4a. Le rond-point symbolique

Leur prolifération est un phénomène de société. En deux ou trois décennies, ils sont implantés partout et continuent aujourd’hui à supplanter les carrefours. Comment ne pas leur être favorable ? Ils sont plus efficaces que les feux rouges, ne freinent pas la circulation et limitent le nombre d’accidents.

Ils ont tous, bien entendu, un air de famille, comme un ensemble d’objets sensibles est la copie d’une seule idée platonicienne. Il n’y qu’un seul triangle, une seule sphère et… un seul rond-point. Son concept est le modèle, le paradigme novateur, l’avancée historique dans notre modernité tardive. Il n’empêche : les services d’urbanisme veillent à singulariser chacun d’eux, à lui donner sa couleur locale.

Le premier que je rencontre en sortant de chez moi me permet de contourner le centre-ville pour, de rond-point en rond-point, rejoindre l’autoroute. Il surgit dans l’axe de l’avenue, est d’autant plus apparent qu’il est couvert d’un gros talus. « Calme bloc ici-bas chu… »[1] Massif au possible, « un désastre obscur ». Entre deux murailles d’immeubles, je roule en droite ligne en sa direction et peux le détailler : les pans couverts de bégonias, le nom de la ville écrit en lettres de buis et, au sommet, encadrée de quelques palmiers dépérissant, une grande amphore, de type mauresque – qui, je dois bien l’admettre, ne manque pas de caractère. Assemblage unique. Je reconnaîtrais mon rond-point entre mille ; ailleurs il y a des statues de coqs ou d’ours…

Personne, hormis les ouvriers communaux, n’aurait jamais l’idée de monter sur ce talus. Il est là pour être contourné. Je tourne donc. Inutile de regarder à gauche ou sur l’artère d’en face, il suffit de tourner. Se substituant à un ancien carrefour, il répond à la nécessité d’inscrire un cercle dans un carré. Une certaine rigidité en est le prix : certains immeubles, pour s’adapter à lui, ont un angle cassé. Et moi, je tourne.

À la croisée des rues et à l’entrée d’une zone commerçante, il s’incruste de force dans le paysage. Car, on l’oublierait, il s’agit bien d’un paysage ! En forçant l’attention, je peux deviner d’un côté une colline et de l’autre des quais, mais quelle idée de regarder les lointains en tournant sur moi-même ? Je passe d’une artère à une autre ; la première est sans végétation ; la seconde, arborée, prolonge, vaille que vaille, les plantations du talus. Je suis déjà plus loin.

Le rond-point, alors qu’il facilite la circulation, s’isole dans l’espace. Quand nous nous dirigeons vers lui, il bouche notre regard ; quand nous y sommes, nous nous mouvons de proche en proche. Si d’aventure, nous passons à pieds sur un trottoir voisin, il est là comme un îlot perdu dans la circulation.

La solitude du rond-point est l’envers de son efficacité. Si le carrefour oblige à se croiser, le rond-point évite toute rencontre, avec les autres conducteurs, avec le centre urbain, qu’il permet de contourner sans le perturber[2]. Simple carrousel de passage, il dispense de toute confrontation. Il est la métonymie d’un des thèmes majeurs de l’époque : renforcer la mobilité en l’accélérant.

Cette efficacité se paye, en évinçant d’autres sphères de l’imaginaire, sociales, entre autres : du rond-point, nous ne sommes qu’un usager de passage, pris dans la file de tous les usagers, ignorants les uns des autres. Son centre, l’opposé d’une place, est fait pour être inaccessible. Ses voies de circulation, conçues pour ne surtout pas s’y arrêter. Ses trottoirs, s’ils existent, sont rébarbatifs pour les piétons, coincés au bord de la circulation. Piétons, automobilistes s’ignorent ; s’ils doivent passer, ils ne font que passer.

Quant à l’esthétique du rond-point, elle mérite le détour. S’il est l’occasion d’une myriade de réalisations artistiques, par essence de qualité variable et discutable, celles-ci ont toutes un point commun. Ici sont exhibées des icônes, des emblèmes, des images de marque. La ville se met en scène, donne à voir les symboles de son identité, de son passé, de sa grandeur. Ici des jarres, là un engin agricole, ailleurs un wagon de charbonnage ou un morceau de château. Des simulacres. Copie d’un wagon, copie d’un château, ou vieil outil arraché à son contexte, tous exilés sur une île déserte. Restes d’un obscur désastre, abandonnés sur ce parterre, ils semblent tombés du ciel.


  1. MALLARMÉ, Stéphane, « Le tombeau d’Edgard Poe » : « Calme bloc ici-bas chu, d’un désastre obscur. » dans : POE, Edgar, Poèmes, Poésie/Gallimard, 1982, p. 33.
  2. AUGÉ, Marc, Non-lieux, Seuil, 1992, pp. 123 et ssq.

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Le paysage et son double Copyright © 2020 by Vincent Furnelle is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

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