16b. Les quais retrouvés

Il y a à peine quelques années, un boulevard longeait la Meuse, inaccessible aux piétons. Les temps changent, parfois assez vite. Je peux maintenant, en plein centre-ville, me promener sur les quais aménagés pour cet usage. Une rambarde, une grande esplanade, de larges bancs de bois, des talus enherbés, de longues étendues de graminées, des parterres de fleurs et de jeunes arbres. Un véritable parc a surgi le long du fleuve. Là où la voiture donnait le ton, ce sont les piétons, les vélos, les trottinettes qui occupent le terrain. Nombreux sont ceux aussi qui se posent, s’asseyent ou se couchent, seuls ou en couple sur les bancs.

Je me laisse aller à flâner sur ce quai. Je détaille la silhouette de la nouvelle passerelle, j’observe les attitudes des autres passants, les immeubles sur l’autre rive, la vie qui s’active sur les péniches qui sillonnent le fleuve, les couleurs de l’eau, la silhouette des nuages… des pans entiers du paysage urbain que les automobilistes ignoraient. Je perçois bien sûr que l’eau est toujours aussi sale et nauséabonde, que l’air reste saturé de gaz d’échappement et que le boulevard continue de bourdonner dans mon dos. Il me faut faire un choix dans mes sensations et me focaliser sur ce qui m’attire.

En quelques pas, je suis à la capitainerie et au port des yachts. Un monde singulier, ici en pleine ville, qui jusqu’à présent vivait un peu replié sur lui-même. La route et la circulation tendaient à l’isoler. Pour aller à sa rencontre, il fallait auparavant franchir bien des obstacles. Aujourd’hui, au hasard de mes déambulations, je découvre les bateaux et un improbable fatras – des cordages, des amarres, des bouées…

En quelques pas, je traverse le boulevard et me replonge dans la ville.

Les aménagements contemporains de ces quais, à la faveur de la mobilité douce, donnent un autre tempo à la ville. Même si des rues piétonnes étaient présentes de longue date, dévolues au commerce, elles n’étaient le plus souvent que l’occasion de regarder les vitrines. On y faisait du shopping sans vraiment s’y promener. On ne regardait pas la ville. Les façades elles-mêmes, au-dessus des magasins, passaient inaperçues. Et que dire des lointains ou du ciel ? Étaient-ils vraiment présents ?

La lenteur de la promenade nous rend à la contemplation. Notre regard et tous nos sens vagabondent, vont et viennent au hasard des rencontres. Un autre rythme voit le jour. Ce n’est pas seulement que nous nous déplaçons plus lentement, c’est surtout que, par bonds, nous allons de découverte en découverte – une joggeuse en rastas, un bateau bariolé, un reflet émeraude dans la Meuse… Pour le promeneur, la ville est faite de rencontres aléatoires. Son écriture est poétique.

Il y autre chose encore. Ces allées le long du fleuve relient les lieux entre eux. En souplesse, nous y passons d’une rive à l’autre, du port de plaisance au cœur de la « Cité ardente », d’un quartier résidentiel à un quartier commercial. La ville est faite de zones distinctes, presque étrangères les unes aux autres. En voiture, ou par les transports en commun, d’un trait nous passons de l’une à l’autre, de la maison au travail, de la maison aux boutiques… Faire le trajet à pied ou à vélo recoud les morceaux entre eux, retisse la tapisserie urbaine. Par ses quais, la ville se rassemble.

Cette revalorisation des bords de Meuse a des qualités esthétiques incontestables. Le choix des matériaux et des végétaux, le galbe des bancs et des parterres ont leur style, contemporain et singulier. Toutefois, sous cette recherche esthétique, s’exprime un nouveau mode de vie. Les citadins changent de comportement, la ville change d’humeur, son visage se fait plus avenant.

La mondialisation a une multitude de profils. Elle nous précipite dans une mobilité pressante, nous fait courir en tous sens, circuler sur de grandes distances, nous connecter aux quatre coins du monde. Elle engendre à rebours un désir de se poser, de prendre son temps, sinon de s’arrêter du moins de se mouvoir au gré de l’imprévu, sans gestion ni planning. Nonchalance assumée. La grande vitesse suscite le désir de lenteur. Là où croît la rentabilité croît aussi l’envie de gratuité. Plutôt que de s’opposer, elles se superposent, s’enchevêtrent. Les différents profils de l’urbain se rassemblent en un seul visage, multiple et changeant.

« La pratique du quartier introduit de la gratuité au lieu de la nécessité ; elle favorise une utilisation de l’espace urbain non finalisé par son usage seulement fonctionnel. »[1] Un demi-siècle après les analyses de Michel de Certeau, l’invention du quotidien semble s’être déplacée, débordant du quartier pour se répandre à travers la ville. Quand nous parvenons à échapper à l’efficacité, nous flânons autour de chez nous, mais aussi un peu partout dans la ville, au hasard des chemins qu’elle nous offre, qui tous se versent dans son berceau, le fleuve.


  1. DE CERTEAU, Michel, GIARD, Luce, MAYOL, Pierre, L’invention du quotidien, tome II, op. cit., p. 23

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Le paysage et son double Copyright © 2020 by Vincent Furnelle is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

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