10b. Le nouveau vieil îlot commercial

La sensation d’être n’importe où est malheureusement fréquente. L’époque reproduit en série les mêmes lotissements, les mêmes quartiers d’affaires, les mêmes magasins. On pourrait jouer à chercher les détails qui font la différence. Ils existent bien entendu. L’imaginaire doit bien s’adapter au réel.

Le paradoxe ici, sur une grande place du centre-ville, est qu’un ancien quartier a été supplanté par un nouvel ensemble, avec un souci d’intégration architecturale. Certains traits stylistiques – la couleur du bâti, le gabarit et la forme des fenêtres, la silhouette des toits – répondent au palais historique qui leur fait face. La violence de « l’urbanisme soviétique » est révolue ; désormais, on respecte les lieux…

Sur le côté de la place s’ouvre une artère commerciale, la raison économique du site, son essence mercantile. Je m’y engouffre. Guère de surprise. L’élégance des mannequins s’exhibe dans les grandes vitrines d’enseignes bien connues. La mer bleue, les plages sublimes, les paquebots de luxe se font aguicheurs à la devanture d’une agence de voyages. Pourquoi donc n’ai-je pas la simplicité d’adhérer à ces rêves clefs en main ? Indocile à l’injonction des vitrines, irrévérencieux à leurs charmes, je lève les yeux : des murs lisses, des fenêtres sans encadrement, des surfaces bien polies qui se font face. Mon regard n’en fait qu’une bouchée, il n’a rien à se mettre sous la dent. Tout en haut – la rue est étroite –, le ciel est une étroite saignée. Je me ferais un torticolis à vouloir y prêter attention. Reste à regarder au sol les clinkers – ces succédanés de la pierre de taille.

J’ai fait le tour. Tout est vu. Tout est dit.

Quelques mètres plus loin encore, me revoilà dans le vrai ancien quartier. Le vis-à-vis est instructif. Les vraies vieilles ruelles sont étroites ; pour leur faire écho, on a respecté cette largeur dans la zone commerciale. Les vraies anciennes maisons elles aussi sont hautes, le ciel là aussi est inaccessible, si ce n’est qu’il se découpe au sommet de vieux escaliers ; le nouveau vieux quartier, lui, a aplani le relief. Les façades séculaires, par contre, sont diverses, plusieurs fois restaurées, aujourd’hui un peu vétustes ; les boutiques internationales ne seraient pas aussi burinées.

Cette nouvelle vieille rue commerçante a un double visage : à la fois moderne et « fidèle » à l’ancien. En elle-même, elle est à la page, semblable à toutes les rues commerçantes d’aujourd’hui. Dans son contexte par contre, elle simule les rues et les bâtiments voisins, en plus lisse néanmoins.

Ce lisse est l’aveu de sa fausseté, de son artifice sans épaisseur. Ce lisse cache la violence de ce monde, l’exploitation sous-jacente à ces apparences clinquantes. En filigrane de ces vitrines, il faudrait voir, en Chine ou au Pakistan, les conditions de fabrication de ces vêtements. Ce lisse ne cache-t-il pas aussi un vide intérieur ? Sous le masque de la consommation et de sa mise en scène, ce quartier, comme tout l’univers dont il est un produit reproduit en séries, n’est qu’un décor. Les vendeurs et les clients ne seraient-ils eux-mêmes que les figurants de ce décor ?

Le fait de « s’intégrer » au contexte renforce ce sentiment d’artifice. On a fait du « simili-vieux », du moderne calqué sur l’ancien. Mêmes formats, mêmes silhouettes, même coloris… en plus net, bien entendu. On a gardé l’image. Cet urbanisme n’est précisément plus qu’une image.

Notre passion contemporaine pour les images, leur omniprésence dans notre quotidien a un curieux effet en retour. Nous fabriquons désormais du réel en images et vivons dans des décors, dans des quartiers qui ne sont que des copies. Une rue commerçante à l’image de toutes les rues commerçantes. Une rue commerçante à l’image des ruelles adjacentes. Des faux pavés qui imitent les pavés, des apparences de façades qui simulent les vraies façades…

Walter Benjamin s’interrogeait, il y a un siècle, sur la reproduction technique des œuvres d’art qui leur ôterait leur unicité et leur « aura[1] ». Aujourd’hui, ce sont des quartiers entiers qui cherchent à imiter, grandeur nature, des pans de villes anciennes. Ces nouvelles vieilles villes sont bien entendu adaptées aux besoins et aux projets contemporains. En comparaison, le vrai vieux fait un peu négligé et n’est plus fonctionnel.

Quelle aura pourrions-nous trouver à ce quartier ? Comment ne pas avoir le sentiment de s’y mouvoir dans un simulacre ? La question ne veut sans doute rien dire pour les habitués des lieux, qui n’aspirent qu’à consommer des images et à vivre à leur image. L’aura d’aujourd’hui est celle de l’image.


  1. BENJAMIN, Walter, « L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique » (1939), in : Œuvres III, Gallimard, 2000, pp. 269-316.

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