Introduction
« Two languages in one head? No one can live at that speed![1] » c’est par cette phrase que la comédienne et actrice britannique Eddie Izzard parodie en 1999 la réaction anglaise frileuse, voire hostile, aux recommandations européennes en matière de multilinguisme. Certes, il s’agit d’humour, mais cela reflète bien ce que beaucoup de monolingues pensent du bilinguisme, d’autant plus lorsqu’ils sont natifs d’une langue dite « dominante » comme l’anglais. Si Eddie Izzard est connue pour son engagement pro-européen, elle est également active dans la promotion des langues modernes et la tolérance envers les autres cultures et modes de vie. Son engagement envers le multiculturalisme et le multilinguisme lui vaudra d’ailleurs un doctorat honoris causa de l’université d’East Angila en Angleterre, car … oui, défendre le multilinguisme, et par extension le multiculturalisme peut être perçu comme un acte politique et intellectuel fort !
Depuis mi-novembre 2022, la population mondiale a atteint 8 milliards d’individus parmi lesquels plus de la moitié parlent plus d’une langue quotidiennement. Davantage qu’une exception, le bilinguisme peut être considéré comme « la norme » dans les pays industrialisés. Sur les 197 états reconnus par l’ONU actuellement, seuls 10 % sont unilingues. Si l’anglais est la langue la plus utilisée internationalement avec ses 1.348 millions de locuteurs en 2021[2] (dont 370 millions sont des locuteurs natifs[3]), soit environ 7 % de la population mondiale, il n’en demeure pas moins qu’avec environ 7.000 langues parlées sur la surface du globe il existe un nombre impressionnant de types de bilinguismes possibles.
En 1989, les écoles d’immersion linguistique ont fait leur apparition en Belgique francophone, et depuis l’école pilote créée à Liège cette année-là plus de 200 écoles fondamentales proposent aujourd’hui un programme immersif en néerlandais, en anglais ou en allemand. Si la nécessité d’être bilingue tend à s’imposer dans un monde de plus en plus globalisé et en prise avec d’importants mouvements migratoires, les interrogations restent nombreuses dans le grand public quant à l’impact de l’apprentissage de deux langues chez le jeune enfant oubliant que dans le monde un nombre important d’enfants est exposé naturellement à deux voire plusieurs langues depuis la naissance sans que cela ne soulève la moindre question. Dès lors, à chaque rentrée scolaire, le marronnier médiatique revient depuis plus de 30 ans sur la même question : comment apprendre les langues efficacement aux enfants ? Quand commencer cet apprentissage et comment s’y prendre ? Comment s’y retrouver dans toutes les méthodes « miracles » qui fleurissent sur internet, les logiciels d’auto-apprentissage, les loisirs « linguistiques » pour enfants ? Que faire avec les enfants issus de l’immigration ? Parler la langue d’origine à la maison ? En faire un sujet tabou ? Y a-t-il des risques à introduire une langue étrangère « trop » tôt dans la vie de l’enfant ? Le bilinguisme précoce peut-il provoquer un retard, voire des troubles dans le développement du langage ? Que faire avec les enfants présentant un trouble de l’apprentissage ?
Entre profits financiers juteux surfant sur la vague de l’apprentissage précoce, rapide et sans effort des langues étrangères et prudence excessive freinant cet apprentissage sous prétexte d’effets potentiellement néfastes sur le développement de la langue maternelle de nos petites têtes blondes, comment se positionner ? Les questions des parents sont légitimement nombreuses, mais les réponses apportées tant par les médias généralistes que par des spécialistes autoproclamés n’aident pas à y voir clair. Pourtant, les recherches scientifiques peuvent aujourd’hui apporter des éléments de réponse sérieux à ces questions. Il faut juste aller chercher l’information dans des revues scientifiques souvent difficiles d’accès et dans lesquelles les articles sont écrits dans un vocabulaire opaque pour les non-initiés.
Cet ouvrage a pour objectif de reprendre simplement les concepts liés à l’étude du bilinguisme ainsi que la plupart des idées reçues à son propos, ses avantages ou ses inconvénients et de les analyser sous le prisme des recherches scientifiques contemporaines. De l’âge idéal d’apprentissage d’une langue étrangère, aux méthodes les plus efficaces en passant par les spécificités du développement bilingue de l’enfant et l’impact sur les apprentissages scolaires fondamentaux, cet ouvrage, qui se veut accessible à tous, tente de répondre aux questions les plus fréquentes que se posent les parents avant de faire le choix du bilinguisme pour leurs enfants. Il offre également un support de réflexion aux professionnels chargés de conceptualiser et de mettre en place les méthodologies d’enseignement. Au travers d’un parcours en dix points d’intérêt, les « focus », et de 32 questions, nous fournirons au lecteur les éléments scientifiques permettant de déconstruire dix idées reçues et fausses croyances à propos du bilinguisme en général et de l’éducation bilingue précoce en particulier. Cependant, cet ouvrage se voulant avant tout objectif et scientifique, nous n’occulterons pas les inconvénients potentiels répertoriés dans la littérature.
Dans le premier chapitre, nous essayerons de définir clairement ce qu’est le bilinguisme. Une tâche plus complexe qu’il n’y paraît tant les situations de bilinguisme sont multiples et variées. Nous en profiterons pour avancer les éléments permettant de réfléchir sur les premières idées reçues :
- seuls les bilingues simultanés sont de vrais bilingues ;
- un bilingue, c’est deux monolingues en une seule et même personne, il maîtrise ses deux langues exactement comme le ferait un monolingue.
Dans le deuxième chapitre, nous passerons en revue les différents facteurs influençant le bilinguisme précoce. Outre la quantité et la qualité du langage adressé à l’enfant et les différentes variables qui les modulent, nous aborderons les stratégies parentales en matière de choix des langues et d’éducation bilingue ainsi que leur impact sur le développement langagier de l’enfant. Ce sera l’occasion d’aborder une autre idée reçue :
- seule la stratégie « un parent – une langue » est efficace pour que l’enfant devienne un bilingue compétent.
Dans le troisième chapitre consacré à l’acquisition du langage oral, nous retracerons brièvement les grandes étapes du développement de l’enfant. Nous mettrons en parallèle le cas de l’enfant monolingue et celui de l’enfant bilingue. Nous aborderons ensuite un sujet qui préoccupe nombre de parents et d’enseignants à savoir le lien potentiel entre bilinguisme et troubles du développement du langage. Nous discuterons également de l’opportunité, ou non, de maintenir un enfant présentant ce type de trouble dans un enseignement bilingue. Ce chapitre sera l’occasion d’aborder un grand nombre de questions que se posent les parents et d’analyser les éléments scientifiques qui permettent de débattre de nouvelles idées reçues :
- les enfants bilingues commencent à parler plus tard que les enfants monolingues ;
- un enfant qui apprend trop tôt deux langues n’en maîtrise finalement aucune des deux et les mélange ;
- le bilinguisme peut être générateur de troubles du développement du langage chez l’enfant ou minimalement d’une maîtrise imparfaite des deux langues ;
- quand un enfant bilingue présente des difficultés ou une lenteur dans l’acquisition du langage, il est recommandé de supprimer une langue de son environnement.
Dans le quatrième chapitre, nous traiterons de la spécificité de l’apprentissage du langage écrit dans le cadre du bilinguisme. Les langues fonctionnent-elles de la même manière ? Peut-on espérer que les savoir-faire acquis dans une langue se transfèrent à la seconde ? Nous tenterons également de déconstruire une huitième idée reçue :
- les enfants bilingues présentent plus souvent des troubles du langage écrit et sont plus souvent dyslexiques que les enfants monolingues.
Dans le cinquième chapitre, nous analyserons les différents modes d’apprentissage et d’enseignement des langues étrangères. De l’éveil aux langues par des moyens audio-visuels et/ou multimédias à l’enseignement bilingue en passant par les méthodes traditionnelles d’apprentissage des langues, nous essayerons de déterminer ce qui en fait l’efficacité ou la non-efficacité. Nous traiterons également des résultats de l’enseignement bilingue en abordant deux situations précises : l’immersion scolaire précoce et la scolarisation des élèves issus de l’immigration. Nous aborderons enfin les deux dernières idées reçues de cet ouvrage :
- commencer à lire en L2 avant de lire en L1 peut constituer un problème pour les enfants en immersion scolaire ; ils ne liront jamais correctement et auront une mauvaise orthographe ;
- le fait de parler une autre langue à la maison que la langue d’enseignement est source d’échec scolaire chez les élèves issus de l’immigration.
Enfin, dans un sixième et dernier chapitre qui fera office de conclusion, nous reprendrons les idées principales développées dans cet ouvrage et listerons les avantages reconnus du bilinguisme précoce.