L’oiseau-regard

«  […] son regard, traversant tout ce temps et toute cette émotion, l’atteignit de manière incertaine ; se posa sur lui, plein de larmes ; puis s’envola et repartit, comme un oiseau se pose sur une branche et s’envole et repart. »

Virginia Woolf

Chacun a ses façons de voir, de tourner la tête et de poser les yeux. Il y a le regard des inquiets, celui des curieux, le regard des amoureux, celui des furieux, le regard des rêveurs et celui des absorbés… Une façon de regarder est la marque d’un état d’esprit, plus en profondeur, d’une personnalité. La vue sort de soi, qui s’échappe avec elle.

Mais elle vient aussi du dehors. Je vois chaque chose d’un autre œil. Je ne regarde pas un texte comme je regarde la route. Je ne vois pas un ami avec les mêmes yeux que j’aperçois un inconnu. D’un tableau à une photographie, je change de vision. Le monde me dicte mes façons de voir. Ma vue s’adapte, s’enroule sur ce qui s’offre.

Entre dehors et moi, de lui à moi, de moi à lui, mes yeux esquissent des envolées. Ils se promènent dans les airs, suivent les replis du monde. Aujourd’hui, je vais courir après eux, nous les accompagnerons dans le paysage, pour comprendre leurs itinéraires et leurs façons.

Arrêtons-nous face à la mer. Laissons partir la vue vers le large, s’évader. Elle s’accroche à un bateau, poursuit une mouette, la dépasse, bondit d’une vague à l’autre, rejoint l’horizon, le souligne, se pose un instant, avant de s’élancer vers les nuages et se perdre au zénith, pour plonger au milieu des reflets. La mer n’est pas devant nous, nous bondissons en elle. Immobile, nous voyageons. Nos yeux caressent l’écume, s’accrochent au vent.

Au large de nous-mêmes, notre regard est un oiseau des mers. Vagabond, il erre parmi les vagues. L’albatros, c’est lui.

Changeons de paysage. Enfonçons-nous dans les ruelles du vieux Namur et laissons nos yeux à nouveau s’échapper. Au ras du sol, ils filent aussitôt au bout de la rue, reviennent vers nous, s’arrêtent à la vitrine la plus proche, s’y engouffrent un instant, volètent vers la vitrine d’à côté, puis celle d’en face. Ils remontent une façade, en redescendent une autre. Les revoilà au bout de la rue : ils nous attendent pour s’envoler derrière le coin.

Nos yeux citadins sont des moineaux. De proche en proche, ils se faufilent, farfouillent. Et surveillent toujours le ciel, l’issue possible.

L’oiseau-regard sillonne le monde, toujours uni à lui. De nos yeux, les gestes sont surtout les siens.

À chaque paysage répond une vision. Chaque milieu a ses oiseaux, ses regards qui dansent en son espace. Si l’œil marin n’est pas l’œil urbain, celui des jardins n’est pas celui des bois, ni celui des steppes celui du désert. Au gré des éléments, au rythme du relief, la vue est un milan qui plane sur l’horizon, une alouette qui s’élève dans le soleil, un pic qui ondule entre les troncs, une fauvette qui se glisse dans les taillis…

Combien avons-nous de variétés de regards ? Autant que de paysages. Et bien d’autres encore.

Licence

Symbole de Licence Creative Commons Attribution 4.0 International

Le paysage et son double Copyright © 2020 by Vincent Furnelle is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

Partagez ce livre