15b. Le champ enchanté

Entre les maisons, je longe une haie de prunelliers, à ma droite, et, à ma gauche, un alignement de charmes et de chênes, déjà âgés, irrégulièrement espacés les uns des autres et envahis par le lierre. Le sentier est boueux, s’esquisse à peine entre les herbes. Je tombe sur deux « cabanes » de potager – du bricolage, de la récupération… toute l’invention du quotidien. Une vieille table, un étalage de fortune, quelques cageots… tout cela n’est pas bien prestigieux, ni bien coquet, fait un peu bric-à-brac. Le « champ » commence juste après : d’abord de jeunes fruitiers, accolés au grand potager, et, un peu loin, quelques serres, elles aussi sans élégance.

Les labours sont droits, mais gardent un quelque chose d’irrégulier. Quelques lignes passent par-ci, quelques autres par-là ; l’une ou l’autre, presque dissimulées, se faufilent entre les serres. Quant aux plantations, ce sont des choux et des salades d’une multitude de variétés, des plants de carottes multiformes, des poireaux trois fois plus petits que ceux qu’on trouve en grande surface, des cardes, de légumes oubliés (panais, topinambours…), etc. Une diversité étonnamment nombreuse pour une superficie somme toute limitée. Chaque légume est tout aussi étonnant – un individu à chaque fois singulier. Cette pomme de terre est toute menue, celle-là bien dodue, telle autre a la forme d’un cœur et ces deux-là sont siamoises. Irrégularité inaccoutumée pour qui est habitué aux légumes bien calibrés.

Un projet d’agroforesterie est en chemin. Des cassis, des groseilliers, des framboisiers jouxtent de jeunes cerisiers, pommiers, poiriers. Des rangées de légumes et de fleurs mellifères sont plantées à leur pied. Tout cela grouille, foisonne, s’enchevêtre.

Les sentiers sont incertains. Les « mauvaises » herbes, contenues sans être éradiquées, abondent. Certaines sont manifestement appréciées. Il y a des papillons, des bourdons et, à coup sûr, toute une autre faune qui se tient tapie. Le sauvage est bienvenu.

L’ensemble n’a rien que d’ordinaire, délimité par les habitations, les jardins et les prairies voisins. L’espace est aujourd’hui grand ouvert – seules de vagues limites cernent le champ –, mais les petits fruitiers et les hautes tiges vont prendre de l’ampleur avec les années et enserrer davantage le lieu. Le terrain est en devenir. Les arbres doivent grandir, les alignements évoluent au gré des saisons et des plantations, les constructions sont provisoires. Le lieu ne fait que s’esquisser.

Il y a ici un quelque chose de rêveur. Reconvertis d’une autre vie, les objets eux-mêmes ont un aspect insolite. Quelle fut l’histoire de cette vieille table avant que de trouver sa place à côté de la cabane ? Et ces divers ustensiles, quelles furent leurs parcours ? Quel sera leur usage ? Les légumes ont aussi leur part de fantaisie. Pourquoi cette tomate a-t-elle pris cette forme biscornue ? Comment ces deux carottes ont-elles fait pour s’enrouler l’une sur l’autre ? On les imagine passionnément amoureuses. L’envie nous vient de tout détailler et de fabuler, de raconter à nos petits-enfants l’histoire de ces deux carottes et de cette pomme de terre, de prendre le temps d’arpenter le champ et d’interroger son esprit, dissimulé en chaque recoin.

Au regard de l’agriculture industrielle, cette parcelle tient de l’artisanat, voire de l’amateurisme. L’efficacité et la capacité de production sont limitées, sans parler de la rentabilité. Le bénéfice est ailleurs. Ce qui s’esquisse ici n’est pas qu’un champ, mais un projet de vie et de société, assurément maladroit, encore embryonnaire. L’improvisation d’un autre monde.

Durable, local, écologique… des adjectifs en vogue. Derrière ces leitmotivs, quel est l’imaginaire de ce lieu-ci ? Une tentative, pourrions-nous dire. Une tentative de se ré-enraciner dans la terre, d’échapper à un mode de production dominant et de vivre conformément à ses idéaux. Le lieu dit tout cela. Il s’essaye.

On est très loin du fonctionnel, de l’établi, du planifié. Tout cela va changer, au gré des circonstances et des opportunités, de la réussite ou de l’échec de certaines plantations, des conditions météorologiques, des moyens financiers, des risques d’un éventuel écueil, des idées nouvelles… L’avenir, ici plus encore qu’ailleurs, est en germe. Une certaine utopie cherche à se concrétiser. Ce lieu est une promesse à laquelle on a envie de croire, que l’on voudrait épauler. On se met à rêver à son essor. On se met à espérer un monde où de tels champs enchantés se propageront et donneront le ton.

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Le paysage et son double Droit d'auteur © 2020 par Vincent Furnelle est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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