprime uniquement en français avec les voisins. Par contre, il s’exprime en LA ou en LB dans les réunions de famille, et avec ses amis selon la langue maternelle de ceux-ci. Pour les activités culturelles, les parents ont fait le choix de les effectuer dans les deux langues de manière à ouvrir l’enfant à la culture des deux langues.

 

Figure 4 : Illustration de la complémentarité des langues d’après Grosjean (2015).

Si nous tentions de fusionner ce schéma avec celui relatif à la compétence dans chacune des habiletés linguistiques de base (cf. Figure 1), nous obtiendrions une sorte de boule à facettes représentant de manière grossière la réalité complexe du bilinguisme.

Quand le bilinguisme est un « moins » : du bilinguisme additif au bilinguisme soustractif

Si dans beaucoup de cas, le bilinguisme représente une réelle valeur ajoutée dans la vie d’une personne, il est des situations dans lesquelles la nature des langues en présence et la perception que les utilisateurs ont de celles-ci conduisent à l’abandon d’une des langues à savoir la langue considérée comme minoritaire. C’est ce que Lambert (1973, 1974) décrit comme un bilinguisme soustractif par opposition à un bilinguisme additif qui réunit toutes les conditions favorables pour un développement harmonieux des deux langues.

 

Tableau 1 : Caractéristiques du bilinguisme additif et du bilinguisme soustractif d’après Lambert (1974).

 

Exemple : un enfant d’un couple anglophone et parlant anglais à la maison ou d’un couple chinois parlant chinois à la maison et scolarisé en français en Belgique court moins de risque d’abandonner sa L1 au profit du français qu’un enfant de L1 ‘amazighe’ (langue berbère) scolarisé dans les mêmes conditions.

Lors de l’immigration italienne en Belgique dans les années 1960, on a vu beaucoup d’enfants abandonner l’utilisation de l’italien à la maison au profit du seul français avec comme conséquence une seconde génération monolingue en français. Le même constat peut être fait aujourd’hui avec d’autres communautés immigrées dont les langues d’origine sont subjectivement considérées non prestigieuses par la communauté linguistique dominante.

Dans un contexte de bilinguisme additif, l’introduction d’une L2 et la confrontation à la culture qui y est attachée constituent une valeur ajoutée dans la vie de l’apprenant. De manière générale, la langue maternelle de l’apprenant (L1) est une langue subjectivement (et nous insistons fortement sur ce terme) considérée comme prestigieuse par les utilisateurs de cette langue de même que par la communauté linguistique d’accueil. Les risques de remplacement progressif de L1 par L2 et d’assimilation à la culture de L2 sont donc relativement faibles, voire inexistants. En revanche, dans un contexte de bilinguisme soustractif, une pression est mise sur l’apprenant non seulement pour qu’il apprenne rapidement L2 et se conforme à la culture qui y est associée, mais également pour qu’il les privilégie dans la vie quotidienne à la langue et la culture d’origine.

C’est dans cette dernière situation qu’un risque sur le développement langagier de l’enfant pèse le plus.  Nous y reviendrons en fin du Chapitre 5 quand nous aborderons la problématique de la scolarisation dans une L2 des enfants de langue minoritaire L1 et la pratique très controversée d’abandon de la langue d’origine au profit de la seule langue de la communauté linguistique d’accueil.

Ces notions de bilinguisme additif et de bilinguisme soustractif renvoient à celle du « prestige de la langue » et à la perception, nécessairement subjective, que nous avons des langues. Nous ne développerons pas ici cette question qui relève de la sociolinguistique et de la psychologie sociale. Nous nous contenterons, pour clôturer cette section et ce chapitre, de souligner qu’aux yeux du linguiste, toutes les langues sont égales et ont le même prestige. Cependant, dans la réalité, il en va de même pour les langues que pour les êtres humains : certaines sont plus égales que d’autres au point même que nombre d’entre elles sont menacées de disparition.


  1. Dominance is the condition in which bilingual people have greater grammatical proficiency in, more vocabulary in, or greater fluent in one language or simply use one language more (the dominant language) often (Genesee et al., 2004, p. 80).