14b. Un gazon universel
Il est tellement banal qu’on ne le voit pas, tellement partout qu’il paraît nécessaire. Le gazon bien tondu se décline sans fin, s’entretient tous les week-ends, pour « l’immense plaisir » des oreilles du voisinage. Depuis que je connais les joies d’une friche vouée au fauchage tardif ainsi que le bonheur du jardin en mouvement, où les herbes rivalisent dans la hauteur et où les chemins se déplacent au fil des saisons[1], je regarde ces pelouses d’un œil plus perplexe.
J’aurais pu choisir n’importe quel gazon. Celui-ci est ras, bien dru, bien dense, uniformément vert, parfaitement entretenu, dépourvu de mousses et de taupinières. Pas une seule de ses herbes ne déborde sur les chemins ou dans les parterres de fleurs. Tout cela est parfaitement net – fruit d’un labeur consciencieux, régulier et systématique. Jamais personne ne le foule si ce n’est pour le tondre. Et si un ballon traîne en son centre, c’est que les propriétaires sont en vacances et simulent une présence.
Ce gazon-ci, presque parfait, est plus insigne encore. Le terrain, vallonné, a été retravaillé pour la circonstance et remis à plat. Le relief naturel, un petit creux humide, n’aurait permis qu’un résultat approximatif. Il se serait mal prêté à un jardin aussi impeccable, digne d’un catalogue de parcs et jardins. Il a donc fallu consentir un effort énorme pour installer et entretenir un telle pelouse (utiliser un bulldozer, mettre en place tout un système de pompage et de drainage). Pour y prétendre, une lutte acharnée contre les éléments naturels, obstinément hostiles à de telles réalisations, s’impose.
Au philosophe que je suis, ce petit tapis vert pose une multitude de questions. Quels sont les moyens et le temps nécessaires pour obtenir un tel résultat ? Un tel travail n’est-il pas illusoire, aussi désespéré que celui de Sisyphe remontant sans fin sa pierre au sommet d’une colline ? Pourquoi une telle obstination à s’opposer au naturel ? Par quelle puissance titanesque ce modèle du « green » a-t-il pu s’imposer aussi universellement ? Et, en définitive, ici comme partout ailleurs, quel est le rêve poursuivi ?
Nous avons bien sûr des esquisses de réponses, multiples et complémentaires. La volonté de dominer la nature est une histoire ancienne[2], entamée peut-être dès l’Antiquité, mais surtout constitutive du projet de la pensée et de société des Modernes. Nous en sommes les héritiers, qu’on le sache ou non. Il est piquant de se dire que celui qui tond obstinément sa pelouse chaque semaine est redevable au cartésianisme, voire au platonisme. Un épigone d’autant plus servile qu’il n’interroge pas la philosophie dont il est tributaire, qu’il n’en a pas même conscience.
Cette explication est évidemment trop générale. Plus proche de nous, au cours du XXe siècle, le « green », même si ses racines sont anglaises, est un produit de l’ »American way of life ». « La surface de gazon devient […] une sorte de vitrine de l’identité américaine »[3], « […] jouxtant l’habitation, (elle) se transforme en une sorte de lieu commun appelé à devenir, bien au-delà de ses fonctions, un symbole des classes moyennes blanches […] »[4].
De l’Amérique à l’universalité, il n’y a qu’un pas, franchi par le cinéma et les médias. Cette universalité n’aurait toutefois jamais été possible si ce gazon n’avait trouvé partout un terreau fertile, s’il ne s’était enraciné dans une angoisse bien profonde : la hantise du vieillissement[5]. Ce vert perpétuel, jamais flétri, jamais jauni, est la métonymie de la jeunesse inaltérable, objet de nos fantasmes occidentaux. Nos pelouses ont échappé au Temps, « dieu sinistre, effrayant, impassible », ce « joueur avide qui gagne sans tricher, à tout coup ! »[6] Comment ne pas savourer les charmes verdoyants d’une telle victoire sur l’invincible, notre « obscur Ennemi ? »[7] Pour y parvenir, il a fallu bien entendu anéantir la vie elle-même – les papillons, tous les insectes, les fleurs sauvages, toutes les mauvaises herbes…
Voilà ce que me dit ce gazon, presque tous les gazons : un mensonge illusoire, une tricherie pathétique. La perpétuelle jeunesse ne s’obtient qu’au prix d’un artifice constant. Le désir de figer le cours des choses est un effort désespéré de chaque instant, de chaque tragique samedi voué à la tondeuse. Mais que ne ferait-on pas pour contenir l’irrévocable ?
- CLÉMENT, Gilles, Le jardin en mouvement, Sens & Tonka, 1991. ↵
- Entre autres références pléthoriques : HADOT, Pierre, Le voile d’Isis, Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Gallimard, 2004. ↵
- MOTTET, Jean, « Des pâturages anglais à la pelouse américaine » in : L’herbe dans tous ses états, Champ Vallon, 2011, p. 146. ↵
- Idem, p. 145. ↵
- Idem. p. 147. ↵
- BAUDELAIRE, Charles, « L’horloge » dans Les fleurs du mal, Œuvres complètes, tome I, op. cit., p. 81. ↵
- BAUDELAIRE, Charles, « L’Ennemi », idem, p. 16. ↵