2a. Campagne urbaine

Où finit la ville ? Où commence la campagne ? La frontière entre les deux est parfois nette, souvent indécise. Depuis quelques décennies, les entrées de ville ont connu une expansion tant du commerce que de l’habitat. Les périphéries se ramifient et accélèrent la « rurbanisation ». La ville grignote sur la campagne. Étonnamment, mais le phénomène est plus récent, la tendance inverse fait aussi son chemin : des poches de campagne surgissent en ville.

À deux pas du centre, à flanc de coteau, je me retrouve au bord d’une prairie à moutons. Les herbes y poussent en grandes touffes, entre lesquelles les brebis se faufilent. Quelques pommiers font le guet. Des aubépines, des charmes, des sureaux, des noisetiers, habités par les fauvettes et les rouge-gorges, entourent les lieux. Un chemin m’y conduit, bordé d’ombelles, de chardons, de lamiers, de renoncules… En contre-bas, la ville se répand le long du fleuve : un flot de toits, de clochers, de grands immeubles et d’axes routiers. Les bruits montent.

Contraste frappant entre la souplesse du végétal – variations de verts, de pailles, de fauves… où pétillent le blanc des fleurs et les reflets… – et la fermeté du minéral, où dominent les ocres et les gris. Deux univers se jouxtent. Unis dans le même paysage, ils semblent étrangers l’un à l’autre. Au bruissement des feuilles s’oppose le brouhaha de la ville. Au flegme des moutons répond l’activité urbaine. Sous les effluves d’aubépine, je sens encore les gaz d’échappement. L’opposition en est presque caricaturale.

La singularité du lieu tient pourtant à la rencontre de ces deux mondes. La ville d’un côté, grouillante et foisonnante ; une prairie de l’autre, paisible, voire assoupie. Ici, les deux se croisent. La campagne en ville : dialectique improbable, contrepoint inattendu.

Quel est l’esprit de ce coin de campagne à l’orée de la ville ? Tout ici tient dans le contraste, dans un côtoiement improbable, aujourd’hui en expansion. Une campagne urbaine[1], est-ce encore vraiment la campagne ? Cet aspect bucolique, stéréotypé, a d’ailleurs disparu des grandes zones agricoles. En Belgique, les prairies à moutons se font rares, de même que les haies sauvages et les talus envahis d’herbes folles. Une campagne pour citadins ? Un jouet pour bobos ? Un coin de verdure plus qu’une authentique ruralité. On imagine d’ici le sourire des agriculteurs.

Plutôt que de le rapporter au monde agricole, peut-être faut-il étudier le phénomène en lui-même. Ce bout de prairie est évidemment une réalité péri-urbaine, associée à une certaine sociologie citadine. Ce site a les parfums d’un certain imaginaire – un retour à la nature, une attention à la biodiversité, un attrait pour la part du sauvage. Générer ce genre de lieu peut sembler nostalgique : une tentative illusoire de retrouver, à la porte de la ville, une campagne antérieure à l’industrialisation. À moins que le geste ne soit progressiste, une volonté de ré-enraciner nos sociétés dans leur sol naturel ? Et si les deux logiques se croisaient ? Le progrès ne se nourrit-il pas de retours ? Le futur ne se cherche-t-il pas aussi dans le passé ? Les temps ici s’entrelacent.

Deux temps, qui, le plus souvent, se tournent le dos, en ce lieu s’enchevêtrent. Un rythme relâché et un autre nerveux. À l’avant-plan : des moutons, lymphatiques, de petits fruitiers, voués au cycle des saisons, des herbes, ondulantes. Une atmosphère cyclique, propice à la promenade, à la rêverie ou à la méditation. À l’arrière-plan : la circulation frénétique, le quotidien affairé, le commerce en effervescence. Une ambiance de travail, d’activité et d’interconnexions. Le site, dans sa singularité, est les deux à la fois : le calme se découvre sur fond d’agitation et, réciproquement, la fébrilité débouche sur la quiétude. Le tout de ce paysage compose une sonate où les mouvements, tantôt fougueux tantôt apaisés, non seulement se succèdent et se font écho, mais surtout passent l’un dans l’autre, sans pour autant fusionner.

L’opposition ville-campagne est un élément qui structure notre perception des territoires et plus profondément encore nos mentalités. On se sent citadin ou campagnard. Cette opposition est-elle encore aujourd’hui pertinente ? Par-ci par-là s’esquisse leur alliance.


  1. DONADIEU, Pierre, Campagnes urbaines, Actes Sud, 1998.

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Le paysage et son double Copyright © 2020 by Vincent Furnelle is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

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