8 Les natifs sont-ils en meilleure santé que les migrants ?
Plusieurs raisons font que l’on quitte, volontairement ou non, son pays d’origine. Que ce soit pour éviter des conflits ou pour chercher de meilleures opportunités, la vie d’un migrant est semée d’embuches : repartir de zéro, apprendre une nouvelle langue, se constituer un nouveau réseau social, comprendre les particularités institutionnelles du pays, etc. Ce parcours d’obstacles a-t-il un effet négatif sur la santé des migrants ? Sont-ils en moins bonne santé que les habitants du pays d’accueil ?
Deux recherches exploitant les données de SHARE étudient l’état de santé et le bien-être des migrants âgés de 50 ans et plus qui, pour la plupart, sont résidents du pays d’accueil depuis de nombreuses années1. En analysant de nombreux aspects de leur vie, les auteurs montrent l’existence de différences significatives entre migrants et natifs des pays d’accueil. Ces deux recherches sont présentées dans ce chapitre.
La santé autoévaluée des migrants
Amélie F. Constant et ses coauteurs ont comparé, dans une recherche parue en 20172, l’état de santé des migrants avec celui des natifs dans chaque pays, et analysent la façon dont celui-ci peut varier en fonction du temps passé dans le pays d’accueil.
En utilisant les données de deux vagues de l’enquête SHARE couvrant la période 2007-2013 pour l’Europe et Israël3, les auteurs observent que les migrants arrivant en Europe sont en moyenne en meilleure santé que les natifs. Pour essayer d’expliquer l’origine de cet avantage, les auteurs émettent plusieurs hypothèses :
- motivation et ressources financières : les personnes qui décident de migrer sont les plus motivées, et celles qui y parviennent ont généralement davantage de ressources financières. Ce dernier élément est par ailleurs positivement corrélé à un bon état de santé. Les politiques publiques élaborées par le pays d’accueil et destinées aux migrants potentiels, en dehors des réfugiés, filtrent davantage les nouveaux arrivants : prérequis de diplôme, d’un minimum de ressources financières, etc. Les personnes qui correspondent à ces critères ont en général un niveau de santé supérieur aux autres ;
- selon le pays, des vérifications additionnelles peuvent être organisées lors de l’arrivée du migrant. Par exemple pour empêcher que certains d’entre eux apportent des maladies inexistantes sur le territoire du pays d’accueil ;
- les habitudes alimentaires et comportementales des migrants, acquises dans le pays et la culture d’origine, sont dans certains cas, du point de vue sanitaire, meilleures que celles du pays d’accueil.
Dans leur étude, les chercheurs font la distinction entre les résultats qu’ils obtiennent entre les pays européens et Israël, en tant que pays de destination des migrants. Ils montrent que les politiques publiques ciblées sur la migration y sont fondamentalement opposées et que cela a des conséquences sur l’état de santé relatif observé entre migrants et autochtones au sein de la population âgée de 50 ans et plus.
Pour les pays européens analysés, les trois hypothèses mentionnées auparavant seraient dans la majorité des cas confirmées, bien qu’à des degrés divers. En revanche, dans le cas d’Israël, la situation est fort différente, due à la politique dite de la « Loi du retour », qui permet à chaque personne d’origine juive, en ce compris l’époux(se), enfants, beaux-enfants, etc., d’aller vivre sur le territoire d’Israël avec un statut de citoyen sans aucun prérequis d’aucune sorte. Les observations des auteurs pour ce pays sont donc plus pessimistes : les migrants arrivés ces dernières décennies sont, en moyenne, en moins bonne santé que les personnes qui y résident depuis leur naissance.
Le GRAPHIQUE 28 reprend l’état de santé autoévaluée des personnes vivant en Europe (a) ou en Israël (b) selon leur statut de natif ou d’ancien immigré. S’ils ont immigré dans ces régions, nous les distinguons en fonction du nombre d’années vécues sur le territoire pour observer les différences en termes d’état de santé. Les personnes évaluent leur état de santé dans l’une des cinq catégories proposées, de « mauvais » à « excellent ».
Ces distributions révèlent que les immigrés arrivés en Israël depuis moins de 20 ans sont en moins bonne santé que les autres : près de 80 % des immigrés déclarent en effet un état de santé médiocre ou au mieux acceptable. En revanche, il semble que leur état de santé s’améliore progressivement et que les différences s’estompent pour les personnes qui ont immigré depuis plus longtemps. En effet, la distribution devient presque identique à celle des natifs, dont l’état de santé est davantage distribué vers le milieu-droit du graphique.
En Europe, les différences ne sont pas aussi nettes. Nous pouvons voir que les immigrés arrivent légèrement en meilleure santé que les natifs, en moyenne : ils sont relativement plus nombreux à se déclarer en « très bonne » et en « excellente » santé, lorsqu’ils sont dans le pays depuis moins de dix ans. À l’instar du processus en Israël, les immigrés en Europe rejoignent progressivement l’état de santé des natifs, et deviennent même légèrement en moins bonne santé que ces derniers si leur migration date de plus de vingt ans.
Graphique 28 : immigration et état de santé
En Israël, il est intuitif que l’état de santé s’améliore progressivement avec le temps passé dans le pays : au bout d’un moment, si la santé du migrant n’est pas bonne, elle s’améliore dans un pays qui offre des soins de santé de très haute qualité à tous ses citoyens. En Europe, une baisse de l’état de santé des immigrants pose question, mais ce n’est pas investigué dans l’étude.
Pour le cas de l’Europe, où la santé du migrant décroît pour progressivement s’approcher de l’état de santé des natifs, les auteurs avancent quatre hypothèses :
- l’intégration culturelle : au fur et à mesure du temps, la santé des migrants pourrait régresser par un processus naturel d’adaptation des habitudes alimentaires et comportementales (processus aussi appelé « acculturation négative »)4 ;
- les nouveaux arrivants pourraient avoir moins recours aux soins de santé publics, pour diverses raisons qui ne sont pas investiguées dans l’étude ;
- à certains moments de leur vie, ils subissent de la discrimination dans des domaines variés5 ;
- ils sont également davantage à subir de mauvaises conditions de travail. En effet, une proportion importante d’immigrés travaille(ra) dans des métiers difficiles et plus exposés pour leur santé6.
À la suite de cette étude, plusieurs questions se posent : pourquoi les immigrés en Europe voient-ils en moyenne leur état de santé diminuer ? Y a-t-il des solutions à apporter ? N’a-t-on pas encore de la marge pour éviter la détérioration de leur état de santé ?
Les pays européens procurent, dans la plupart des cas, une couverture sociale et des soins de qualité. Ce serait donc intéressant de prolonger cette étude au niveau des pays pour voir si cette détérioration de l’état de santé des migrants est générale ou bien spécifique à certains d’entre eux.
De plus, la crise migratoire que l’on connait depuis plusieurs années pourrait avoir à terme un effet important sur ce type d’indicateurs. Les nouveaux arrivants ayant vécu des expériences éprouvantes sur le plan de la santé physique et/ou mentale, nous devons nous attendre à ce qu’ils connaissent, en moyenne, un état de santé moins favorable que celui des migrants arrivés il y a dix ou vingt ans.
Le bien-être des migrants (échelle de casp7)
Se focalisant sur le bien-être autoévalué des migrants comme sujet d’étude, Gregor Sand et Stefan Gruber aboutissent à une conclusion en partie similaire à celles du premier article : il existe, en ce qui concerne le bien-être ou la qualité de vie, une différence significative entre les migrants et les natifs, bien que cette différence s’estompe avec le temps. Leur article est paru en 20188.
Les auteurs compilent les vagues 1, 2, 4 et 5 (2004-2013) de SHARE et onze pays ayant une proportion significative de répondants non natifs, dont la Belgique9.
Le niveau de bien-être autoévalué est estimé au travers d’un score résumant les réponses à douze questions individuelles10 sur la qualité de vie et portant sur quatre domaines : le sentiment de contrôle sur sa vie, celui d’autonomie, celui d’autoréalisation et celui du plaisir (en anglais Control, Autonomy, Self-realization and Pleasure, d’où le nom d’échelle CASP). Un score élevé du CASP représente une haute qualité de vie.
L’étude conclut sur un écart significatif en termes de bien-être entre migrants et non-migrants, écart qui diminuerait au fur et à mesure des années passées dans le pays d’accueil. Cet écart est présenté sur le GRAPHIQUE 29.
Graphique 29 : évolution par âge de l’indice de casp (qualité de vie)
Deux pistes sont explorées par les auteurs pour expliquer cette différence. Son origine vient-elle des caractéristiques individuelles des migrants et des natifs, ou de caractéristiques propres au pays d’accueil ? Ou s’agit-il de l’addition de ces deux facteurs ?
Les auteurs penchent pour une explication alliant caractéristiques individuelles mais également des caractéristiques propres au pays. Si l’on compare assez grossièrement l’ensemble des migrants de toute origine aux natifs, la différence de bien-être autoévaluée est faible. Si en revanche nous les comparons sur la base de certaines caractéristiques individuelles, des différences plus marquées apparaissent.
Notamment, il apparaît qu’avoir des difficultés financières influence négativement le bien-être, et que les migrants sont davantage en détresse financière que les natifs, ce qui expliquerait en partie l’écart négatif. Aussi, si nous regardons plus en détail le niveau d’éducation des migrants, ce sont ceux provenant du nord et du centre de l’Europe qui ont parmi eux, comparés aux natifs, une proportion plus importante de diplômés de l’enseignement supérieur, ce qui tendrait à expliquer un écart positif à leur avantage en termes de bien-être.
Le fait de réaliser leur analyse dans un contexte multinational permet aux auteurs de prendre en compte les différences institutionnelles propres à chaque pays. Pour ce faire, ils utilisent une base de données contextuelle concernant les politiques publiques ciblées sur l’intégration de migrants, et en particulier sur les politiques de regroupement familial11. Celui-ci est résumé par un score, indiqué sur le TABLEAU 10 pour chaque pays repris par l’étude. Plus ce score est élevé, plus le pays a développé une politique de regroupement familial, simple et systématique. À l’inverse, plus ce score est faible, plus le pays rend difficile ce regroupement familial. Les politiques concernant la migration sont hétérogènes en Europe, ce qui est bien représenté sur ce tableau.
Tableau 10 : politiques publiques en faveur du regroupement familial (mipex : score de 0 à 100)
Le choix des politiques de regroupement familial comme indicateur n’est pas contre-intuitif. Il est de fait assez logique que celui-ci puisse avoir un effet positif sur le bien-être ou la qualité de vie des migrants, en particulier quand ils deviennent plus âgés. Si cette personne a dans son entourage des membres de sa famille, il serait naturel que son bien-être augmente. Dans tous les cas, les auteurs montrent un lien positif entre la facilité du regroupement familial et le bien-être des migrants. Ce lien est représenté sur le GRAPHIQUE 30.
En effet, nous pouvons observer qu’une tendance positive s’y dessine : plus le score est élevé dans un pays, plus la différence de bien-être entre migrants et natifs est moindre et, dans certains cas, même en faveur des migrants. Ainsi l’Espagne, le pays obtenant le plus haut score de regroupement familial, est également le pays qui affiche la plus large différence en faveur des migrants et qu’à l’opposé le Danemark, qui ferme la marche des pays concernant ces politiques, est le pays avec la plus grande différence en faveur des natifs.
Graphique 30 : organisation de politiques de regroupement familial et qualité de vie
Parmi d’autres facteurs explicatifs que ceux évoqués ci-dessus, les auteurs notent également que les migrants ayant acquis la nationalité du pays d’accueil, ainsi que ceux ayant émigrés à un jeune âge, enregistrent moins de différences avec les natifs en ce qui concerne leur bien-être.
Au terme de leur étude, les auteurs proposent notamment d’améliorer ce qui est réalisé concernant l’intégration des migrants, en rendant plus simples et systématiques leur nationalisation et régularisation.
L’exemple des politiques de regroupement familial montre le lien existant entre ceux-ci et le bien-être des migrants, en facilitant leur intégration sociale.
Dans le long terme, ils font l’hypothèse que ce regroupement familial pourrait soulager les systèmes de protection sociale des pays de destination et également renforcer la cohésion sociale.
Les auteurs relativisent néanmoins leurs résultats : participer à SHARE requiert de parler la langue du pays pour répondre à des questions parfois complexes. Les migrants qui participent à SHARE font donc, éventuellement, partie des plus intégrés dans la société.
Si l’on considère que les personnes plus intégrées ont plus facilement accès aux soins de santé par exemple, il est probable qu’en tenant compte de l’ensemble des migrants, la réalité soit moins favorable que ce qui transparaît dans leurs résultats.
Ce qu’il faut retenir
Il existe des différences significatives en termes de santé et de bien-être entre les migrants et les natifs d’un pays d’accueil. Ces différences ne sont pas toujours telles que l’on pourrait imaginer. En effet, un des résultats des recherches décrites ci-dessus est que les migrants arrivent en moyenne dans un état de santé meilleur que celui des natifs d’un pays. Si c’est le cas au niveau de l’état de santé global, ça serait l’inverse concernant la qualité de vie, en raison de multiples facteurs.
L’apport de SHARE pour ce sujet
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Caractère longitudinal : les deux études étendent leurs analyses sur plusieurs vagues. La première observe l’état de santé sur deux vagues (2007 et 2013 pour l’Europe) et la seconde utilise les données de quatre vagues (2005, 2007, 2011 et 2013) pour déterminer les raisons des différences en termes de qualité de vie entre migrants et natifs d’un même pays.
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Caractère international de l’étude : en observant la santé et la qualité de vie tant des immigrés que des natifs de multiples pays européens, les auteurs poursuivent une littérature qui confirme des faits observés ailleurs, notamment aux États-Unis, en Angleterre ou encore en Australie.
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Deux résultats principaux se dégagent : d’une part, contrairement à ce que les préjugés peuvent laisser penser, les migrants venant en Europe sont en moyenne en meilleure santé que les natifs, à leur arrivée ; d’autre part, le bien-être des migrants est en général moins élevé que le bien-être des natifs. Mais celui-ci serait très lié à la politique de regroupement familial mise en pratique dans le pays d’accueil : plus le regroupement familial est facilité pour le migrant, plus l’évaluation de son propre bien-être est élevée, en moyenne.
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Ces résultats soulèvent aussi des questions : sommes-nous réellement en bonne santé en Europe ? Peut-on apprendre des autres, et de leurs cultures, pour améliorer nos comportements en termes de santé ?
1 En effet, si l’on suit le protocole strict de l’enquête SHARE, seules les personnes maîtrisant très bien l’une des langues nationales peuvent participer. Les migrants dans l’enquête SHARE ne représentent tout au plus que les migrants de plus de 50 ans qui ont émigré pour la plupart lorsqu’ils étaient plus jeunes et qui maitrisent assez bien la langue. L’état de santé et le niveau de bien-être ou de qualité de vie des migrants pourraient donc ici être biaisés vers le haut et ne pas correspondre parfaitement à la réalité.
2 A. F. Constant, T. García-Muñoz, Sh. Neuman et Tz. Neuman, « A “healthy immigrant effect” or a “sick immigrant effect”? Selection and policies matter », European Journal of Health Economics, 2017, 19, pp. 103-121.
3 Les pays étudiés sont : Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, Estonie, France, Grèce, Israël, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Pologne, Slovénie, Suède, Suisse, et Tchéquie. Les données pour Israël couvrent la période 2009-2013.
4 G. Jasso, D. S. Massey, M. R. Rosenzweig et J. P. Smith, « Immigrant health: selectivity and acculturation », in N.B. Anderson, R.A. Bulatao et B. Cohen (eds), Critical perspectives on racial and ethnic differences in health in late life, National Academies Press, Washington, DC, 2004, pp. 227-266.
5 N. J. Grove et A. B. Zwi, « Our health and theirs: forced migration, othering, and public health », Social Science & Medicine, 2006, 62, pp. 1931-1942.
6 P. M. Orrenius et M. Zavodny, « Do immigrants work in riskier jobs? », Demography, 2009, 46 (3), pp. 535-551.
7 M. Hyde, R. D. Wiggins, P. Higgs et D. B. Blane, « A measure of quality of life in early old age: the theory, development and properties of a needs satisfaction model (CASP-19) », Ageing Mental Health, 2003, pp. 199-203.
8 Gr. Sand et St. Gruber, « Differences in Subjective Well-being Between Older Migrants and Natives in Europe », Journal Immigrant Minority Health, 2018, 20, pp. 83-90, DOI 10.1007/s10903-016-0537-5.
9 Il s’agit de : Allemagne, Autriche, Belgique, Danemark, Espagne, France, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Suède et Suisse.
10 L’échelle de CASP est originellement articulée autour de 19 questions. Depuis la première vague de SHARE, cette échelle a été révisée pour contenir les 3 questions principales de chaque domaine, reprenant ainsi 12 questions au total.
11 Cette base de données est le Migrant Integration Policy Index (MIPEX), une étude collaborative de 25 organisations qui a débuté en 2004. Différents indices le composent, les auteurs ne gardent que celui du regroupement familial, qui semble être l’élément le plus important de l’indice global. Référence utile : Th. Huddleston, Ö. Bilgili, A.-L. Joki et Z. Vankova, Migrant integration policy index 2015, Barcelona-Brussels, CIDOB et MPG, 2015.