13a. Une haie vivante

Le remembrement rural les a systématiquement éliminées, pour gagner des terres, uniformiser l’espace et faciliter le travail. Les campagnes se sont dénudées et la faune en a souffert. Aujourd’hui, de façon encore timide, elles ressurgissent pour diverses raisons, écologiques ou esthétiques. Chacune à leur manière, les haies redessinent le paysage dans des styles et des esprits différents.

Un quartier résidentiel, à la limite de l’openfield. À l’arrière des maisons, la vue s’étend sur des kilomètres de campagne, de prairies, de champs et, à l’horizon, de bois. Les jardins ont été conquis sur les terres agricoles. Celui-ci est singulier, il a transfiguré une prairie en un grand verger, bordée d’une haie bien dense. La dernière avant l’étendue des champs.

Je marche le long de ce rideau vert. On est à la mi-avril. Les verts sont tendres, multiples, d’autant plus multiples que la variété des végétaux l’est elle-même. Des saules, des charmes, des cornouillers, des aubépines, des cognassiers, des mirabelliers, des pommiers sauvages, des néfliers… Chaque buisson a sa palette de couleurs, voisine des autres et pourtant si différente. Les lumières de fin d’après-midi traversent ces feuillages et y accrochent « ses haillons d’argent », d’or, de vermeil, de pourpre, d’émeraude, de blanc et même de noir.

Le soleil n’est pas le seul à se faufiler dans les buissons. De petits bruits frétillent parmi les branches. Des frémissements résonnent – d’abeilles et de bourdons. Une fauvette babille, des moineaux piaillent, une linotte s’envole. Un léger vent chargé d’effluves tente d’éveiller des souvenirs au creux de mes narines. L’air lui-même caresse les feuilles.

Cette haie n’est pas une séparation, ni une frontière. Le monde entier y passe ! Elle est en permanence une porte ouverte, qui sollicite les insectes, les oiseaux… et toute une faune cachée. Qui sollicite aussi l’air qu’elle respire, la terre qu’elle aspire, la lumière qu’elle retient. Même si elle délimite les lieux, elle les ouvre. Où finit le verger ? Où commencent les champs ? Ces arbustes sont l’entre-deux où l’extérieur empiète sur l’intérieur, l’intérieur déborde sur l’extérieur, le dedans et le dehors s’enlacent. Le monde s’engouffre ici dans le jardin pour repartir au loin, en courant d’air, en migration. La haie est la membrane de cette respiration.

« Dans un paysage, l’unité des parties, leur forme, vaut moins que leur débordement ; il n’y a pas de contours francs, chaque surface tremble et s’organise de telle manière qu’elle ouvre essentiellement sur le dehors. Les « choses’’ du paysage ont une présence au-delà de leur surface, et cette émanation particulière s’oppose à toute discrimination véritable. »[1] Si la formule de Corajoud se veut universelle, force nous est de reconnaître que, dans un paysage, certaines « choses’’ s’enferment plus que d’autres dans leurs contours. Cette haie-ci, au contraire, est un contour qui rayonne hors de soi et qui, réciproquement, accueille ce hors-de-soi.

La richesse écologique de cet alignement d’arbustes est évidemment le fruit d’un choix délibéré. Ces végétaux indigènes composent un tout attractif pour les abeilles. En même temps qu’elles, tout un peuple d’insectes mellifères, d’oiseaux insectivores et granivores – des espèces qui se raréfient depuis quelques décennies – s’est empressé de coloniser les lieux. Un seul coup d’œil, un peu attentif et un rien initié, permet de s’en apercevoir. La multiplication de pareilles haies serait une manne pour l’environnement. On se met à rêver que le projet puisse essaimer.

Derrière l’écologie, c’est un état d’esprit qui transparaît ici : une façon de laisser venir le monde à soi. Laisser croître plutôt que produire. Accueillir plutôt que forcer. Inviter la nature plutôt que de chercher à la maîtriser, sans pour autant perdre de vue qu’il nous faut nous en nourrir, en vivre. Cultiver ici n’est pas contraindre la terre à nous livrer ses richesses en l’appauvrissant. Une réciprocité s’impose : les dons de la terre font de nous ses obligés. La nature est cet Autre auquel nous sommes redevables de presque tout. Sa générosité lui donne même un ascendant sur nous. « Donner, c’est manifester sa supériorité, être plus haut […] ; accepter sans rendre ou sans rendre plus, c’est se subordonner […] devenir petit. »[2]

Les limites de nos jardins disent tout de nos relations à l’altérité.


  1. CORAJOUD, Michel, Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent, Actes Sud, 2010, p. 11.
  2. MAUSS, Marcel, « Essai sur le don » (1923-1924), in : Sociologie et anthropologie, PUF, 1950, p. 270.

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Le paysage et son double Copyright © 2020 by Vincent Furnelle is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

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