3a. Partout, nulle part

« Votre bonheur mérite tout notre engagement. »[1] Le cynisme sempiternel de ces promoteurs immobiliers m’effraie. Laissez-nous gérer notre bonheur nous-mêmes ! Cessez de polluer les esprits et de défigurer les paysages avec ces caricatures de maison, ces stéréotypes à tout jamais dépourvus de fantaisie, tout comme de caractère ! Le seul bonheur que vous nous proposez est « clef en mains », insignifiant.

Une rue à la campagne. Ici ou ailleurs, cela se ressemble. Je suis un peu partout, un peu nulle part. Une belle rangée de maisons sur la ligne de crête. Une succession de grands dés en file indienne. Des briques bien nettes, des toits en pente, bien entendu. Un beau garage. Un petit chemin dallé jusqu’à la porte. Une baie vitrée, tournée vers le jardin. Personne n’a oublié de compléter la série : la haie bien taillée, la pelouse bien verte, les jeux d’enfants bien vifs, sans oublier le barbecue rutilant. Chacun a veillé à mettre sa touche personnelle : une grille en fer forgé, une boîte aux lettres à la silhouette aérienne, un buisson de rhododendrons… Le bonheur est atteint ! Maintenant, il va falloir le rembourser.

L’implantation, comme toujours, est rocambolesque – un trait droit au milieu des champs. L’avenir nous réserve sûrement des parallèles, qui constitueront alors un lotissement complet. Pour l’heure, on rejoint une ferme au bout de la rue et le village est plus loin, à l’écart. Qu’à cela ne tienne, personne ici ne fréquente le village. Si l’on fait abstraction des axes routiers voisins, tournés vers les villes et les centres commerciaux, la rue, isolée au cœur de la campagne, a je-ne-sais-quoi de surréaliste. Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ?

Trouver une surface bien plane, suffisamment vaste, y tracer une ou plusieurs lignes droites et la subdiviser en parcelles… La tâche est aisée, efficace et surtout rentable. Elle est irrespectueuse des paysages, bafoue leur spécificité, leur identité. Comme si la terre était une surface indifférente où nous pourrions, en fonction des « disponibilités », y implanter ce que bon nous semble où bon nous semble.

Cet ensemble de maisons, ce chapelet de blocs rigides, est étranger au lieu. Un coup de couteau en travers du plateau agricole. Ces constructions sont tombées là, déposées sur le sol. On aurait pu tout aussi bien mettre ces maisons ailleurs. La preuve en est qu’on voit les mêmes partout. Choisissez une maison sur catalogue, achetez ensuite un terrain et faites construire – déposer – votre maison à cet endroit. La démarche semble tellement évidente qu’il paraît saugrenu de l’interroger. Et pourtant, la formule «  sur un terrain » dit tout ; la préposition en particulier. Aurions-nous oublié que nous n’habitons pas sur un terrain mais en un lieu ? Si nous choisissons nos lieux de vie, ces lieux, eux, nous accueillent. « On ne rentre pas dans un lieu en conquérant mais en invité. »[2] rapportait l’auteur du « Jardin perdu ». Ne nous y trompons pas, les conquérants ne sont pas les habitants de tels quartiers, mais les entrepreneurs-empereurs qui orchestrent leur production en série.

Cette violence faite au paysage est tellement ordinaire qu’elle n’offusque pas grand monde. Que du contraire, ces lotissements en séduisent beaucoup. Se construire une maison quatre façades à la campagne, avec jardin et vue, voilà le rêve d’une vie, le signe de sa réussite. Quelle extravagance que de dénigrer ce rêve bien légitime !

Comment faire bouger l’imaginaire de l’habitat ? Comment jeter un trouble dans l’esprit de ceux qui convoitent de faire construire une telle maison ? Comment leur glisser à l’oreille que les rêves qu’on leur vend sont des leurres ? Quelle puissance, économique et politique, que d’arriver, par une servitude acceptée et docile, à plier une large part de la population aux mêmes rêves bien formatés !

Nos fantasmes valent bien mieux que cet imaginaire de pacotille. Ils sont plus sauvages, plus insaisissables, plus profonds. Ils méritent une autre culture. De même, les mouvements naturels du lieu esquissent d’autres formes que cet alignement rigide de dés. Les gestes propres d’un paysage, ses forces internes, sa silhouette singulière, son sol spécifique, ses particularités locales… demandent qu’on les écoute, les respecte et les entende.

Le bonheur, toujours singulier, n’est-il pas toujours lié à un lieu singulier ?


  1. Slogan publicitaire d’une entreprise de construction ayant pignon sur rue en Wallonie.
  2. DE PRÉCY, Jorn, Le jardin perdu, Actes Sud, 2011, p. 32 (Cet essai est un faux – l’auteur et le lieu n’ont jamais existé. Le soi-disant éditeur, Marco MARTELLA, s’avère en être l’auteur.)

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Le paysage et son double Copyright © 2020 by Vincent Furnelle is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

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