13 Le passage à la retraite, synonyme de dépression et de baisse des performances cognitives ?

Beaucoup a été dit et écrit sur la retraite, ce tournant unique dans la vie des travailleurs qui représente souvent un arrêt définitif de l’activité professionnelle, et par conséquent le passage à une certaine inactivité. L’enquête SHARE s’intéresse tout particulièrement à ce moment dans la vie des travailleurs âgés, d’une part, à la manière et aux circonstances qui entourent ce moment charnière et, d’autre part, aux changements qui en découlent pour chaque individu dans sa vie personnelle.

Plusieurs dimensions dans la vie des individus sont concernées par la décision de prendre sa retraite : sa situation au travail, son entourage familial, son état de santé et, surtout, les conditions de vie espérées après la retraite. Mais dans les sociétés dites plus avancées, dans lesquelles l’État providence veille, on remarque que ce sont les lois sociales et les réglementations sur le marché du travail, y compris les conventions patrons-syndicats, qui jouent un rôle déterminant en fixant les âges auxquels on devient « éligible » pour bénéficier d’une pension ou bien, tout simplement, l’âge auquel la retraite (ou la pré-retraite) est imposée d’office. Ces lois fixent également les règles de calcul des pensions, lesquelles dans une majorité de cas représenteront le revenu le plus important, pour ne pas dire unique, sur lequel les ménages âgés pourront compter tout au long de leur retraite.

 

L’État providence

Un « État providence » est un État doté d’un pouvoir de décision souvent large en ce qui concerne les matières économiques et sociales, de sorte à faire bénéficier les citoyens de prestations sociales, telles que le remboursement de soins de santé, une pension publique, des allocations de chômage, etc. En Belgique, par exemple, l’État providence inclut les instruments de protection sociale tels que la Sécurité sociale, les pensions publiques et l’assistance sociale (CPAS).

 

Dans une étude parue en 20081, Agar Brugiavini et ses coauteurs analysent les réponses données par les personnes fraichement retraitées à une question posée par SHARE qui porte sur la raison qui aurait motivé leur retrait de la vie active. Le GRAPHIQUE 46 permet d’observer que dans une majorité de cas, c’est simplement le fait de devenir « éligible », donc d’avoir atteint l’âge permettant de bénéficier d’une pension légale ou d’une pré-retraite, qui est cité comme le facteur déclencheur le plus important. Viennent ensuite les problèmes liés à la santé et enfin l’envie de « profiter de la vie ».

Graphique 46 : raison du départ à la retraite (2006)
Les pays sont classés par ordre alphabétique. Source : Adaptation du Graphique 3, A. BRUGIAVINI, E. CRODA et M. DEWEY (2008). SHARE (2006), retraités de 50 à 69 ans.

D’autres chercheurs se sont intéressés aux conséquences potentielles que le passage à la retraite pourrait avoir sur différentes dimensions, en particulier sur les facultés cognitives et l’état de santé mentale, mais également sur la santé physique. L’idée de départ de toutes ces études est le fait que le retrait de la vie professionnelle représente un bouleversement majeur qui se traduit, d’un côté, par un gain de temps mais, d’un autre côté, par l’étiolement de son entourage social et de sa propre indépendance, dans la mesure où l’on ne vit plus du produit de son travail mais d’une pension de retraite.

Beaucoup de personnes se sont très bien préparées à ce bouleversement. Outre le fait de se prémunir contre des éventuels problèmes financiers, elles ont préparé le terrain pour l’après-retraite en développant des activités diverses – bénévolat, hobbies, sport, garde des petits-enfants, jardinage, lecture… –, y compris pour certaines personnes le maintien d’une activité professionnelle. Et, comme nous l’avons vu dans d’autres chapitres de cet ouvrage, le fait de se maintenir actif est un bon antidote pour rester en bonne santé.

Cependant, le risque est élevé pour bon nombre de travailleurs de ne pas être suffisamment préparé aux conséquences de la retraite, car la décision de quitter la vie active résulterait davantage d’une contrainte externe et moins d’un problème de santé ou d’un souhait personnel. Comme certaines études le montrent, c’est autour des âges clés, fixés comme âges légaux de prise de la (pré-)retraite, que l’on observe des signes avant-coureurs de problèmes de santé. L’intérêt particulier pour les détecter se porte au niveau de la perte des capacités cognitives, pouvant mener à terme à des situations de dépendance, et aux sentiments exprimés lors de l’interview SHARE, pouvant correspondre à une forme de dépression.

La diminution des capacités cognitives après la retraite a été explorée tôt dans l’histoire de l’enquête SHARE. Stéphane Adam et ses coauteurs2 ont étudié cette relation dans les détails avec les données de la première vague de l’enquête. La conclusion de leurs recherches est que le maintien d’une activité, qu’elle soit professionnelle ou de loisir, est positivement corrélée à la constitution d’une « réserve cognitive ». Plus cette réserve est importante, moins les individus seront sujet prématurément au vieillissement cognitif et à la maladie d’Alzheimer.

 

Réserve cognitive

La « réserve cognitive » est un concept qui évalue la plasticité cérébrale d’un individu âgé, en donnant une indication de sa résistance aux effets du vieillissement (source adaptée : https://www.universalis.fr/encyclopedie/reserve-cognitive/). Cette réserve cognitive varie selon les individus et leur histoire, et est influencée par plusieurs facteurs, notamment l’éducation, l’occupation exercée, le style de vie, etc. Pour faire référence à la « réserve cognitive », nous utiliserons aussi comme synonymes les termes « capacités cognitives » et « performances cognitives ».

 

Parmi les facteurs qui influencent les capacités cognitives chez les personnes retraitées, c’est le niveau d’éducation, estimé ici par le nombre d’années d’études (ou le plus haut diplôme obtenu), qui se révèle être l’élément le plus déterminant. Au travers du GRAPHIQUE 47, qui représente en vue 3D l’influence de l’âge et du nombre d’années d’études sur les performances cognitives, les auteurs montrent que ces dernières varient négativement en fonction de l’âge et positivement en fonction du nombre d’années d’études.

Graphique 47 : performances cognitives, âge et éducation3
Source : Graphique 2, S. ADAM et al. (2013). SHARE (2004-2005).

Avec ce graphique, ils montrent également un autre élément important : l’influence négative de l’âge sur les capacités cognitives n’est pas la même selon le niveau d’éducation atteint. En effet, plus le nombre d’années d’études est grand, moins la perte (dont l’intensité est représentée par l’inclinaison de la pente) de capacité cognitive selon l’âge sera grande. Cette perte (pente) est la plus importante chez les personnes avec un niveau d’éducation le plus bas, correspondant sur ce graphique à celles ayant passé entre 0 et 5 ans aux études, et qui sont âgées de 85 ans et plus.

Les auteurs montrent aussi que les performances cognitives chez les personnes âgées sont également influencées par un recul du départ à la pension, en ce que retarder sa retraite et continuer à travailler donne de meilleurs résultats sur le maintien des capacités cognitives4, mais qu’en général se maintenir actif(ve) en pratiquant des activités complexes est tout aussi important, comme par exemple la reprise d’études ou de formations, faire partie d’un club social ou d’un club de sport et, dans une moindre mesure, de pratiquer une activité physique, fréquenter son entourage social, s’occuper des tâches ménages, faire du bricolage, avoir un hobby…

Graphique 48 : taux d’emploi et performances cognitives
Le graphique met en relation les différences relatives moyennes entre les hommes âgés de 60 à 65 ans et ceux âgés entre 50 à 55 ans, sur deux dimensions : les performances cognitives et le taux d’emploi. Source : Reproduction du Graphique 3, S. ADAM et al. (2013). SHARE (2004-2005) et HRS (2004).

En couplant les données de l’enquête SHARE à son enquête-sœur HRS des États-Unis, les auteurs s’intéressent au lien potentiel existant entre le maintien d’une activité professionnelle et le maintien des capacités cognitives. Le GRAPHIQUE 48 montre la relation entre deux mesures : d’une part, la différence de taux d’emploi entre les hommes âgés de 60 à 65 ans et ceux de 50 à 55 ans et, d’autre part, la différence de performances cognitives, également entre les hommes âgés de 60 à 65 ans et ceux de 50 à 55 ans.

Ce graphique montre une tendance : plus les hommes âgés de 60 à 65 ans ont un taux d’emploi similaire à ceux âgés entre 50 et 55 ans, au sein d’un même pays, plus la perte de capacité cognitive sera faible (c’est par exemple le cas pour les États-Unis, le Danemark ou la Suède). En d’autres mots, le maintien d’une activité, professionnelle dans le cas de cette illustration, aiderait au maintien des capacités cognitives.

Les auteurs préconisent donc d’encourager davantage les personnes à rester actives plus longtemps, à la fin de leur vie professionnelle mais également pendant leur vie de retraité(e). Pour ce faire, la retraite peut se prendre plus tardivement, quand cela est faisable, et il est également possible de pratiquer davantage d’activités comme indiqué précédemment. Cependant, ils ne conseillent pas à tout le monde de rester le plus longtemps en emploi ! En effet, ils avouent ne pas pouvoir affirmer que cet impact soit positif pour tout type d’occupation. Certaines études montrent que bien que les emplois plutôt intellectuels soient bénéfiques pour le maintien des capacités cognitives, l’inverse serait plutôt le cas en ce qui concerne des emplois plutôt manuels5.

 

Ce thème vous intéresse ? Nous vous proposons quelques statistiques complémentaires pour continuer la lecture.

Ces statistiques sont tirées de la vague 6 de SHARE, dont les données ont été collectées en 2014-2015.

 

Nous l’avons vu, rester actif, professionnellement ou non, peut avoir un impact positif sur le fonctionnement cognitif, élément important qui donne la possibilité aux personnes de vieillir en forme et de façon indépendante.

Quelle est l’habitude des Belges de 50 ans et plus en ce qui concerne les activités de loisirs ? Sommes-nous en Belgique plus dépressifs que chez nos voisins ?

Dans l’enquête SHARE, sept groupes d’activités sont proposés, dont la majorité se pratiquent en groupe. Le TABLEAU 15 présente le pourcentage de personnes de 50+, en Belgique et pour l’ensemble des pays SHARE, qui déclarent pratiquer ces activités de manière régulière (par semaine, par mois, voire moins souvent).

De toutes ces activités, la majorité de personnes déclarent lire des livres, des magazines ou des journaux régulièrement, peut-être sans grande surprise. En Belgique, plus du quart des personnes de 50+ sont engagées dans du volontariat ou du bénévolat, et près du cinquième ont repris des études ou suivent une formation. Nous voyons également une différence significative de l’habitude des Belges par rapport à la moyenne des pays SHARE : en Belgique, seuls 6,6 % des 50+ déclarent ne pratiquer aucune activité, contre 20,9 % pour la moyenne des pays.

Tableau 15 : pourcentage de personnes pratiquant des activités non professionnelles
SHARE (2014-2015), 50 ans et +.

Le GRAPHIQUE 49 présente le nombre moyen d’activités que font les 50 ans et plus en Belgique et en moyenne dans les pays SHARE. Nous pouvons observer que ce nombre moyen dans les pays SHARE est inférieur aux chiffres belges : ces derniers sont davantage actifs en ce qui concerne les activités non professionnelles, telles que la reprise d’études, la lecture, etc.

Graphique 49 : nombre moyen d’activités différentes réalisées par âge
Sont reprises ici les activités non professionnelles présentées sur le Tableau 15, pour toute périodicité (toutes les semaines, une fois par mois, etc.). Source : SHARE (2014-2015), 50 ans et +.
Graphique 50 : satisfaction retirée par la pratique ou non d’activités
Source : SHARE (2014-2015), 50 ans et +.

Une question est ensuite posée aux répondants SHARE sur la satisfaction retirée6 de la pratique de ces activités (sur une échelle de 0 à 10). Nous pouvons constater sur le GRAPHIQUE 50 que pour les plus de 93 % des Belges de 50 ans et plus qui pratiquent au moins une activité non professionnelle, la satisfaction qu’ils en retirent est élevée, notée à plus de 8/10. Cette note moyenne est similaire pour les pays SHARE. Elle est moins élevée de manière générale pour ceux qui ne pratiquent pas ce type d’activités, mais reste néanmoins assez positive dans les deux cas.

Carte de l’Europe 3 : nombre moyen de symptômes de dépression (euro-d)
Source : SHARE (2014-2015), 50 ans et +.

Enfin, la CARTE DE L’EUROPE 3 montre le nombre moyen de symptômes de dépression dans la population, en utilisant l’échelle de dépression EURO-D. Celle-ci s’étend de 0 à 12, où 0 représente l’absence de symptômes et 12 une dépression maximale. La construction de cette échelle est détaillée au CHAPITRE 3. Les pays où les personnes déclarent le moins de symptômes de dépression sont la Suisse et le Danemark, avec une moyenne de symptômes entre 1,5 et 2. À l’opposé se trouvent le Portugal et la Pologne, avec une moyenne de 3,5 à 4. La Belgique se situe au milieu avec une moyenne entre 2,5 et 3.

 

Ce qu’il faut retenir

Le passage à la retraite est un événement qui peut, s’il n’est pas assez bien préparé, être un chamboulement fondamental dans une vie. Bien entendu, nous n’avons pas nécessairement toutes les clés pour réaliser un passage à la retraite tout en douceur, et ne pouvons donc pas toujours agir en connaissance de cause.

Ce que les auteurs des recherches présentées dans ce chapitre démontrent est que ce passage à la retraite est lié à un risque négatif sur le fonctionnement cognitif, qui pourrait déboucher sur des situations de perte d’autonomie, donc de dépendance.

Rester actif, que ce soit professionnellement ou non professionnellement, est primordial pour freiner la perte de capacités cognitives et le maintien d’une vie sans perte d’autonomie le plus longtemps possible. Pour ce faire, il est important de commencer tôt, déjà avant le passage à la retraite pour ceux qui sont toujours actifs, pour que ce passage constitue plus une suite de vie logique qu’un choc brutal qui la perturberait.

 

L’apport de SHARE pour ce sujet

  • Son caractère international : l’enquête SHARE est utilisée par les différentes études présentées pour comparer l’impact du passage à la retraite de la population de dix pays européens, dont la Belgique.

  • Sa comparabilité aux études-sœurs existantes : l’enquête américaine HRS, la japonaise JSTOR et l’anglaise ELSA sont utilisées dans le cadre de plusieurs études s’intéressant à l’évolution des fonctions cognitives des 50 ans et plus.

  • De manière générale, ces études ne font que confirmer la pertinence des appels lancés, depuis le début des années 2000, par l’Union européenne en faveur de politiques promouvant le vieillissement actif.

 

1 A. Brugiavini, E. Croda et M. Dewey, « Retirement and Mental Health », in A. Börsch-Supan, A. Brugiavini, H. Jürges, A. Kapteyn, J. Mackenbach, J. Siegrist et G. Weber (eds), First Results from the Survey of Health, Ageing and Retirement in Europe (2004-2007), Starting the longitudinal dimension, Mannheim, Mannheim Research Institute for the Economics of Ageing (MEA), 2008.

2 St. Adam, É. Bonsang, S. Germain et S. Perelman, « Retraite, activités non professionnelles et vieillissement cognitif. Une exploration à partir des données de SHARE », Économie et Statistique, 2007, et St. Adam, É. Bonsang, C. Grotz et S Perelman, « Occupational activity and cognitive reserve: implications in terms of prevention of cognitive aging and alzheimer’s disease », Clinical intervientions in aging, 2013, vol. 8, 377-90.

3 Représentation graphique d’une simulation (modélisation) basée sur les résultats des auteurs. L’évaluation des performances cognitives correspond à un indice global qui tient compte de trois critères : mémoire, aisance verbale et calcul arithmétique.

4 Cet effet positif d’une activité professionnelle sur les capacités cognitives est tout de même à nuancer en prenant compte du type de carrière, certaines pouvant être éprouvantes mentalement ou physiquement pour bénéficier de cet avantage.

5 Pour obtenir des résultats valables, ces études font appel à la méthode de variables instrumentales. Ainsi, afin de tenir compte d’un éventuel biais d’endogénéité entre l’âge de prise de la retraite et le fonctionnement cognitif, elles focalisent leur attention autour des âges de départ fixés par les régimes de pension. Autrement dit, une variable instrumentale, facteur exogène qui échappe à la volonté des individus.

6 Si le répondant a reporté réaliser une ou plusieurs des activités mentionnées sur le Tableau 15, la question est : « Sur une échelle de 0 à 10, où 0 signifie “pas du tout satisfait” et 10 signifie “complètement satisfait”, indiquez votre degré de satisfaction tiré des activités que vous avez mentionnées. ». En revanche, si aucune activité n’a été listée, la question est : « Vous avez indiqué que vous ne vous livrez à aucune des activités figurant [sur la fiche X]. Sur une échelle de 0 à 10, où 0 équivaudrait à être “pas du tout satisfait” et 10 “complètement satisfait”, dans quelle mesure êtes-vous satisfait de cela ? ».

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La vie après 50 ans Copyright © 2021 by Xavier Flawinne et Sergio Perelman is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

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