6a. À l’orée, quelques maisons

Le calme donne le ton. Du monde, le relief contient les bruits.

C’est un petit val où somnole un étang. On ne l’aperçoit qu’à y entrer. Les berges sont envahies de saules. Bordées de haies, des prairies gravissent les pentes, enfoncent leurs doigts dans la couverture boisée. Une route de campagne, d’un grand geste, en un grand S, descend le vallon, le traverse puis le remonte, pour se perdre parmi les arbres.

Quelques maisons surgissent. Par petites touches, entre les arbres. Une pointe de blanc parmi des pins. Une autre un rien plus bas, proche de l’étang. Un peu plus loin, à l’orée du bois, quelques toits se découpent sur le fond du feuillage. Le hameau, une ligne indécise, s’est faufilé comme un ourlet sur la lisière. Le tissu du bâti, fait de briques, de tuiles et de boiseries, s’enroule sur celui des chênes et des hêtres. Autour des maisons, les arbres et les buissons – des merisiers, un peuplier, quelques pommiers, de grands bouquets de lilas, un pan de vignes… – concluent le bois, l’achèvent tout en douceur. Comme si les vagues de la canopée lançaient leur dernier ressac sur les demeures, y abandonnaient une écume végétale.

Les maisons sont de différentes générations. Les plus anciennes ont une petite centaine d’années ; les plus récentes, une bonne dizaine. Certaines ont peu bougé, d’autres se sont adaptées aux styles contemporains. Le tout, de loin, ne compose qu’une seule phrase, une seule mélodie. Deux blanches, suivies de quelques croches, puis des noires. De partout, la végétation les enveloppe. Dans la grande fresque du paysage, ces demeures ne dessinent qu’un mince filet.

Adossé à la futaie, orienté vers le midi, ce petit groupe d’habitations prend le soleil. Les ombres leur tournent le dos, partent dans le bois. Les fleurs ne s’y trompent pas. Selon la saison, perce-neiges, ancolies, iris, valérianes… s’offrent aux rayons et prolifèrent, s’échappent hors des jardins, vers la lumière.

Mes mots ont dû laisser échapper l’essentiel, le secret de ce paysage. J’y reviens régulièrement, à son affût. Paisible, en retrait, chaleureux, intime, enveloppant, protecteur… tous ces adjectifs sonnent assez juste, manquent néanmoins la singularité du lieu. Cohérence du bâti, intégration au site… bien entendu…

Quelques traits me frappent : la taille modeste du hameau, son implantation presque au fond du vallon, juste sur la lisière, comme si la ligne des maisons ne faisait que souligner l’orée du bois. Cette façon de s’inscrire dans les lieux, d’éviter tout tapage est aujourd’hui l’exception. La majorité des habitations unifamiliales qui se construisent depuis vingt ou trente ans à la campagne sont des blocs isolés, implantés si possible en position dominante, entourés de leur jardin carré, dont la nudité est habillée par quelques buissons et des jeux pour enfants. L’humilité de ceux qui ne cherchent à rien prouver, socialement, est salutaire.

Cette façon de se soumettre aux lieux, plutôt que de s’y exhiber ou de s’en offrir le spectacle, est rare. Toute proportion gardée, j’y retrouve un quelque chose de ces anciens lavis chinois, de Fan K’ouan ou Kouo Hi, aux commencements de la période Song[1], où la présence humaine, minuscule, est immergée, presque noyée dans l’immensité. Notre environnement est évidemment bien moins vaste, et nous y sommes bien plus nombreux. Ces évidences occultent la pauvreté de notre conception du paysage.

Le cadre de vie, les abords, les alentours, les environs… tout ce vocabulaire trahit une façon de penser. Comme si les lieux n’étaient qu’un complément du bâti qui s’étend autour de lui, pour l’agrémenter ou le mettre en valeur. Étrange manière de prendre la question à l’envers : que serions-nous, que seraient nos maisons sans ces lieux ? Nous pouvons aisément imaginer le paysage sans nous, sans elles. Nous ne pourrions ni nous imaginer, ni imaginer nos maisons sans lui. Même si l’instant de notre présence en est le seuil, le temps du paysage dépasse de loin le nôtre, l’ignore.

Ici, le paysage n’est pas une qualité du hameau ; au contraire, le hameau lui appartient. Cette appartenance aux lieux ne serait-elle pas l’une des clefs du secret de ce vallon, comme de chaque lieu ?


  1. CAHILL, James, La peinture chinoise, Skira, Genève, 1960, pp. 32-38

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Le paysage et son double Copyright © 2020 by Vincent Furnelle is licensed under a Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, except where otherwise noted.

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