17 L’aide informelle : quelles conséquences pour l’emploi de l’aidant ?

Comme dans le chapitre précédent, c’est à l’aide informelle que nous nous intéressons ici. Cette fois cependant, les articles sélectionnés portent sur l’effet potentiel de l’aide informelle sur la vie professionnelle de la personne aidante : a-t-elle été amenée à réduire ses heures de travail, voire à quitter la vie professionnelle, pour se focaliser sur l’aide au parent dépendant ?

Parmi les aidants, c’est principalement la cohorte des 50-64 ans qui est mise sous pression. Dans un article publié en 20091, Roméo Fontaine faisait remarquer que les personnes qui composent cette classe d’âge étaient déjà amenées à travailler plus longtemps. En effet, le maintien en emploi des personnes de plus de 50 ans est devenu une priorité dans la plupart des pays de l’Union européenne2. Mais parallèlement, les personnes de cette classe d’âge ont souvent dans leur entourage un parent dépendant, le plus souvent le père ou la mère mais aussi le conjoint, qui requiert de l’aide. Nous observons en effet dans SHARE que cette aide est généralement fournie par un membre de la famille dans cette tranche d’âge. On parle alors d’aide informelle pour faire la distinction avec l’aide formelle, qui est professionnelle et rémunérée.

Comme souligné auparavant, il existe une grande variabilité en cette matière entre les pays européens. Dans certains pays, l’aide formelle est peu présente voire inexistante, dans d’autres elle est davantage organisée et son coût pris en charge, partiellement ou totalement, par des institutions publiques ou privées.

Cette juxtaposition d’attentes qui pèsent sur les 50-64 ans particulièrement dégage un paradoxe : si la société s’attend à ce que ce soit la famille qui s’occupe des aînés, les aidants se retrouvent eux-mêmes avec moins de temps disponible pour travailler. Or, comme la société s’attend à ce qu’ils restent actifs plus longtemps, repoussant à plus tard le moment de la retraite, cela a pour conséquence de réduire le temps dont ces personnes disposent pour éventuellement venir en aide à un parent dépendant.

Cependant, la littérature scientifique revue par l’auteur n’est pas unanime sur le sujet. Par exemple, un aspect peu discuté est le temps consacré aux loisirs qui pourrait, peut-être plus que le temps alloué au travail, être sacrifié pour s’adonner à l’aide d’un parent dépendant. De plus, deux effets consécutifs à l’aide pourraient tendre vers une augmentation ou à tout le moins au maintien d’une activité professionnelle :

  1. la fourniture de soins peut être coûteuse pour l’aidant, celui-ci serait alors amené à trouver d’autres sources de revenus, et par conséquent éventuellement à travailler un petit peu plus tout en fournissant de l’aide ;
  2. apporter de l’aide à un parent proche dépendant pourrait s’avérer une tâche épuisante, mentalement et physiquement, pour l’aidant. Dans ces circonstances, il pourrait chercher à avoir une activité sur le côté, pour s’échapper ou se libérer, au moins partiellement, du rôle d’aidant.

La littérature semble au moins d’accord sur un point : la participation sur le marché du travail est perturbée d’une façon ou d’une autre par l’aide informelle fournie à autrui, et d’autant plus pour les femmes que pour les hommes. Cette observation est principalement due au rôle prédominant des femmes dans l’apport de soins informels au sein des familles. Mais cet effet de l’aide sur l’emploi des femmes ne concerne tout de même qu’une partie des aidantes : celles qui consacrent plusieurs heures par jour à l’aide d’un parent, moins de 30 % d’entre elles selon l’auteur3.

Tableau 23 : aide à un parent dépendant, intensité et fréquence
Calculs réalisés pour les personnes âgées de 50 à 65 ans ayant un seul parent en vie. La première et la dernière colonne font référence à l’aide d’un enfant à leur parent tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de leur ménage, la deuxième colonne ne reprend que l’aide fournie à l’extérieur du ménage. Source : Tableaux 1, 2 et 4 de R. FONTAINE (2009). SHARE (2006-2007).

Pour comprendre la dynamique de l’aide ainsi que son importance, quelques indicateurs calculés à partir des données de SHARE sont proposés dans le TABLEAU 23. Ils concernent l’aide d’un enfant à un parent dépendant : la proportion d’enfants aidants parmi la population âgée de 50 à 64 ans ; l’intensité de l’aide apportée, mesurée par le nombre d’heures par semaine dédiées à cette aide ; et la part des femmes parmi les enfants aidants.

Si l’intensité de l’aide est plus grande dans les pays de l’est et du sud de l’Europe, la proportion d’aidants dans ces pays est paradoxalement la plus faible. En effet, cette proportion s’élevait, en 2006-2007, à 24 % dans les pays du sud et de l’est de l’Europe, à 33 % dans les pays de l’ouest et 41 % dans les pays du nord de l’Europe. À titre de comparaison, en Belgique, la proportion totale d’aidants était de 39 %.

Le nombre d’heures allouées à l’aide est en moyenne deux fois plus élevé chez les femmes que chez les hommes, avec 1,2 heure pour les hommes et 3 heures par semaine de moyenne pour les femmes. Ces dernières aident de manière plus intensive mais également plus fréquemment : les femmes comptent pour 60 % des aidants.

L’auteur fait remarquer une tendance négative entre l’intensité de l’aide et le taux d’emploi des femmes âgées entre 50 et 64 ans sur le GRAPHIQUE 68. Plus la proportion de femmes dans cette tranche d’âge accordant au moins une heure d’aide par jour à un parent âgé4 est élevée, plus le taux d’emploi des femmes dans le pays est faible. Ce sont la Suède, le Danemark et la Suisse qui ont à la fois les plus faibles pourcentages d’aidants et les plus hauts taux d’emploi parmi les femmes dans la catégorie de la population qui est analysée.

 

Graphique 68 : emploi et aide aux parents dépendants. femmes âgées de 50 à 65 ans avec un seul parent en vie
Source : Reproduction du Graphique 2 de R. FONTAINE (2009). SHARE (2006-2007).

À l’opposé sur ce graphique se trouvent les pays du sud et de l’est, avec une proportion importante de femmes aidantes de manière intensive, ainsi que des taux d’emploi faibles.

La Belgique apparaît sur ce graphique dans une position similaire à celle des pays du sud et de l’est de l’Europe.

Qu’en est-il du lien entre le fait de donner de l’aide et avoir un emploi ? D’après les calculs économétriques de l’auteur, le fait d’aider un proche et de travailler sont deux activités indépendantes, ce qui implique que l’un ne va pas modifier l’autre. Ce résultat tient pour l’ensemble des pays étudiés, tant que l’on ne considère pas l’intensité de l’aide.

En effet, si l’analyse se limite à l’apport d’une aide de manière plus intensive (plus d’une heure d’aide par jour), l’indépendance entre ces deux activités ne tient plus que pour les aidants des pays du nord et de l’ouest de l’Europe.

C’est dans ces deux régions d’Europe que l’on trouve l’intensité d’aide moyenne la plus faible. C’est également dans ces régions que l’offre formelle de soins est la plus développée, comme nous en avons discuté au CHAPITRE 16.

En revanche, le taux d’emploi plus faible observé dans les pays du sud et de l’est de l’Europe pourrait être expliqué en partie par le mécanisme de l’aide informelle. Dans ces pays, apporter plus d’une heure par jour d’aide en moyenne réduirait bien la probabilité d’exercer une activité professionnelle.

Il est important de noter que ces résultats sont établis sans prendre en compte l’intensité du travail, c’est-à-dire le nombre d’heures par semaine effectivement travaillées. Or, il semble évident qu’avant de quitter son emploi, la personne aidante essaiera, dans la mesure du possible, de passer à une forme de travail partiel, au moins dans une première étape et en fonction de l’intensité de l’aide.

Cette dimension est ajoutée dans l’analyse d’une deuxième étude, que nous résumons ci-après.

Nicola Ciccarelli et Arthur Van Soest, les auteurs d’une étude parue en 20185, utilisent des données plus récentes. Plus précisément, ils combinent les données de l’enquête SHARE sur quatre vagues et presque dix ans d’entretiens (1, 2, 4 et 5, 2005-2013), pour quinze pays, dont la Belgique6.

Tout comme l’étude précédente, ils constatent qu’une faible intensité d’aide n’a pas d’impact significatif sur l’emploi, ni sur le nombre d’heures travaillées, quel que soit le pays étudié. À l’inverse, ils constatent qu’une intensité élevée d’aide réduit la probabilité d’être en emploi et réduit également le nombre d’heures travaillées. Ils font aussi observer que cet effet est plus important pour les femmes que pour les hommes. Environ 2,2 % d’hommes et 3,7 % de femmes fournissent de l’aide de manière quotidienne et intensive.

L’impact de cette aide intensive peut également être différencié en fonction de l’âge de l’aidant, ce que les auteurs analysent également.

Selon leurs résultats, ils trouvent que les enfants aidants les plus âgés (dans la tranche d’âge 50-70 ans) auraient une préférence, plus marquée que chez les plus jeunes, de travailler moins d’heures voire de quitter définitivement leur emploi.

Aux portes de la retraite, certains réfléchissent en effet à prendre leur pension plus tôt, le jour où ils se trouvent confrontés aux contraintes qu’implique l’aide régulière à un parent dépendant.

Les résultats rapportés par les auteurs concernent uniquement les femmes (pour les hommes, les résultats se sont avérés non significatifs). Ainsi, pour les femmes, la probabilité d’être en emploi diminuerait entre 10,5 et 30,6 % et le nombre d’heures travaillées entre 13,1 et 31,8 %, les résultats variant selon la méthode statistique utilisée.

Contrairement aux résultats de Roméo Fontaine, les auteurs de cet article ne parviennent pas à dégager de différences significatives entre les différentes régions d’Europe.

 

Ce thème vous intéresse ? Nous vous proposons quelques statistiques complémentaires pour continuer la lecture.

Ces statistiques sont tirées de la vague 6 de SHARE, dont les données ont été collectées en 2014-2015.

 

Les statistiques présentées dans ce chapitre concernent le marché de l’emploi et l’aide informelle. Pour compléter celles-ci, nous nous penchons sur l’association entre le statut socioéconomique de l’aidante et l’aide apportée à autrui, toujours parmi les femmes. Quel est le profil des aidantes ?

Nous nous attardons dans un premier temps sur la structure de la population âgée de 50 ans et plus selon les catégories socioprofessionnelles de l’enquête SHARE.

La question, posée de manière récurrente lors des vagues successives de SHARE, demande aux répondants de définir eux-mêmes leur situation en tant que : 1) à la retraite ; 2) en activité en tant qu’employé ou indépendant ; 3) au chômage ; 4) en situation de maladie-invalidité de longue durée ; 5) au foyer ; et 6) dans une autre situation.

Le GRAPHIQUE 69 montre la distribution au sein de la population âgée de 50 ans et plus en Belgique néerlandophone et francophone ainsi que pour l’ensemble des pays SHARE, en faisant la distinction entre hommes et femmes.

Graphique 69 : catégories socioprofessionnelles
Source : SHARE (2014-2015), 50 ans et +.

Les différences les plus marquantes entre hommes et femmes sont à trouver au niveau des taux d’emploi, employé(e) ou indépendant(e), plus élevés parmi les hommes, et la proportion relativement importante de femmes « au foyer ». On observe en revanche peu de variations entre les régions reprises sur ces graphiques.

Une autre différence importante, qu’il est intéressant de souligner lorsque l’on discute de l’aide à une personne dépendante, est le temps alloué au travail lorsque la personne est employée (secteur public ou privé) ou indépendante. En effet, ce temps alloué affecte la possibilité d’aider et inversement, l’aide influe sur le temps alloué au travail.

Le GRAPHIQUE 70 montre la proportion de travailleurs à temps partiel âgés de 50 à 69 ans en Belgique et pour la moyenne des pays SHARE. Nous y voyons que le phénomène du travail à temps partiel concerne principalement les femmes.

Graphique 70 : proportion d’hommes et de femmes travaillant à temps partiel
Source : SHARE (2014-2015), 50 à 69 ans.

Une personne est dite en temps partiel dans ces statistiques lorsqu’elle travaille moins de 30 h par semaine, ce qui représente en Belgique environ un 4/5e temps. Au sein de la population SHARE âgée entre 50 et 69 ans au travail, ils sont 7 % et 28 % respectivement parmi les hommes et les femmes à travailler à temps partiel. En Belgique, alors que la proportion d’hommes travaillant à temps partiel est similaire à la moyenne SHARE, les femmes sont en revanche relativement plus nombreuses à réduire leur temps de travail à 30 h par semaine ou moins. C’est parmi les travailleuses francophones que nous trouvons la proportion de temps partiel la plus élevée, à 37 %.

La distribution des aidants, hommes et femmes, en fonction de leur profil socioéconomique, est présentée sur le GRAPHIQUE 71. Nous y faisons, pour la population SHARE, la distinction entre le travail à temps plein et à temps partiel (la catégorie « autre situation » est omise, en tant que part résiduelle sur le graphique).

Graphique 71 : distribution des aidants parmi les six catégories socio-professionnelles
Source : SHARE (2014-2015), 50 ans et +, moyenne SHARE.

Nous voyons à travers ce graphique un profil plus hétérogène de l’aidante, là où celui de l’aidant est assez simple. En effet, les hommes qui procurent de l’aide à une personne extérieure au ménage sont en majorité soit à la retraite, soit au travail à temps plein (87 %). En comparaison, ces deux catégories regroupent 66 % des aidantes. Comme nous l’avons vu sur les GRAPHIQUES 69 ET 70, les femmes ont la spécificité d’adopter en plus grand nombre le travail à temps partiel et la vie au foyer, qui sont les deux autres types d’aidantes principales, pour près d’un quart de celles-ci.

 

Ce qu’il faut retenir

Le nombre de personnes âgées et très âgées augmente, et mécaniquement avec lui le nombre de personnes dépendantes. Des services formels peuvent être organisés pour venir en aide à ces personnes, mais leur disponibilité et accessibilité peuvent être limitées. L’aide informelle, soit l’aide apportée par un proche, est à l’heure actuelle toujours essentielle. Les enfants d’un parent devenu dépendant sont, avec le conjoint éventuel, les principaux fournisseurs de l’aide informelle. Pour y arriver, ils doivent dans beaucoup de cas combiner le temps consacré à cette aide avec une vie professionnelle.

Les résultats de la première étude présentée dégagent une différence en fonction des pays. C’est sans étonnement que les effets négatifs de la fourniture d’aide sur l’emploi des aidants se situe dans les pays où l’aide formelle, publique et/ou privée, est la moins développée, c’est-à-dire dans les pays du sud et de l’est de l’Europe. Les auteurs de la deuxième étude confirment cette relation mais pour l’ensemble des pays cette fois. Leur analyse ne dégage cependant aucune hétérogénéité en fonction des régions et des pays passés sous la loupe.

Dès lors que le souhait des pouvoirs publics est de privilégier le taux d’emploi des 50-64 ans, les auteurs plaident en faveur d’un développement de dispositifs publics qui organisent davantage l’aide formelle.

 

L’apport de SHARE pour ce sujet

  • Caractère international : les études reprises dans ce chapitre couvrent entre treize et quinze pays sur des périodes qui se chevauchent, de 2004 à 2013 pour l’année la plus récente (vague 5 de l’enquête).
  • Caractère longitudinal : les auteurs de la deuxième étude exploitent les données en suivant précisément les mêmes individus et leurs choix et comportements sur presque dix ans.
  • Les auteurs s’intéressent à la santé de la population des 50 ans et plus sous le prisme peu étudié de l’aide informelle. Ils dégagent des résultats qui mettent en évidence l’effet qu’elle peut avoir sur la santé de la personne aidante.

 

1 R. Fontaine, « Aider un parent âgé se fait-il au détriment de l’emploi ? », Retraite et société, Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV), La Documentation française, 2009, pp. 31-61.

2 Voy. à ce sujet les conclusions du Conseil européen de Lisbonne de mars 2000, à l’adresse http://www.europarl.europa.eu/summits/lis1_fr.htm.

3 Voy. le tableau 3, R. Fontaine, « Aider un parent âgé se fait-il au détriment de l’emploi ? », Retraite et société, Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV), La Documentation française, 2009, pp. 31-61.

4 Dans ses calculs, l’auteur prend également en compte les enfants cohabitant avec un parent âgé sans tenir alors compte de l’intensité (il n’existe pas de données sur l’intensité de l’aide fournie à un membre faisant partie du ménage de l’aidant).

5 N. Ciccarelli et A. Van Soest, « Informal Caregiving, Employment Status and Work Hours of the 50+ Population in Europe », De Economist, 2018, vol. 166, n° 3, pp. 363-396.

6 Les quinze pays étudiés sont : Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Estonie, France, Grèce, Italie, Pays-Bas, Pologne, Slovénie, Suède, Suisse et Tchéquie.

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