5a. Vue sur Meuse

La Belgique, par ses dimensions, son relief et sa densité de population, n’est guère spectaculaire. Où y trouver l’immensité, sinon en bord de mer ? L’urbanisation de la côte belge est la preuve de ce fantasme : un rempart de vues imprenables vers le large, une grande ligne d’immeubles qui se sont substitués aux dunes.

À l’intérieur des terres, les rives des fleuves peuvent offrir des vues presque comparables : un infini à portée de main. Ici en ville, en bord de Meuse, l’alignement des immeubles a un air de famille avec ceux de la côte. Ces résidences d’une dizaine d’étages datent à coup sûr de la même époque, héritière de Le Corbusier.

Dans un méandre, au seuil d’un pont, une grande tour en béton s’élève vers le ciel. Vingt-huit étages. L’un des plus grands immeubles de la ville. Du haut des appartements, ma vue domine la ville, court sur le fleuve et se perd dans les collines à l’horizon. De là-haut, « l’ampleur du ciel, l’architecture mobile des nuages, les colorations changeantes des vagues, le scintillement des phares (de voiture) sont un prisme merveilleusement propre à amuser les yeux sans jamais les lasser. »[1] Rêveur, je peux m’adonner au « plaisir aristocratique » d’observer le monde sans y être impliqué. Je ne suis plus qu’un regard, détaché.

Par contre, de l’extérieur – des pieds de la tour, ou de n’importe où sur les quais, ou encore depuis ces horizons lointains visibles de la fenêtre –, ma vision, et celle de tous, est inversée : un grand et gros parallélépipède gris, planté au milieu de la ville, oppose une verticale rigide au fleuve et à l’ensemble du tissu urbain. Un coup de poing dans le paysage !

Le paradoxe est là : la vue imprenable, la plus large possible, suppose une visibilité de partout. Pour pouvoir voir, il faut s’offrir à la vue. Ou du moins, offrir à la vue le point d’où l’on voit. En l’occurrence, les choses sont patentes : cette tour marque avec flagrance le paysage urbain.

Quel est donc le rêve recherché par cette vue imprenable ? Nous y découvrons une étrange dualité. D’une part, une façon d’être en dehors, au-dessus, en spectateur de la ville, à la vitrine de son agitation. D’autre part, une façon, sans doute inconsciente d’elle-même, de s’imposer à la vue de tous, dans une mise en scène digne de celles qu’affectionne le pouvoir. À cela près que l’extérieur du bâtiment est totalement négligé. Un énorme bloc, d’un gris sans fioriture.

C’est un peu comme si, devant le spectacle du paysage urbain, le spectateur oubliait sa propre existence, au point d’en négliger ses dehors, qui sont pourtant flagrants. Celui qui – dans une conception très traditionnelle[2] – réduit le paysage à un objet d’observation ou de contemplation est aveugle à sa propre présence. Or l’observateur fait lui-même partie du paysage, y est inscrit et apparent[3]. Le spectateur fait lui-même partie du spectacle. Cet oubli est lourd de conséquences. Les vues imprenables défigurent presque toujours les lieux. Cette grande tour en est un témoignage, parmi tant d’autres. Imaginons un instant les rives de Meuse sans ces vues sur Meuse : un paysage cohérent, épousant le relief, structuré par le lit du fleuve.

« Aussi longtemps que nous sommes dans la contemplation, aussi longtemps qu’un quelque chose est l’objet de notre attention, nous ne sommes pas un dans l’un. »[4] Le spectateur d’un paysage fait a fortiori deux avec lui, s’en est comme extériorisé. Si ce n’est qu’il est bel et bien visible dans ce paysage. Observateur de son propre monde, dont il a cru se détacher, il contribue à le dégrader.

Qu’importe cette rhétorique. La mise en scène du paysage – les promoteurs immobiliers l’ont bien compris – n’est avant tout qu’une façon de le rentabiliser… au prix de le défigurer.


  1. BAUDELAIRE, Charles, « Le port », dans Petits poèmes en prose, op. cit. p. 344.
  2. «  Partie de pays telle qu’elle s’offre à la vue » Cette définition classique du paysage se situant dans l’héritage de la tradition du concept est révélatrice. Cf. FRANSESCHI, Catherine, «  Du mot paysage et des ses équivalents dans cinq langues européennes » in : COLLOT, Michel, Les enjeux du paysage, Ousia, 1997, pp. 75 et ssq.
  3. MERLEAU-PONTY, Maurice, Le visible et l’invisible, Gallimard, 1964, pp. 172 et ssq.
  4. Maître ECKHART, Sermons, Gallimard, 1942, p. 294.

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Le paysage et son double Copyright © 2020 by Vincent Furnelle is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

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