14a. Le pré dans le vallon

Il est des reliefs voluptueux. La courbure de ce pré me charme. Un galbe souple, légèrement incurvé, dévale en torsade vers le ruisseau. Ce geste tendre, rond et doux, dans ses bras m’enveloppe. Une route de campagne longe la prairie, suit son mouvement, est elle-même soulignée par une haie sauvage, parsemée d’aubépines, de prunelliers, de sureaux et d’églantiers…

Sur l’autre rive du ruisseau, la pente est boisée de chênes et de hêtres. Au fond de la prairie, un ancien moulin à eau est tapi dans la verdure. En haut de la côte, en bordure du plateau, un village émerge des buissons.

Dans la lumière du matin, les herbes pétillent. Une mosaïque émoustillée par les doigts du soleil. Je ne reconnais pas les graminées, mais je vois bien qu’elles sont légion. Les unes plus drues, les autres plus frêles. Larges ici, filiformes là-bas. Tantôt longues, tantôt courtes. En lame ou en épis. Chacune avec ses éclats de vert, de jaune, d’argent et d’or. Parmi elles scintillent des renoncules, des marguerites, des ombelles… en grappes diffuses. L’air, humide et frais, est saturé d’arômes où l’aubépine domine.

À l’arrière du pré, un petit groupe de vaches et quelques chevaux somnolent, paisibles et indolents. Une buse s’envole. Un lièvre m’aperçoit, se dresse pour m’observer, avant de bondir entre les herbes.

Une campagne archétypale, un monde immuable, comme si cette prairie était là depuis toujours, droit sortie d’Homère ou de Virgile. Le relief en pente assez forte, trop accidenté pour devenir un village, trop peu pour rester un bois, et le ruisseau tout proche disposaient le lieu à devenir un pré. Sa silhouette, toute en courbes, correspond aux mouvements du terrain. Ses arrondis s’achèvent dans les méandres du ruisseau et dans les talus qui précèdent le plateau. Les haies se sont accrochées là où la pente s’accentue. La route, sinueuse, passe où elle devait passer. Le moulin est là où il devait être. Les animaux ont fait leur vie ici, appartiennent aux lieux. À force de passages, les vaches ont tracé des sillons dans les formes du relief. Le lièvre serpente dans les variations du terrain. À la tombée de la nuit, les chevreuils usent des mêmes couloirs.

Tout ici résonne en harmonie. Le dessin des herbes et les touches de fleurs, le geste du ruisseau et le mouvement des haies, la ligne souple de la route et la ponctuation subtile du moulin, le flegme du troupeau et l’arrêt soudain du lièvre… se répondent en un seul rythme. Le vallon n’est qu’une seule vague ; en vaguelettes, il se divise et se rassemble.

L’histoire semble sans prise. Le temps s’enroule sur lui-même, s’endort dans un rêve sans fin.

En néo-rural, citadin des champs, me suis-je laissé duper par cette image bucolique des campagnes, traditionnelle mais révolue[1] ? Les outils agricoles modernes ne s’encombreraient plus d’un tel relief, ou bien le redessineraient dans des formes plus mécaniques, en supprimant les résistances encombrantes et les accidents superflus. « Tout l’effort technique du siècle s’est employé à faire table rase, à utiliser le territoire comme un support amorphe où pourraient se déployer « librement’’ toutes les stratégies d’aménagement. L’outillage dont nous disposons est si violent qu’il n’a plus à négocier son effort avec le site ; il peut tout rectifier, tout géométriser, tout homogénéiser. »[2] Le plateau agricole, soumis à ces stratégies, et donc uniformisé, commence au-dessus du vallon. Tout comme moi, le lièvre le méprise. Un peu plus bas dans la vallée, la balafre d’une ligne à haute tension est aussi l’un des stigmates du XXe siècle.

Peut-être le XXIe siècle est-il en train de comprendre que les efforts du XXe furent destructeurs. Ce que l’on a cru un progrès n’était-il pas une course en avant, niant son propre sol ? Aujourd’hui, nous retrouvons une autre campagne, ou plutôt nous la réinventons, avec des moyens techniques moins violents.

Témoin de l’aujourd’hui ou de toujours, ce petit vallon rassemble en un seul trait, en un seul geste, les vies sauvages et domestiques. Parmi les vides et les silences, leurs langues multiples – végétales, animales, humaines – s’écoutent et se répondent.


  1. DONADIEU, Pierre, Campagnes urbaines, op. cit., p. 55 et p. 116.
  2. CORAJOUD, Michel, Le paysage, c’est l’endroit où le ciel et la terre se touchent, p. 19.

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