10a. Le zoning des champs

Qui sont les progressistes ? Ceux qui entendent conduire leur région à l’heure d’aujourd’hui et à rejoindre la modernité ? Ou ceux qui, tournant le dos à cette modernité déjà dépassée, se voudraient visionnaires et cherchent un avenir différent ? Les deux orientations se traduisent par des propositions radicalement différentes d’aménagement du territoire. La première voie domine largement.

Proche de l’autoroute, un nouveau zoning s’installe. Une zone agricole se transforme en pôle économique. Comme à peu près tous les habitants des environs, je ne fréquente pas les lieux, je les devine de l’autoroute. Une nouvelle route a surgi un jour, partant du bout d’un quartier résidentiel et rejoignant à l’autre bout une entrée de l’autoroute. Une position stratégique. Aujourd’hui, j’y ai jeté un œil. Curieux paysage, malheureusement ordinaire et tellement prévisible.

De larges avenues, bordées de réverbères, quadrillent méthodiquement le plateau situé entre l’autoroute et les habitations. Ces infrastructures soignées attireront à coup sûr les investisseurs. La superficie – une grande plaque de Lego sans relief – est déjà structurée. Des extensions sont possibles. Des embranchements sont déjà présents, s’achevant pour l’heure dans les champs. Il n’y a plus qu’à remplir le vide.

Le processus est en cours. Quelques gros cubes gris sont déjà déposés de loin en loin. La logique des implantations me surprend : un tout gros cube à l’entrée du site, un autre quelques centaines de mètres plus loin, deux ou trois autres plusieurs centaines de mètres plus loin encore, le long de l’autoroute. A-t-on voulu partir de tous les côtés à la fois, en envisageant de combler ultérieurement les trous ? A-t-on laissé les premiers investisseurs s’octroyer les emplacements de choix ? Un peu les deux sans doute.

Entre ces grandes boîtes, les terres sont encore cultivées. Des champs de céréales pour l’essentiel, qui, à la première occasion venue, céderont la place à de nouveaux cubes. À terme, l’agriculture sera expulsée.

Quant aux bâtiments, en béton, en acier et en tôle, aveugles pour l’essentiel, ils sont dotés de grands volets pour faire entrer et sortir les marchandises, entourés d’un grand revêtement bétonné pour faciliter le va-et-vient des camions. Le modèle est universel.

Transformer un plateau agricole en une étendue la plus plane possible, y dessiner arbitrairement un quadrilatère de voies de circulation et y déposer des boîtes à chaussures. Cette façon d’occuper l’espace me désole. Son simplisme est d’une grande violence, négation du paysage.

Sans doute personne n’a l’idée qu’il y a ici un paysage. Pour tout être doué de « sens commercial », ce sont des terres à exploiter et des espaces à rentabiliser. Le site est une opportunité à ne pas manquer. La proximité de l’autoroute entrave la construction de maisons, est en revanche idéale pour implanter des «  zones artisanales ». Être connecté au réseau des grands axes, eux-mêmes connectés aux ports de commerce et aux aéroports internationaux, c’est aujourd’hui un enjeu économique crucial. Sous l’effet de cette connexion doit venir la croissance, credo dogmatique de l’époque. La fortune vous tend les bras.

De quoi nous plaindrions-nous ? Grâce à de tels pôles économiques, nous et nos concitoyens allons pouvoir augmenter notre « pouvoir d’achat », nous acheter des voitures, nous construire des maisons, partir en vacances en avion… Nous sommes tous les « heureux bénéficiaires » de ces pôles, tous complices.

En l’espace de quelques décennies, nous sommes passés d’une logique territoriale à une logique de réseau[1]. Une ville, un territoire, la moindre petite parcelle, ne vaut que par son inscription dans ce réseau d’échanges internationaux. Ce serait la seule possibilité d’échapper à la débâcle et la misère. Bénissons les boîtes à chaussures ! Remercions ceux qui ont su attirer les investisseurs !

À moins que ce modèle ne soit déjà révolu, que l’avenir s’en soit déjà allé ailleurs.


  1. MONTULET, Bertrand, Les enjeux spatio-temporels du social : mobilités, Paris, L’Harmattan, 1998.

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Le paysage et son double Copyright © 2020 by Vincent Furnelle is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

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