15a. Le plateau nu

Dans l’imaginaire collectif, celui des citadins en particulier, la campagne et la nature sont associées. Sans doute faut-il s’entendre sur les mots. « Campagne » et « Nature » sont des concepts pour le moins évasifs, ouverts à une multitude de sens et d’interprétations. De quelle campagne et de quelle nature parle-t-on ? Une étude étymologique, nourrie de références littéraires et philosophiques, donnerait toute l’ampleur, voire la démesure de la question. Plutôt que de m’aventurer dans ce labyrinthe conceptuel, je m’en vais regarder le long des routes.

Nous sommes début avril. Par la grand-route, je sors d’un village et vois déjà le suivant, quelques kilomètres plus loin, à l’autre bout du plateau. D’un bourg à l’autre, mon chemin est rectiligne, légèrement incurvé. Entre deux crêtes, colonisées par les villages, le plateau forme un creux aplati où s’étalent les champs. À cette saison, ils se résument à de grandes étendues de terre, uniformes, à de belles surfaces monochromes, brunâtres, grisâtres, plutôt beiges, vaguement rousses. C’est du travail soigné. Sur des kilomètres carrés, la terre a été retournée, labourée, méticuleusement peignée. En passant en voiture, il est presque impossible de distinguer ces champs les uns des autres, ils se répandent en une seule grande plage d’un horizon à l’autre. Il y a bien là-bas un silo à grain, là-bas un hangar et, dispersées, quelques éoliennes. Mais ces éléments semblent comme perdus, coupés les uns des autres, éparpillés.

Le printemps est bien là, ensoleillé depuis plusieurs jours. Alors qu’un peu partout les bourgeons explosent, l’herbe pousse, des ficaires, des primevères, des corydales fleurissent… ici il n’y a rien. La terre est nue, résolument, offerte aux semences, à l’exclusion de toute autre végétation. Un petit désert bien travaillé, en mottes systématiquement retournées. L’impact de la machine est manifeste. Elle a tout aplani, rassemblé, nettoyé, traité. Toute vie sauve a été expulsée – il n’y a pas plus d’oiseaux que de fleurs. Aucune alouette, aucun bruant. Le paysage est parfaitement domestiqué, la nature soumise à la planification agricole.

Il ne me viendrait pas à l’esprit de stationner ma voiture et de m’en aller me promener dans ces champs. L’odeur rêche et le vent sans retenue m’en dissuadent, de même que cette étendue nue, en tous sens identique, où je serais livré à tout regard. Pas un arbre dont je pourrais me rapprocher, avec qui ma silhouette pourrait dialoguer. Pas une haie que je pourrais longer. Morne plaine.

L’esprit des champs ? Si la nature, selon la formule d’Héraclite, aime à se cacher[1], ici elle a été particulièrement bien occultée. Sans doute, cette agriculture continue à puiser dans les ressources de la terre, à faire usage des vertus du soleil, de l’air et de l’eau. Les quatre éléments restent bien présents, à l’état pur, élémentaire, pour ainsi dire. Difficile toutefois de deviner une mythologie dans ce paysage. « Ici les dieux sont absents. » pourrions-nous proclamer, en un autre clin d’œil à Héraclite[2].

L’économie moderne, et les forces de production qui y sont associées, n’a que faire de la mythologie. « La bourgeoisie capitaliste, disait Marx, a noyé les frissons sacrés de l’extase religieuse, de l’enthousiasme chevaleresque, de la sentimentalité à quatre sous dans les eaux glacées du calcul égoïste. […] À la place de l’exploitation que masquaient les illusions religieuses et politiques, elle a mis une exploitation ouverte, éhontée, directe, aride. »[3] Aride est le mot ! Ce qui vaut pour le prolétariat, vaut a fortiori pour les terres, même si Marx et ses héritiers ne s’en sont guère souciés. Cette vision prosaïque de la campagne, exploitant les ressources naturelles sans état d’âme, n’est manifestement pas révolue.

Comment parler de l’esprit de ce plateau agricole, qui, à l’évidence, a été expurgé de tout imaginaire ? Comment même parler de cette plaine-ci en particulier, qui est tellement identique à l’ordinaire des plaines agricoles ? Tel est sans doute le coup de force du modèle économique dominant : laisser croire qu’il est dépourvu de toute idéologie ou de tout imaginaire. Comme si on ne s’y occupait que de la réalité elle-même. On fait de l’agriculture, un point c’est tout. Escroquerie d’autant plus pernicieuse qu’elle est dupe d’elle-même. Y a-t-il une vie humaine sans imaginaire ? Y a-t-il un lieu qui ne soit habillé de sa présence ? La nudité de ce plateau agricole dit tout d’un monde où la question de la rentabilité a englouti toutes les autres.

Cette campagne nous parle moins de la campagne, et encore moins de la nature, que d’un modèle économique. « L’expansion illimitée de la production et de la consommation devient la signification imaginaire dominante, et presque exclusive, de la société contemporaine. »[4] Partout où le productivisme et le consumérisme conservent une place exclusive, l’esprit des campagnes sera malmené, sinon absent.


  1. HÉRACLITE, fragment 123, une belle lecture de cet aphorisme est faite par Pierre HADOT, Le voile d’Isis, op. cit., pp. 27-31.
  2. « Ici aussi les dieux sont présents. » Cité par Aristote dans Parties des animaux A5, 645 a 17.
  3. MARX, Karl et ENGELS, Friedrich, Le manifeste du parti communiste, (1847), Union Générale d’Éditions, 10/18, Paris, 1980, pp. 21-22.
  4. CASTORIADIS, Cornelius, Le monde morcelé, Seuil, Paris, 1990 p. 169.

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Le paysage et son double Copyright © 2020 by Vincent Furnelle is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

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