18 S’occuper de ses petits-enfants : corvée ou bonheur ?

De nombreuses questions se posent sur l’effet qu’a pu avoir le rapide allongement de la durée de vie sur le bien-être des personnes âgées. Un début de réponse pourrait venir du fait que grâce à l’augmentation de l’espérance de vie, plus nombreux sont les grands-parents qui peuvent ainsi profiter de leurs petits-enfants. Mais, est-ce nécessairement vrai pour tout le monde ?

Bruno Arpino, Valeria Bordone et Nicoletta Balbo, les auteurs d’un article paru en 20181, montrent, à partir des données des vagues 2, 4, 5 et 6 de SHARE (2006-2015), que le bien-être individuel est positivement associé au fait d’être grand-parent et de s’occuper de ses petits-enfants, peu importe l’intensité de cette occupation. Ce sont d’ailleurs les grand-mères qui en retireraient un plus grand surplus de bien-être, bien qu’elles y passent le plus de temps.

Mais les auteurs s’intéressent également à des éventuelles différences à travers les pays. Ce qu’ils trouvent, un peu de manière inattendue, est que l’association entre bien-être et grand-parentalité est plus forte dans les pays où s’occuper de ses petits-enfants de manière intensive est moins inscrit dans les mœurs. Les auteurs montrent que ce résultat provient du fait que, dans les pays où s’occuper de manière plus intensive des petits-enfants est d’une certaine manière la norme sociale, ce sont les personnes âgées qui n’ont pas la possibilité de le faire qui en souffrent. D’où leur conclusion que la norme sociale, autrement dit les attentes que la société a vis-à-vis de ses membres, joue sur le bien-être individuel.

Cette étude peut être directement mise en relation avec un article plus ancien du même groupe d’auteurs2 dans lequel ceux-ci font l’inventaire de différentes situations auxquelles font face les grands-parents européens en matière de garde de leurs petits-enfants. Ils y montrent que ce sont les politiques familiales mises en place dans chaque pays et la disponibilité d’emploi à temps partiel qui jouent un rôle déterminant. C’est dans les pays où ces deux conditions ont le plus de difficulté à être réunies que la participation des grands-parents à la garde des petits-enfants est la plus intense.

 

Politique familiale

Ce qu’on entend par politique familiale est toute mesure prise par l’État afin d’aider les familles dans la prise en charge de leurs enfants, que ce soit en termes d’éducation, d’aide financière ou de soutien varié. Le but de ces politiques ou mesures est souvent de favoriser le renouvellement des générations en permettant aux familles de garder un meilleur niveau de vie. Parmi elles, et en premier lieu, se trouvent des mesures favorisant l’offre de places d’accueil pour la première enfance, crèches et écoles maternelles subventionnées ou prises en charge par l’État, ainsi que l’obligation faite aux employeurs d’accorder des congés parentaux à leur personnel.

 

Le GRAPHIQUE 72 montre le pourcentage parmi les grands-parents, interviewés dans le cadre de la première vague de SHARE (2004-2005), qui gardent leurs petits-enfants quotidiennement, une fois toutes les semaines, moins souvent, ou jamais.

Graphique 72 : fréquence de garde des petits-enfants par leurs grands-parents
Pays classés en fonction de la proportion de grands-parents qui gardent quotidiennement leurs petits-enfants. Ne se retrouvent sur ce graphique que les grands-parents ayant au moins un petit-enfant de 16 ans au maximum. Source : Reproduction du graphique 4, ARPINO et al. (2017), p. 858. SHARE (2004-2007).

Une distinction assez claire apparaît entre les pays où la garde des petits-enfants occupe de manière plus intensive les grands-parents, à savoir les pays du sud de l’Europe : Espagne, Grèce, Italie, auxquels s’ajoute la Pologne ; de pays où, au contraire, la garde quotidienne est l’exception : Danemark, Pays-Bas et Suède ; et un troisième groupe intermédiaire où l’on trouve les pays du centre de l’Europe, dont la Belgique, plus la Tchéquie.

Comme le montrent par la suite les auteurs à l’aide d’un test, une association statistiquement significative entre le développement des politiques familiales et la flexibilité du marché du travail peut être établie.

Étant donné cette diversité de pratiques à travers les pays européens, qui sont sans doute en partie le résultat de choix fondés sur des éléments culturels, historiques et sociétaux, l’enquête SHARE constitue un cadre idéal pour l’analyse des relations intergénérationnelles. Elle l’est également pour étudier les effets potentiels que ces relations peuvent avoir sur les conditions de vie et la santé des personnes âgées.

Comme dernière illustration sur ce thème, nous avons repris quelques éléments d’une étude réalisée en 20183 par Giorgio Brunello et Lorenzo Rocco qui analysent le lien potentiel entre dépression et grand-parentalité en se servant des données recueillies lors des vagues 1, 2 et 3 de SHARE (2004-2009).

Le TABLEAU 24 indique pour chaque pays participant aux premières vagues de SHARE, les taux de participation à la garde de petits-enfants au sein de la population âgée entre 50 et 75 ans. À titre d’exemple, en Belgique, ces taux sont, respectivement, 70 % parmi les femmes et 66 % parmi les hommes.

Tableau 24 : garde des petits-enfants par leurs grands-parents : intensité et proportion
L’intensité de la garde est représentée en nombre d’heures allouées à la garde d’un petit-enfant, par mois. Le pourcentage représente la part de grands-parents qui ont gardé de manière périodique un petit-enfant sur les douze derniers mois. Source : Reproduction du Tableau A2 (Appendice), G. BRUNELLO et L. ROCCO (2018). SHARE (2004-2007).

Sur ce même tableau nous pouvons observer que l’intensité moyenne de la garde, mesurée en heures par mois, était de 39 heures pour les grand-mères belges et 35 heures pour les grand-pères belges. C’est en Pologne, en Italie et en Espagne qu’on observe les intensités de garde les plus élevées, avec 73, 67 et 47 heures, respectivement, pour les grand-mères. Par ailleurs, la participation des grand-mères à la garde des petits-enfants est nettement supérieure à celle des grand-pères dans tous les pays, à l’exception de l’Autriche, et ce d’autant plus lorsque l’on regarde l’intensité de la garde (nombre d’heures).

En se servant d’une méthode économétrique très élaborée, entre autres en faisant appel aux dates d’entretiens pour contrôler les différences d’âge des petits-enfants, les auteurs évaluent le lien potentiel entre l’intensité de l’aide, c’est-à-dire le nombre d’heures de garde par mois, et la présence éventuelle de signes de dépression. L’enquête SHARE permet en effet la construction de l’indicateur EURO-D, obtenu en additionnant les réponses données à une batterie de questions portant sur la perte de motivation et/ou des signes de souffrance psychologique (voy. à ce sujet notamment le CHAPITRE 3).

Une association positive entre l’intensité de la garde des petits-enfants et les signes de dépression est malheureusement confirmée par les résultats obtenus. Autrement dit, plus le grand-parent garde l’un de ses petits-enfants, plus il risque de manifester des signes avant-coureurs d’un état de dépression.

Les auteurs nuancent néanmoins ce résultat. Après avoir procédé à une série de tests complémentaires, ils montrent que le nombre d’heures dédié à la garde de ses petits-enfants pourrait être en réalité la conséquence d’un état de dépression préalable.

Enfin, ils notent qu’une hausse de 10 heures de garde supplémentaire par mois entraînerait une augmentation de la probabilité de développer des symptômes dépressifs entre 3,2 et 6,1 points de pourcentage pour les femmes et pour les hommes, respectivement. Les auteurs expliquent en partie ce résultat par le fait qu’en moyenne les femmes sont plus habituées à prendre soin d’un membre de la famille. Dès lors, elles sont moins impactées émotionnellement par la garde des petits-enfants.

Ce thème vous intéresse ? Nous vous proposons quelques statistiques complémentaires pour continuer la lecture.

Ces statistiques sont tirées de la vague 6 de SHARE, dont les données ont été collectées en 2014-2015.

 

Pour apporter quelques informations complémentaires sur cette thématique, nous nous intéressons ici au nombre moyen d’enfants et de petits-enfants par ménage, à la présence d’au moins un enfant dans un rayon d’un kilomètre du parent, et à l’association entre la garde d’un petit-enfant et l’âge du grand-parent.

Le GRAPHIQUE 73 reprend la distribution du nombre moyen d’enfants par ménage, pour la Belgique francophone et néerlandophone et pour la moyenne des pays SHARE. La moyenne d’enfants par ménage se situe aux alentours de deux enfants, et environ 15 % des ménages n’en ont pas. Dans l’ensemble, la moyenne des pays SHARE est légèrement au-dessus de la moyenne en Belgique.

Ensuite, dans le même esprit, le GRAPHIQUE 74 montre, pour les ménages ayant au moins un enfant, la distribution du nombre moyen de petits-enfants, jusqu’à six. Quelques 30 % des ménages n’ont pas de petits-enfants. Peu de variation existe entre la Belgique et la moyenne des pays SHARE.

Graphique 73 : nombre d’enfants par ménage
Source : SHARE (2014-2015), 50 ans et +, enfants de tout âge.
Graphique 74 : nombre de petits-enfants
Nombre de petits-enfants pour les ménages de grands-parents ayant au moins un enfant. Source : SHARE (2014-2015), 50 ans et +.

 

Le GRAPHIQUE 75 reprend la proportion de ménages pour lesquels au moins un enfant habite dans un rayon d’un kilomètre autour de leur domicile.

 

Graphique 75 : ménages ayant au moins un enfant vivant dans un rayon de 1 km
Les ménages sans enfants ne sont pas repris dans ce graphique. Source : SHARE (2014-2015), 50 ans et +.

Bien que ce ne soit pas un indicateur parfait, cette proportion indique les pays dans lesquels les grands-parents ont des enfants et petits-enfants qui résident à courte distance. Dans les pays du sud et de l’est de l’Europe, à l’exception de l’Estonie, cette proportion est supérieure à 50 %. C’est le Danemark qui enregistre la proportion la plus faible, avec seulement un quart des ménages de grands-parents dont au moins un enfant et leur famille habitent à proximité.

Enfin, le GRAPHIQUE 76 décompose la proportion de grands-parents gardant leur(s) petit(s)-enfant(s) en fonction de l’âge. Nous pouvons y voir que la garde est assez stable entre 50 et 69 ans : la proportion de grands-parents qui a gardé au moins un petit-enfant au moins une fois dans l’année écoulée est élevée et varie entre 71 % et 75 % chez les Belges francophones, et entre 77 % et 85 % chez les Belges néerlandophones. Cette proportion s’essouffle dès 70 ans, pour devenir minime passé 85 ans.

Graphique 76 : proportion de grands-parents qui ont gardé un petit-enfant au moins une fois dans les douze derniers mois
Source : SHARE (2014-2015), 50 ans et +.

 

Ce qu’il faut retenir

L’importance et l’intensité de l’aide apportée par les grands-parents à la garde et aux soins de leurs petits-enfants varient fortement au travers des pays européens, avec un gradient très marqué entre les pays du sud et du nord de l’Europe. Sans pouvoir démontrer que l’origine de cette variation puisse se trouver dans les différences culturelles, les auteurs constatent que c’est dans les pays du nord de l’Europe que les politiques publiques d’aide à la garde des petits-enfants et la participation des femmes au marché du travail sont les plus élevées.

Une conclusion de ces études est que de manière générale la grand-parentalité se traduit par un accroissement du sentiment de bien-être parmi les personnes âgées, et ce d’autant plus que le nombre de petits-enfants est élevé. Cependant, les auteurs constatent que ce bien-être peut être mis à mal dans les pays où, pour des raisons culturelles, la « norme sociale » attend des personnes âgées qu’elles s’occupent de leurs petits-enfants. Malheur donc à celles et ceux qui n’ont pas l’opportunité de le faire, à cause de la distance ou pour d’autres raisons, ou qui n’ont tout simplement pas de petits-enfants.

Cela dit, lorsque les auteurs s’intéressent à l’intensité de la garde des petits-enfants, ils constatent malheureusement l’existence d’un lien entre cette intensité et l’émergence de signes de dépression, plus nuancés chez les grand-mères que chez les grand-pères. Ce qui amène les auteurs à plaider en faveur de réformes visant à aider les familles dans la garde des enfants de bas âge, avec comme objectif, entre autres, d’éviter que cette activité ne se transforme en une perte de bien-être pour les grands-parents.

 

L’apport de SHARE pour ce sujet

  • Son caractère longitudinal : les deux études reprises pour illustrer la thématique utilisent les données de SHARE sur plusieurs vagues, étendant par-là les possibilités d’analyse, et couvrant à elles deux une période allant de 2004 à 2015.
  • Son caractère international : les auteurs ont pu analyser douze pays européens sur un même plan grâce à l’homogénéité de l’enquête SHARE, et cela malgré les différences culturelles, institutionnelles et la large variété de langues utilisées. Ceci est le résultat d’un processus dans lequel l’effort d’homogénéisation est présent à toutes les étapes, dès la conception du questionnaire au protocole suivi par les intervieweurs, en passant par la méthodologie d’échantillonnage et le nettoyage et la vérification des données collectées.
  • Les données de SHARE étant multidisciplinaires, les auteurs ont pu étudier l’association entre la garde des petits-enfants, son intensité, et la santé mentale des grands-parents (avec l’échelle de dépression EURO-D). Ceci a été possible en combinant différents modules correspondant à des sections spécifiques du questionnaire de l’enquête : composition familiale, relations interpersonnelles, santé mentale et bien-être entre autres.

 

1 Br. Arpino, V. Bordone et N. Balbo, « Grandparenting, education and subjective well-being of older Europeans », European Journal of Ageing, 2018, 15, pp. 251-263.

2 Br. Arpino, V. Bordone et N. Balbo, « Patterns of grandparental childcare across Europe: the role of the policy context and working mothers’ need », Ageing & Society, Cambridge University, 2017, 37, pp. 845-873.

3 G. Brunello et L. Rocco, « Grandparents in the blues. The effect of childcare on grandparents’ depression », Review of the Economics of the Household, 2018, 17, pp. 587-613.

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