2 Les dents de vos enfants sauvées par… la taille de votre bibliothèque ?

Voyons la relation en sens inverse : quel lien pourrait-il bien y avoir entre le nombre de livres présents chez vous quand vous aviez 10 ans et le nombre de dents qu’il vous reste passé 50 ans ? C’est ce que Stefan Lislt et ses coauteurs1 ont étudié avec les données de l’enquête SHARE.

Bien entendu, ce lien est un raccourci pour faire passer un message plus sérieux : les conditions de vie durant l’enfance ont un impact de long terme sur la santé bucco-dentaire des individus, qui elle-même est liée à la santé globale. Cet article est donc intéressant pour comprendre les facteurs de long terme qui contribuent à un meilleur état de santé. Le CHAPITRE 12 de ce livre développe ce sujet plus en détail.

Pour réaliser cette étude, les auteurs ont utilisé la cinquième vague de l’enquête, réalisée en 2012-2013. Cette édition contenait une série de questions rétrospectives, spécifiquement ciblées sur l’enfance du répondant. Ces questions ont dès lors permis de faire un lien direct entre les réponses aux questions « classiques » de l’enquête SHARE et la situation vécue par le même répondant durant son enfance. Quinze pays ont été étudiés, dont la Belgique, reprenant 51.560 répondants au total2.

En plus de comparer la présence de livres durant l’enfance avec le nombre de dents restantes à l’âge adulte, les auteurs compilent une série d’indicateurs qui donnent une idée plus complète des conditions socioéconomiques du répondant SHARE lors de son enfance. Quatre de ces indicateurs clés sont repris sur le TABLEAU 3, pour lesquels est reportée la moyenne de dents restantes. Ces statistiques montrent qu’il existe une corrélation entre les conditions socioéconomiques vécues durant l’enfance et le nombre de dents restantes après 50 ans, et donc avec la santé bucco-dentaire.

Parmi ces statistiques, nous pouvons voir que le nombre restant de dents est corrélé négativement avec la situation financière du ménage des parents durant l’enfance : plus cette situation était défavorable, moins la personne conservera de dents après 50 ans. Une explication possible de cette observation est qu’il est probable que les personnes ayant vécu dans un ménage en situation financière défavorable n’aient pas pris l’habitude de se rendre régulièrement chez leur dentiste, ou de s’y faire soigner lorsque cela s’avérait nécessaire.

De plus, les auteurs mettent particulièrement en lumière le lien entre le nombre de livres qui entouraient le répondant durant son enfance, et le nombre de dents restantes après 50 ans. Pour expliquer cette relation, ils font l’hypothèse que le développement d’une culture scientifique au plus jeune âge contribue positivement à la formation ou au maintien d’habitudes de santé saines.

Ces tendances sont confirmées par des méthodes statistiques plus poussées. Par ailleurs, les résultats indiquent qu’il n’y a pas de variation significative selon le sexe, le niveau de diplôme et l’âge. En d’autres termes, lorsque sont mélangées les données sur le niveau d’éducation, l’âge et les conditions socioéconomiques, ce sont ces dernières qui expliquent le mieux les différences observées entre les individus en nombre de dents.

Tableau 3 : nombre de dents restantes après 50 ans et conditions socioéconomiques à l’âge de 10 ans
Source : Adaptation du tableau 1, S. LISLT et al. (2017). SHARE (2012-2013), moyenne SHARE

Mais au-delà de ces statistiques sur les conditions de vie durant l’enfance, les auteurs montrent que c’est la prévention qui explique de manière la plus forte le nombre de dents restantes : les individus qui se rendent régulièrement chez leur dentiste pour leur visite de contrôle ont en moyenne bien plus de dents que ceux qui n’y vont jamais. Ils tempèrent néanmoins ces observations en indiquant qu’il ne s’agit pas réellement d’effets causals, mais plutôt de corrélations. En d’autres termes, ces évolutions sont souvent observées conjointement, mais on ne peut pas prouver que l’une conduit systématiquement à l’autre. Pour cause, les données de SHARE ne permettent pas de combler le manque d’information entre l’enfance et l’âge adulte en termes de conditions de vie et d’autres éléments qui auraient pu être déterminants sur l’évolution de l’état de santé et notamment sur le nombre de dents restantes.

 

Ce thème vous intéresse ? Nous vous proposons quelques statistiques complémentaires pour continuer la lecture.

Ces statistiques sont tirées de la vague 5 de SHARE, dont les données ont été collectées en 2012-2013. Cette édition de l’enquête est la seule recueillant ce type de données sur la petite-enfance.

 

L’accroche principale de la recherche présentée ci-dessus étant le nombre de dents qu’un individu de plus de 50 ans possède encore, nous comparons sur le CARTE DE L’EUROPE 1 de façon très simplifiée cette information pour tous les pays participant à l’enquête SHARE en vague 5, la seule édition ayant une série de questions spécifiquement centrées sur la santé et les conditions de vie vécues durant la petite enfance.

Carte de l’Europe 1 : nombre moyen de dents restantes
Source : SHARE (2012-2013), 50 ans et +.

En général, une personne a 28 dents et éventuellement quelques dents de sagesse. C’est la Suède qui obtient le nombre moyen de dents restantes le plus élevé, avec 26 dents. La Belgique se situe à 19 dents restantes, c’est-à-dire en dessous de ses voisins français, suisses, luxembourgeois et allemands, mais à égalité avec les Néerlandais. L’Estonie et la Slovénie sont les pays dont la moyenne de dents restantes est la plus faible, avec 16 et 17 dents respectivement3.

Ces statistiques sont sans doute liées à l’existence d’une sécurité sociale développée et de la couverture de celle-ci concernant les soins bucco-dentaires dans chaque pays. À noter que d’autres éléments que ceux développés dans cette brochure peuvent influencer la décision individuelle de recourir à des soins, quels qu’ils soient.

Constituée presque exclusivement de questions relevant de la vie actuelle des répondants, la cinquième vague de SHARE s’intéressait également à leur passé, mais de façon limitée : il s’agissait de répondre à une dizaine de questions permettant de se faire une idée sur les conditions socioéconomiques dans lesquelles vivait le répondant durant l’enfance. Nous en présentons certaines dans les quelques graphiques suivants.

Le GRAPHIQUE 6 montre le nombre médian de pièces à vivre par membre d’un ménage. En Belgique, que ce soit au nord ou au sud du pays, le nombre médian de pièces à vivre est de cinq, et le nombre médian de personnes composant un ménage est également de cinq, portant la statistique à une pièce par personne4. C’est également le cas en Suède et au Luxembourg.

Cette statistique est plus faible dans les autres pays, qui enregistrent moins d’une pièce par personne : c’est notamment le cas de la Slovénie et de l’Estonie, qui comptent sur une demi-pièce par personne, voire moins dans le cas de la Slovénie.

Graphique 6 : nombre médian de pièces à vivre par personne durant l’enfance
Pays classés par ordre alphabétique. Exemple : avec 0,4 pièce à vivre par personne, ce sont les Slovènes qui semblent vivre le plus à l’étroit en Europe. Source : SHARE (2012-2013), 50 ans et +.

 

Pièces à vivre

Il était demandé aux répondants de la vague 5 de compter combien de pièces « à vivre » il y avait dans leur logement lorsqu’ils avaient 10 ans. Dans leur calcul, ils devaient exclure les pièces telles que la cuisine, la salle de bains, les halls, etc., qui ne constituent pas spécifiquement une pièce de vie dans son concept strict.

 

Enfin, le GRAPHIQUE 7 s’intéresse au nombre de livres détenus par le ménage lorsque le répondant avait environ 10 ans, en distinguant deux groupes : ceux qui possédaient jusqu’à 25 livres et ceux qui en possédaient plus. Nous voyons que cette statistique est hétérogène selon les pays : à part aux Pays-Bas, en Suisse et en Belgique où la population est presque aussi nombreuse dans les deux groupes, la Suède, le Danemark et la Tchéquie se distinguent en ayant 60 % voire plus de leur population de 50 ans et plus ayant vécu dans un ménage possédant plus de 25 livres.

À l’inverse, l’Espagne, l’Italie et la Slovénie ferment la marche avec plus de 75 % de leur population respective ayant vécu dans un ménage avec 25 livres ou moins.

Graphique 7 : distribution de la population selon le nombre de livres détenus dans le ménage à 10 ans
Pays classés par ordre alphabétique. Source : SHARE (2012-2013), 50 ans et +.

 

 

 

Ce qu’il faut retenir

Le message des auteurs se résume très simplement : notre état de santé actuel, même après 50 ans, est en partie dépendant de notre vécu.

En effet, même si chaque personne a sa propre histoire, les habitudes en termes de santé sont en général acquises durant l’enfance.

Si les conditions de vie d’un individu lorsqu’il était enfant n’étaient pas favorables, il est probable que ça soit toujours le cas à l’âge adulte ou qu’il n’ait pas développé par après de comportements plus favorables à sa santé. Cela dit, les parcours de vie sont multiples et variés, et il est toujours possible, avec les bons stimuli, de sortir de tout engrenage négatif.

Enfin, les auteurs contribuent à la littérature scientifique en s’intéressant à la santé actuelle des individus en investiguant des possibles déterminants de long terme, intervenus lors de leur enfance.

 

 

 

L’apport de SHARE pour ce sujet

Caractère international de l’étude : quinze pays ont été étudiés, dans le cadre de la vague 5 de l’enquête. Au total, les informations de 51.560 entretiens ont été rassemblées.

Les chercheurs ont exploité une spécificité de la vague 5 en utilisant une série de questions sur les conditions de vie durant l’enfance du répondant. Celles-ci sont comparées avec le nombre de dents restantes au moment de l’entretien pour avoir une idée de son état de santé bucco-dentaire.

Au travers de ce type de recherche, SHARE permet dès lors de prouver aux décideurs politiques que les conditions socioéconomiques vécues durant l’enfance façonnent les modes de vie à l’âge adulte. Des politiques publiques favorisant les bonnes pratiques en matière de santé dès le plus jeune âge pourraient donc être proposées ou étendues davantage, au lieu de se focaliser sur ce que peut faire l’adulte par après avec les conséquences de mauvaises habitudes bien ancrées.

 

1 St. Lislt, J. M. Broadbent, W. M. Thomson, Chr. Stock, J. Shen, J. Steele, J. Wildman, A. Heilmann, R. G. Watt, G. Tsakos, M. A. Peres, G. van der Heijden et H. Jürges, « Childhood socioeconomic conditions and teeth in older adulthood: Evidence from SHARE wave 5 », Community Dentistry and Oral Epidemiology, 2017, 46:78-87.

2 Les pays étudiés sont : Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Estonie, France, Israël, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Slovénie, Suède, Suisse et Tchéquie.

3 Cette comparaison ne tient pas compte des différences éventuelles en termes de structure d’âge de la population entre les pays. Il se peut qu’une partie de ces différences soit due au fait que l’âge moyen d’un pays soit par exemple plus élevé que dans un autre, entraînant logiquement un nombre de dents restantes légèrement plus faible.

4 Le calcul d’une médiane diffère de celui de la moyenne. Pour faire simple, si la moyenne est fortement influencée par les valeurs extrêmes d’une série d’observations, la médiane permet de les atténuer, ce que nous avons décidé de faire pour cette statistique.

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La vie après 50 ans Copyright © 2021 by Xavier Flawinne et Sergio Perelman is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

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