7a. L’esplanade sans passé

La nouvelle gare a atterri dans la ville comme une soucoupe volante. Son design contemporain, sa modernité high-tech ont bouleversé l’aspect traditionnel, un peu vieillot diront certains, du quartier. Elle a aussi engendré un nouvel espace devant elle. L’ancienne place de l’ancienne gare, résolument trop petite et trop étriquée face aux dimensions du nouveau bâtiment a dû s’élargir et s’approfondir. Des pâtés de maisons tout entiers ont été rasés. Une nouvelle esplanade est née, «  paysagère », à l’image de la gare.

Je sors de la gare. Une grande ouverture se déploie devant moi. Du haut du grand escalier, mon regard se porte en avant vers le fleuve, vers les immeubles qui le bordent, vers l’autre rive, jusqu’à des bribes d’horizon. À une gare internationale, par ses liaisons et sa symbolique, répond un espace ouvert aux lointains.

Ce qui reste de local et d’ancien apparaît aujourd’hui bien petit. Les maisons qui bordent la place sur ma gauche semblent propulsées au loin. Celles de droite sont encore plus inabordables. Quant aux immeubles d’en face, ils appartiennent à un autre monde. Le vide qu’engendre la gare autour d’elle la sépare et me sépare des quartiers voisins. Marcher vers eux, dans quelque direction que ce soit, serait d’abord se tenir dans ce vide qui appartient à la gare.

Le seul bâtiment qui dialogue avec cette gare est la tour administrative, surgie dans sa foulée et dans le même langage. Sa hauteur, son ampleur, ses matériaux et ses galbes parlent la langue de la mondialisation, celle de Dubaï ou de Sidney. Ces deux géants, l’un soudain tombé du ciel, l’autre soudain jailli de terre, se font écho ; l’un comme l’autre imposent une distance à ses pieds. Le peuple grouillant des nains s’enfuit au loin, s’écarte d’eux.

Sorti de la gare, je parcours ce grand vide pour rejoindre la ville. Même proches, les autres passants restent lointains. Seuls quelques-uns se rassemblent sur les bords de la place et à proximité de la gare. Tous les autres entament la traversée. Au cœur approximatif de cette esplanade, un peu en avant de la gare, quelques bassins, quelques jets d’eau, quelques rectangles de bambous, de graminées et d’arbustes ainsi que quelques grands bancs de pierre structurent l’espace. Une poignée de personnes s’attardent, livrées au vent et au regard de tous.

La mondialisation aime le grand paysage, qui semble avoir la dimension de son monde. Nous nous y mouvons à l’échelle de l’international, d’où les frontières ont disparu. L’ici est proche de l’autre bout de la planète, plus proche que les banlieues de la ville. Nous nous sentons cosmopolites.

Mais si le lointain est devenu proche, qu’est devenu le voisin ? Un étranger dans cette époque, un attardé du local, qui continue à croire que son village ou son quartier est encore le monde ? La formule est sans doute excessive. Néanmoins cette grande esplanade née de rien, du souffle de la gare à l’instant de son atterrissage, engendre de la distance en elle-même. Cette place n’est pas un lieu où se poser dans l’ici mais une connexion dans le réseau planétaire. Aucun recoin, aucune intimité, aucun repli possible. Tout est apparent, transparent, exhibé. Ouvert aux quatre points cardinaux, et aux quatre vents. Cette esplanade livre à tout l’espace celui qui n’y fait que passer. Il n’est pas arrivé dans une ville mais en partance vers les quatre coins du monde.

Comment pourrait-on s’arrêter ici ? Ceux qui y vivent – provisoirement – s’installent dans un couloir. Vivre dans cette époque, ne serait-ce donc qu’être de passage ?

La mobilité a besoin de grands axes, d’espaces lacunaires où circuler. La vie quotidienne, de recoins où s’accrocher et où tisser du lien social. Cette esplanade, à l’image de son temps, refoule la vie sociale sur ses rebords ou dans ses marges.

À l’exiguïté et au labyrinthique des anciens quartiers, cet immense parvis a substitué son ampleur et sa respiration – ou ses courants d’airs. En un rien de temps, cette partie de ville a changé de visage, d’époque. En un clin d’œil, elle est passée de la vie provinciale à l’ère internationale. Dans ce grand bond, n’a-t-elle cependant pas oublié son passé, son ancrage historique et local ? Sommes-nous encore ici, ou n’importe où dans le grand réseau de la mondialisation ?

Dans cet univers tout entier planétaire, où que nous soyons, nous sommes déjà ailleurs.

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Le paysage et son double Copyright © 2020 by Vincent Furnelle is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

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