18b. Perpétuelle, la fontaine

L’eau qui coule est toujours hypnotique. Elle chante, invisible. Immuable, elle jaillit. Imprévisible, elle scintille. Ses rythmes se répètent, restent insaisissables. « Le perpétuel et son bruit de source. »[1]

Ici, dans ce recoin, la ville est née, aux abords d’une source s’est édifiée. Peu de choses : un jet d’eau qui sort de la colline. Intarissable. J’y reviens comme en pèlerinage. Au fond de la place, derrière la collégiale, l’histoire semble l’avoir oubliée, être passée à côté d’elle.

Elle surgit d’une gueule de lion, patinée par les ans, se jette dans un bassin, s’écoule dans un autre, un troisième, et disparaît sous terre. Les pierres bleues et les pavés qui l’entourent ont subi ses assauts. Irrégulièrement polis, ils en gardent l’empreinte. Certains moellons, si résistants pourtant, sont à moitié rongés. Imperturbable, elle les a érodés.

À son chevet, la colline se conclut en un mur de pierres de taille. Des blocs aux formes indécises, aux nuances de gris et de roux. Sortis de terre depuis peut-être un millénaire, ils semblent eux aussi immuables, faire corps avec le lieu.

En surplomb de la fontaine, trônant dans une petite niche, la Sainte Patronne de la ville, de sa main tendue, lui fait don d’une église. Plus ancestral que toute croyance, que tout temple, le sacré ne coule-t-il pas ici depuis le fond des temps ? Surgissement perpétuel « marquant l’accueil de ce qui, oublié, n’en est pas moins là, comme à la source l’eau. »[2]

De ces fontaines qui « s’avancent dans l’éternité »[3] affleure un autre temps, sans temps[4]. Elles nous le susurrent en échos poétiques. Un présent sans histoire, une éclosion dans l’immobile. Elles coulent hors des siècles. Présents, passés, futurs s’y enlacent. Toujours jaillissantes, sans évolution, sans projet. Leur temps, à chaque instant, « naît à nouveau et immédiatement de l’éternité. »[5] Tellement lointain du nôtre, il surgit dans le nôtre. « Énigme, ce qui naît d’un jaillissement pur ! »[6]

Sous les strates patrimoniales de cette fontaine – la survivance du passé dans l’actuel –, émerge un fond métaphysique – au présent, l’écho de l’origine.

Le lieu est préservé de tout aménagement contemporain. La chose est salutaire. La modernité n’y aurait sa place qu’à se fondre dans l’immémorial. À l’eau qui sourd, « sans jamais aucun âge »[7], seule la pierre qui retourne à la terre est offrande.


  1. BRAQUE, Georges, Le jour et la nuit, Gallimard, 1952, p. 30.
  2. DU BOUCHET, André, Cendre tirant sur le gris, Clivages, Paris, 1986.
  3. RILKE, Rainer Maria, « Huitième Élégie de Duino », dans Œuvres II, Seuil, 1972, p. 335.
  4. « O éternité, temps sans temps » BACH, Jean-Sébastien, Cantate BWV 60, O Ewigkeit, du Donnerwort, texte de Johann Rist.
  5. SCHELLING, Friedrich Wilhelm Joseph, Les âges du monde (1811-1813), Ousia, 1988, p. 142.
  6. HÖLDERLIN, « Le Rhin » (1801), dans Œuvres, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1967, p. 850.
  7. JACCOTTET, Philippe, Notes du ravin, Fata Morgana, 2001, p. 11.

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Le paysage et son double Copyright © 2020 by Vincent Furnelle is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

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