7 Ne pas avoir d’enfants est-il synonyme d’une fin de vie malheureuse ?
La société, entend-on, devient de plus en plus individualiste. Les mœurs changent. Dans nos pays d’ouest et du nord de l’Europe, la famille aurait tendance à être moins mise à contribution dans le soutien des aînés, lorsque l’on compare ce type de statistiques à des pays où la norme sociale1 est plutôt centrée sur la famille, comme cela serait davantage le cas dans certains pays du sud et de l’est de l’Europe.
Une question se pose dès lors : les aînés belges, allemands, néerlandais, et autres du nord et de l’ouest de l’Europe sont-ils davantage à risque de vieillir de façon isolée, sans soutien hormis celui des systèmes de santé ? À l’opposé, les aînés vivant en Italie, en Espagne ou en Slovénie sont-ils mieux entourés et plus heureux ?
Le constat est le suivant : nous ne comprenons pas de manière détaillée la façon dont les aînés vieillissent lorsqu’ils évoluent sans une famille qui pourrait leur apporter une forme d’aide. Ces personnes sont-elles nécessairement laissées pour compte ? Christine A. Mair s’attarde entre autres sur cette question dans une étude parue en 20192.
Elle s’inquiète, au vu des résultats de sa recherche, que l’évaluation systématisée du risque d’isolement et de non-soutien aux aînés serait surestimée dans les pays du nord et de l’ouest de l’Europe, tandis qu’elle serait sous-estimée dans les pays du sud et de l’est. Autrement dit, la situation serait moins grave, en moyenne, pour le premier groupe et plus inquiétante pour le second.
La stratégie de l’auteure pour dresser une image du vieillissement plus fidèle à la réalité est d’identifier la relation qu’il peut exister entre la norme sociale, la structure familiale, et le nombre d’amis dans le cercle social restreint des aînés.
Car en effet, l’importance du cercle social et particulièrement le nombre d’amis proches aurait toute son importance pour le bien-vieillir. Pour autant, les indicateurs nationaux qui mesurent le risque de vieillir de façon isolée ne prennent pas en compte cet élément, à tout le moins pas suffisamment.
Réseau social et amis proches
Dans SHARE, il existe une section spéciale qui s’intéresse aux personnes avec lesquelles le répondant se sent proche. Suffisamment du moins pour les citer à la question : « Dans les douze derniers mois, quelles sont les personnes vers qui vous vous êtes tourné(e) pour discuter de sujets importants pour vous ? ». Six personnes peuvent être citées, plus une personne qui est « importante pour d’autres raisons », soit sept au maximum.
Les personnes citées peuvent être des membres de la famille, le conjoint éventuel, des amis ou d’autres connaissances. Ils constituent le cercle social du répondant.
Dans l’étude reprise dans ce chapitre, les auteurs se focalisent davantage, au-delà d’observer le réseau social, sur le nombre d’amis présents dans cette liste, ce à quoi nous nous référons sous le terme « d’amis proches ».
Le fait est que la source familiale du soin et/ou du soutien à la personne âgée a toujours été importante. Cependant, nous savons aussi que le nombre de personnes plus âgées sans enfants, ou sans enfants proches et/ou sans partenaire augmente dans nos sociétés à la suite de la diminution de la fécondité, à l’allongement de la durée de vie et, parfois aussi, à l’éloignement physique des uns et des autres.
Le vieillissement se fait donc de plus en plus en l’absence d’une structure familiale telle que traditionnellement observée.
Ainsi, la constitution d’un cercle d’amis proches, ou d’une sorte de famille d’adoption3, pourrait-elle se substituer à une structure familiale davantage encline à aider un membre de sa famille ? Le plus souvent, c’est le conjoint ou un des enfants qui s’occupe de soutenir un aîné dans sa dépendance.
Mais cette relation d’aidant-aidé n’est pas homogène dans les pays d’Europe, où les normes sociales divergent quelque peu. La famille comme norme sociale est assez présente dans les pays du sud et de l’est de l’Europe, et moins fortement ancrée, ou plus érodée, dans les pays du nord et de l’ouest où les amis ont un rôle et une place qui semblent plus importantes. De plus, le développement économique apporte un élément de poids pour jauger les risques d’un vieillissement isolé : les ressources pouvant être allouées sous la forme d’aides publiques aux personnes dépendantes ne sont pas non plus les mêmes.
Graphique 21 : proportion de personnes sans enfants ou sans partenaire
Le GRAPHIQUE 21 montre la proportion de personnes de 50 ans et plus qui n’ont pas d’enfants ou qui n’ont pas de partenaire. Ces proportions sont assez hétérogènes en fonction des pays. Ce sont la Suisse et l’Espagne qui enregistrent la plus grande proportion de personnes sans enfants, 15 % et 13 % respectivement, la Belgique se trouvant à 11 %. À l’inverse, c’est la Tchéquie, la Pologne et la Slovénie qui enregistrent la proportion la plus faible, entre 4 et 5 %.
Les personnes sans partenaire sont relativement plus nombreuses, avec une proportion variant de 19 % en Italie à 41 % en Estonie. En Belgique, 31 % de la population de 50 ans et plus vit sans partenaire. Pour ces personnes, la constitution d’un cercle d’amis proches pourrait être vue comme une bonne stratégie, mais il ne faut pas oublier le contexte culturel qui peut soit le favoriser, soit le défavoriser. De plus, cette stratégie n’est pas nécessairement consciente ni activement recherchée.
La littérature scientifique semble d’accord sur le fait que les personnes sans famille ne sont pas nécessairement délaissées ou vouées à du soutien de mauvaise qualité. Ici, l’auteure s’intéresse néanmoins à un aspect encore peu étudié : l’activation potentielle de formes d’aide provenant de personnes extérieures à la famille.
Trois hypothèses sont posées dans cet article. La première est que les personnes sans famille (sans enfant et sans partenaire) ont davantage d’amis dans leur réseau social restreint. La seconde est que les personnes qui vivent dans un pays qui valorise l’amitié comme étant une valeur très importante ont également davantage d’amis sur qui ils peuvent compter. Enfin, la troisième hypothèse est que les personnes qui combinent ces deux caractéristiques sont celles qui ont le plus d’amis proches.
L’auteure développe ses hypothèses en utilisant les données de la vague 6 de SHARE (2015) qu’elle combine avec des informations tirées de l’European Values Survey (EVS). Ces informations indiquent dans quelle proportion, par pays et en moyenne dans l’ensemble de la population, l’amitié est considérée comme étant très importante dans la vie.
Elle fait aussi le lien des données de la Banque mondiale portant sur le niveau moyen de richesse par pays (2015). Au total, ce sont dix-sept pays qui sont étudiés, dont la Belgique4.
Le GRAPHIQUE 22 montre la corrélation, au sein des pays SHARE, entre le nombre d’amis proches et le niveau de PIB par habitant. Plus ce dernier est élevé, plus le nombre moyen d’amis proches est élevé. Celui-ci se situe entre 0,14 (Pologne) et 0,76 (Suisse).
Graphique 22 : nombre d’amis proches et contexte national
Si ce chiffre peut sembler faible, inférieur à 1, il est à relativiser car il ne représente qu’une partie limitée du réseau social. En effet, environ 70 % des personnes interviewées ne déclarent aucun ami proche tel que défini plus tôt, ce qui pousse la moyenne vers le bas. De surcroît, les personnes à citer sont plutôt des confidents, ce qui ne permet pas d’inclure des connaissances moins proches.
Pour une vision plus complète de la composition du réseau social restreint, quelques statistiques sont proposées dans la deuxième partie de ce chapitre.
Une séparation assez nette est visible entre les pays de l’est et du sud de l’Europe avec les pays du nord et de l’ouest. La moyenne du nombre d’amis proches est en effet plus importante dans ces derniers, liée à un PIB par habitant plus important et, dans une moindre mesure, à un pourcentage plus important de personnes déclarant que les amis sont « très » importants dans la vie.
Cela semble confirmer la thèse que la norme sociale mettant plus d’emphase sur les amis est une résultante du développement économique, ou encouragée par celui-ci.
Les résultats des analyses statistiques rapportés par l’auteure de cette étude montrent que les personnes avec enfant et/ou partenaire verraient leur nombre d’amis proches diminuer de 40 % par rapport aux autres.
En outre, les personnes avec enfants et/ou partenaire qui ne déclarent pas ceux-ci dans leur réseau social restreint ont également tendance à avoir plus d’amis. Enfin, chaque hausse de 1 % du nombre de personnes déclarant que les amis sont très importants dans la vie est associée à une hausse de 2 % du nombre moyen d’amis, et ce quelle que soit la structure familiale.
De plus, les personnes qui rapportent davantage d’amis proches déclarent en moyenne un meilleur état de santé, ont moins de risques de déclarer une difficulté à réaliser des activités de la vie quotidienne, etc., mais auraient davantage de symptômes de dépression.
Les résultats montrent que les hypothèses posées par l’auteure se vérifient : les personnes sans enfant ou sans partenaire déclarent en moyenne davantage d’amis proches, et ce quel que soit le pays étudié. Ces personnes ne seraient dès lors pas si isolées que ce que les indicateurs montreraient.
La structure familiale serait donc insuffisante pour agir en tant qu’indicateur des sources potentielles de support pour les aînés.
Des aspects culturels entrent en ligne de compte qui, pour l’auteure, sont principalement dus au développement économique du pays. Au plus celui-ci serait important, au plus l’individualisme comme norme de société se développe et par extension la perte, ou plutôt l’évolution, de la norme sociale qui dicte l’importance d’avoir un partenaire et des enfants.
Le développement d’un cercle d’amis proches pourrait être un changement à l’œuvre dans des pays économiquement plus forts où il est devenu plus difficile de s’en remettre à la famille, et où des politiques publiques d’aides à la dépendance, que ce soit en nature et/ou en espèces, sont aussi plus répandues.
Et c’est là le point principal de l’étude : les discours actuels sur le vieillissement peuvent parfois sous-estimer, parfois surestimer, le risque d’un vieillissement sans support, isolé.
Dans les pays plus aisés, du nord et de l’ouest pour simplifier, les personnes sans famille vont avoir accès à davantage de ressources propres et des aides publiques quand elles vieillissent. Elles bénéficient de plus d’un environnement, cette norme sociale, qui les a peut-être encouragées à avoir davantage d’amis proches (ce que les statistiques montrent), et de continuer à s’en faire.
En revanche, le même constat ne peut être fait pour les personnes sans famille dans les pays moins favorisés économiquement, qui ont donc moins accès à des programmes d’aides et qui, en moyenne, comptent également sur moins de ressources financières et moins d’amis.
Par ailleurs, avoir une famille ne garantit pas le support. Celle-ci pourrait ne pas être disponible ou désireuse d’aider la personne en besoin. Les interactions entre membres de la famille peuvent aussi changer au cours du temps : il est possible que lorsque la personne vieillit, l’enfant, par exemple, devienne progressivement de plus en plus intégré au cercle social restreint de la personne. Bref, nous pouvons conclure qu’évaluer la structure familiale uniquement dans le but de jauger le risque d’un vieillissement isolé n’est pas suffisant.
En démontrant l’importance d’un réseau d’amis proches pour le bien-vieillir, et en notant des différences culturelles entre pays, l’auteure plaide pour des programmes d’aide permettant l’intégration de ce réseau d’amis proches dans l’arsenal de dispositions en faveur des personnes âgées dépendantes. Il peut s’agir d’inclure un ami proche comme personne de contact d’urgence, ce qui est parfois réservé à un membre de la famille, ou certains remboursements de frais conséquents à des soins informels apportés par cette même personne, par exemple.
Ce thème vous intéresse ? Nous vous proposons quelques statistiques complémentaires pour continuer la lecture.
Ces statistiques sont tirées des vagues 4 et 6 de SHARE, dont les données ont été collectées en 2010-2011 et 2014-2015, respectivement.
Le GRAPHIQUE 23 décompose le réseau social restreint des Européens en nombre d’amis, de membres de la famille, et d’une catégorie « autres » qui peut reprendre des aidants professionnels, des voisins, etc.
Graphique 23 : nombre d’amis, de membres de la famille et d’autres personnes dans le réseau social
Le GRAPHIQUE 22 ne montrait que le nombre d’amis dans ce réseau social. Dans le questionnaire SHARE, les répondants peuvent citer jusqu’à sept personnes qui leur sont importantes.
Nous retrouvons les pays de l’Europe de l’ouest et du nord à droite et de l’est et du sud à gauche du graphique, ceux-ci étant classés selon le nombre moyen d’amis présents dans le réseau social.
Nous pouvons y voir que la famille est la composante principale de ce réseau social et ce dans tous les pays, la moyenne tournant autour de deux globalement. Au total, c’est la Belgique néerlandophone qui compte le nombre le plus important de personnes dans le réseau social, avec plus de trois personnes en moyenne, et la Slovénie qui ferme la marche, avec un peu moins de deux personnes en moyenne.
Le GRAPHIQUE 24 présente la variation du nombre d’amis, de membres de la famille et de la catégorie « autres » pour les mêmes personnes entre la vague 4 et la vague 6 (soit un intervalle de 4 ans environ). Nous pouvons apercevoir que le nombre de membres de la famille dans ce réseau a augmenté pour la plupart des participants. Le nombre d’amis varie moins fortement, parfois à la baisse, y compris dans les pays de l’ouest et du centre de l’Europe comme en Belgique.
L’un des thèmes de l’étude reprise dans ce chapitre était également de savoir si les personnes reçoivent de l’aide, notamment de la part d’amis. Dans SHARE, l’aide peut être personnelle (soins), administrative ou domestique. Le GRAPHIQUE 25 reprend la proportion, en vague 6, des personnes ayant déclaré avoir reçu ou donné une forme d’aide dans l’année précédant l’entretien SHARE.
Graphique 24 : variation des catégories des membres du réseau social entre la vague 4 et la vague 6
Le classement réalisé en fonction du nombre d’amis proches dans le réseau social révèle une corrélation intéressante, à creuser : si l’on peut dire que grosso modo les pays du sud et de l’est de l’Europe reçoivent et procurent de l’aide dans les mêmes proportions, il semble que les personnes du nord et de l’ouest sont plus nombreuses proportionnellement à procurer de l’aide plutôt qu’à en recevoir.
La nature de ces différences entre régions d’Europe peut être multiple : notamment, le type et le degré de couverture assurée par les institutions de protection sociale n’est pas identique partout. C’est le cas en particulier de la reconnaissance du statut de proche aidant par ces institutions, mais également de la composition du ménage, or nous avons pu constater que dans les pays du sud et de l’est de l’Europe, la cohabitation entre générations est plus courante.
Graphique 25 : pourcentage de personnes ayant reçu ou ayant procuré de l’aide
Ensuite, d’où provient l’aide, et à qui est-elle donnée ? Le GRAPHIQUE 26 offre un petit éclaircissement à la question.
Enfants, amis, parents et voisins représentent plus de 70 % des sources d’aide (a) et plus de 80 % des personnes aidées (b). Les enfants sont la principale source d’aide, dans toutes les régions d’Europe. Une petite différence apparaît toutefois, qui est une contribution plus faible des enfants dans les pays du nord et de l’ouest, presque compensée dans les chiffres par une contribution plus importante des amis, et des voisins. Parmi les destinations de l’aide apportée par les personnes interrogées, ce sont les parents qui en sont les principaux destinataires, puis les enfants, et les amis et voisins dans une même proportion.
Graphique 26 : provenance de l’aide reçue (a) et destination de l’aide donnée (b)
Le GRAPHIQUE 27 produit une vision détaillée de l’âge des personnes lorsqu’elles reçoivent ou donnent de l’aide à d’autres vivant en dehors de leur propre ménage, pour la Belgique francophone et néerlandophone. Ne sont donc pas comptabilisées les aides qui peuvent intervenir entre partenaires, de la part d’enfants, etc. qui vivent sous le même toit. Ce que nous observons n’est pas étonnant : au plus l’âge est important, au plus nous voyons des personnes qui reçoivent de l’aide et, à l’inverse, au moins nous voyons des personnes qui en procurent. L’âge pivot, c’est-à-dire le moment où nous observons la même proportion de personnes qui aident et qui reçoivent de l’aide, se situe entre 75 et 79 ans en Belgique.
Néanmoins, il est important de noter que bien que la proportion de personnes aidantes diminue en fonction de l’âge, 10 % de toutes les personnes de 85 ans et plus continuent à apporter de l’aide à leurs proches5, ce qui reste élevé.
Graphique 27 : proportion de personnes qui procurent de l’aide ou qui en reçoivent
Ce qu’il faut retenir
Les personnes vieillissant sans cadre propice à l’obtention d’une aide traditionnellement apportée par la famille devraient être identifiées afin de s’assurer qu’elles vieillissent en bonne santé et avec une aide adéquate si besoin est.
Si dans les pays du nord et de l’ouest de l’Europe ces personnes peuvent être mieux encadrées par les systèmes de santé et de protection sociale, le risque qu’elles ne soient pas bien prises en charge dans les pays du sud et de l’est est plus important, car cet aspect est davantage dévolu aux familles. Or toutes les familles n’aident pas de la même façon leurs aînés, ce qui peut entraîner des situations de détresse.
L’apport de SHARE pour ce sujet
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Son caractère international : l’étude reprise dans ce chapitre utilise les données de la vague 6 de SHARE (2014-2015) pour quelques 53.247 entretiens. Cette combinaison permet des résultats représentatifs pour la population européenne.
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Cette étude a permis la mise en relation de données sur la situation familiale, le réseau social et la santé des Européens de 50 ans et plus. Elle souligne les différences culturelles qui existent entre les régions d’Europe et le fait que le risque d’un vieillissement isolé généralisé n’est pas bien estimé par les autorités nationales ou régionales.
1 Nous entendons par « norme sociale » la façon de vivre ou de percevoir les choses au sein d’une société. Cette vision ou norme est construite dans le temps et légitimée par une sorte d’autocontrôle d’une majorité d’individus qui lui donnent une valeur morale positive.
2 Chr. A. Mair, « Alternatives to Aging Alone?: “Kinlessness” and the Importance of Friends Across European Contexts », Journals of Gerontology, série B, , 2019, vol. 74, n° 8, pp. 1416-1428.
3 L’auteure parle de « fictive kin » ou « famille fictive ».
4 Il s’agit de : Autriche, Belgique, Croatie, Tchéquie, Danemark, Estonie, France, Allemagne, Grèce, Italie, Luxembourg, Pologne, Portugal, Slovénie, Suède, Suisse et Espagne.
5 Telle que la question est posée dans SHARE, l’aide donnée n’inclut pas le fait de garder ses petits-enfants éventuels. Cet élément fait l’objet d’une question à part.