Le bal des lucioles

«  Nous sommes faits de la même étoffe que les songes. »

William Shakespeare

Ce que nous reconnaissons perd de son étrangeté. Suffit-il d’accoler une notion aux choses pour les maîtriser, en les classant dans notre catalogue intérieur ? L’ombre qui passe est un chat, ce visage, celui d’un collègue, cette feuille, une feuille de marronnier. Nul besoin de s’y attarder, de scruter à l’affût d’un indice. Tout a rejoint sa place, au sein du bien connu.

À l’occasion, la réalité nous résiste : impossible de remettre un nom sur une voix, sur une odeur. Étrange inquiétude que nous surmonterons en cherchant la clef du bon tiroir. La solution nous attend, le mot adéquat se tient tapi. À force d’observations, nous le débusquerons. Nous finirons bien par connaître la réponse.

Mais pouvons-nous encore découvrir ce que nous connaissons bien ? Chercher au-delà du bien connu l’énigme qui persiste ?

Inutile de partir au bout du monde, il suffit d’aller au fond du jardin.

Une soirée de juin. La nuit est tombée, il fait très doux. Un petit point de lumière apparaît soudain, déambule dans l’air. Quelques autres le suivent. De petits insectes nocturnes phosphorescents – petites pointes de poésie papillonnant dans le quotidien. Au premier coup d’œil, je les reconnais. Ce sont des lucioles. Les premières de cette année, comme chaque année. L’espèce se raréfie, demeure courante. Aucune raison de s’extasier. Les touches de lumières ont trouvé leur identité, leur explication. Je pourrais passer à autre chose.

Mais ce soir, je n’y résiste pas ; je m’envole avec les lucioles. La pénombre du jardin est redevenue la nuit éternelle. Les papillons ont ôté le masque de leur nom. Ils ne sont que des lueurs dans l’air. Virevoltantes. Incertaines, maladroites. Elles surgissent soudain, clignotent un instant, s’effacent dans la nuit. Réapparaissent. Redisparaissent.

Elles semblent s’ignorer, ondulent chacune pour elle-même, s’accordent pourtant, de loin. Les compter est difficile : une isolée par-ci, une grappe par-là, une autre là-bas. Les deux grappes se rejoignent. Quelques étincelles s’éteignent. Tout à coup elles sont partout.

La nuit s’avance dans l’éternité. Les lucioles vont, viennent, dans l’immobilité. Perpétuel ballet, dans l’obscurité de tout printemps.

Tout n’est plus que songe. Le temps d’un instant, mon temps, notre temps, s’est emmêlé au temps des lucioles. Et notre quotidien se réfléchit dans leur lumière obscure. Elles nous ont ouvert la porte d’un autre monde. Le nôtre, devenu tout autre.

L’ordre du bien connu a basculé. L’inconnu l’a enveloppé. Nous croyions observer des lucioles et nous voilà lucioles, tâtonnant au seuil de la nuit. Nos occupations si déterminées, nos obligations si pressantes, nos grandes actions elles-mêmes… des virevoltes incertaines, des ondulations indécises, des clignotements furtifs, dérisoires, mais solennels. Infimes, nos gestes s’accordent à l’énigmatique. Nous nous avançons dans l’éternité. Nous allons, nous venons, dans l’immobilité. Perpétuel ballet, dans le mystère de toujours.

Ce ne sont des lucioles qui volent au fond du jardin, c’est le fond de nos vies qui papillonne dans la nuit.

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Le paysage et son double Copyright © 2020 by Vincent Furnelle is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

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