Ré-imaginer les lieux
Les lieux nous disent leur splendeur et leurs blessures, leur harmonie et leurs tensions, notre prosaïsme et nos espoirs… Ils nous disent l’état du monde, nous parlent de sa fragilité. En somme, les lieux nous parlent, sans faux-semblant, de politique.
L’évolution contemporaine des modes de production, de la mobilité, du commerce et des moyens de communication change le visage de chaque paysage. Dans ce monde en réseaux, les lieux, qu’ils soient au cœur des centres urbains, en périphérie, à la campagne ou aux bouts du monde, vivent à l’heure de la mondialisation.
La vie des lieux ne serait-elle que la manifestation de l’économie ? Pour une part certainement, pour une part seulement. L’économie ne peut exister qu’à s’enraciner dans un sol bien plus profond qu’elle-même – une présence à l’espace environnant, une respiration entre soi et le monde. Comment vivre sinon relié à la terre, ouvert à l’air, infiltré d’eau, pétri de lumière, en interaction avec d’autres vivants – végétaux, animaux et humains ? Conditions élémentaires de toute vie, qui sont la vie elle-même des lieux.
Ces conditions de vie prennent des formes multiples en fonction des contextes économiques, mais aussi des mentalités, des liens sociaux, des références culturelles, des priorités, des passions, des rêves de chacun et de tous. La mondialisation ne peut que partiellement imposer un mode d’aménagement du territoire. En prise avec les lieux eux-mêmes, chacun et chaque communauté s’approprie les contraintes de notre époque de façon singulière. Partout et toujours, l’imaginaire reste décisif.
L’imaginaire des lieux révèle l’imaginaire des hommes, leur misère ou leur richesse culturelle, leur stéréotypie ou leur créativité, leur dépendance à l’égard des modèles dominants ou leur aptitude à en concevoir d’autres. Cet essai s’en veut un témoignage. Il assume sa partialité, n’aspire qu’à être discuté, en appelle à être multiplié.
Ces pages voudraient surtout ouvrir la porte à une éthique du paysage. Si nos modes de vie se traduisent dans les lieux et les transfigurent, alors nous nous devons aussi d’interroger notre impact sur les paysages, non seulement du point de vue écologique, mais aussi social, culturel, esthétique… humain en général. Les paysages disent nos valeurs. Non pas celles que nous prônons de façon sentencieuse et idéaliste, mais celles que nous pratiquons effectivement.
« L’urbanisme et l’architecture ont toujours parlé de pouvoir et de politique. Leurs formes actuelles, la multiplication des aires de misère, des camps, des sous-produits de l’urbanisation sauvage sous l’entrelacs brillant des autoroutes, des lieux de consommation, des tours, des quartiers d’affaires et des hauts lieux du tourisme, montrent assez la cynique franchise de l’histoire humaine. Ce sont bien nos sociétés que nous avons sous les yeux, sans masques, sans fard. »[1] L’irrespect de l’humain se traduit par un irrespect des lieux. L’irrespect des lieux trahit un irrespect de l’humain.
Faut-il se contenter de ce constat désenchanté ? Fuir les lieux qui nous blessent, ceux qui nous sont détestables et nous réfugier dans ceux qui nous caressent, ceux auxquels nous adhérons ? L’attitude, même si nous avons tous tendance à la pratiquer, est problématique. D’une part, elle est l’apanage de privilégiés. D’autre part, elle est pleine d’ambiguïté. Les lieux « charmants » peuvent cacher un envers. Les gâchis sociaux, esthétiques, économiques ou écologiques ont parfois un joli minois. L’époque soigne toujours sa vitrine, ses apparences.
Que faire sinon agir ? Quoi que nous fassions, chacun à notre échelle, nous sommes les acteurs du paysage. Nos comportements se traduisent tôt ou tard dans la réalité des lieux. Nos aspirations, nos rêves se concrétisent, infléchissent le devenir des paysages et métamorphosent leur visage.
Interroger nos rêves pour agir sur le paysage. La proposition a de quoi faire sourire et paraîtra sans doute dérisoire. Cet essai la revendique pourtant. La politique s’immisce et se joue dans chaque geste du quotidien. L’adhésion massive à des valeurs et à des choix non réfléchis a un impact incontestable sur l’évolution des lieux. En prendre la mesure est un premier pas, essentiel.
Nos actions sur le paysage sont le plus souvent imperceptibles. Elles suivent deux orientations concomitantes. L’une, manifeste et explicite, consiste à changer les lieux pour esquisser de nouveaux modes de vie. L’autre, indirecte et bien plus insaisissable, cherche à changer nos modes de vie pour modifier les lieux.
Changer les lieux pour esquisser de nouveaux modes de vie. Un travail d’urbaniste et de paysagiste. Depuis des siècles, ces professionnels en ont conscience : leurs interventions sur le territoire orientent les comportements. Les projets de PAYSAGE sont des projets de société. Comment favoriser l’automobile ou privilégier la « mobilité douce » ? Comment soutenir les « grandes enseignes » ou le « commerce de proximité » ? Comment renforcer un modèle agricole productiviste ou en encourager l’émergence d’une alternative ? Comment promouvoir l’habitat pavillonnaire ou la rénovation des centres urbains ? Comment aménager les quartiers défavorisés, comment favoriser la mixité sociale ? Comment renforcer les échanges internationaux, comment réinvestir les particularités locales ? Comment rendre la culture visible et quelle culture mettre en valeur ? Comment articuler la sphère privée et l’espace public ? Comment inviter la nature dans notre quotidien ? … Ce sont des enjeux de taille. Proposer une réponse urbanistique ou paysagère demande une imagination spatiale, une façon de mettre en forme les lieux pour orienter la manière dont ils seront abordés, investis, « pratiqués »[2].
Changer nos modes de vie et, en conséquence, modifier les lieux. Une attitude de tout un chacun. Faire le choix d’une forme d’habitat, le choix d’un mode de transport, le choix d’une carrière professionnelle, le choix d’un type de commerce, d’une forme d’alimentation, d’un voyage, d’une activité culturelle ou sportive… ces actions ordinaires impliquent elles aussi des enjeux majeurs. Toutes ces pratiques ne peuvent se réaliser qu’en un lieu singulier, qu’elles favorisent au détriment d’un autre, qu’elles redessinent à leur usage ou dont elles soulignent le dessin. « L’invention du quotidien », est elle-même une imagination spatiale, une poétisation des lieux[3].
Ces pratiques s’approprient les lieux. Loin de n’être qu’instinctives, nos habitudes reposent sur un imaginaire qui en esquisse les voies. Un imaginaire qui forme simultanément l’espace où ce quotidien s’inscrit. Nos lieux de vie sont aussi le produit de nos gestes. Insensiblement, peu à peu, nous dessinons un monde à notre image.
L’usager est un acteur des lieux. Il métamorphose la scène où il joue. Il marque son environnement et participe à la genèse du paysage. Si les aménagements architecturaux, urbanistiques ou paysagers sont des décisions politiques et économiques qui souvent sont prises « d’en haut », ils restent toujours tributaires de leur succès. Sans doute, ce succès est-il en général bien orchestré, à grand renfort de médiatisation. Il n’empêche : le citoyen est roi. In fine, c’est lui qui décide d’investir tel lieu ou tel autre. C’est lui qui se reconnaît dans tel paysage ou dans tel autre, le fait sien et le modifiera à l’occasion. Comment cette reconnaissance et cette appropriation se font-elles ? Les moyens financiers de chacun sont bien sûr un argument ; la culture et l’imaginaire restent le moteur.
L’imaginaire a la mainmise sur le paysage. Il lui donne forme, le transforme, l’imprègne. Les ressorts de cet imaginaire restent une énigme. De quels tréfonds émerge-t-il ? Ces « tréfonds », créateurs d’espace, ne sont-ils pas faits de la même étoffe que les paysages eux-mêmes ? Notre vie intérieure, nos rêves, nos rêveries, nos souvenirs, nos envies et nos projets sont gorgés d’eau et de terre, de sol et de ciel, de proches et de lointains, d’encombrements et d’ouvertures, de limites et d’horizons[4]. Les paysages sont en nous et nous vivons, hors de nous, en eux. Ils nous habitent autant que nous les habitons. Les lieux parlent à notre intériorité qui s’y retrouve, ou s’y perd.
Le paysage et notre imaginaire, les lieux et nos vies sont en osmose. Les mouvements mêmes du paysage infléchissent nos propres mouvements. La forme de colline dicte la forme du chemin et le rythme de nos pas. La nature du sol détermine le choix des cultures et les gestes du cultivateur. La structure du relief esquisse l’implantation du bâti et les manières d’habiter. Les rives des fleuves accueillent les villes. Le commerce suit le sens de la vallée… Les formes auxquelles nous soumettons le paysage épousent ses propres formes.
Néanmoins, depuis un siècle, le divorce a eu lieu et n’en finit pas. Les figures que nous imposons au paysage lui sont étrangères. Les sols sont aplanis, les fleuves canalisés, les axes routiers sont des balafres, les bâtiments des coups de poing, les zones commerciales un ensemble de boîtes à chaussures, les plantations surgissent hors sol, tout semble implanté arbitrairement. Nos interventions sont en désaccord avec les lieux et les lieux en désaccord avec eux-mêmes. Ne serait-il pas l’heure de nous ré-enraciner dans les lieux, de les ré-imaginer en harmonie avec eux-mêmes et avec nous-mêmes ?
Une multitude de propositions contemporaines vont en ce sens. Les unes ont déjà rejoint leur voie, d’autres sont encore embryonnaires. Certaines feront leur chemin, d’autres tourneront court. Elles tentent de retrouver les lieux, en quête d’un autre ancrage dans la terre, lié à d’autres modèles économiques, sociaux, culturels… Un avenir s’y cherche. Plus encore, une autre manière de vivre, un autre rythme, un autre temps. Parce que la métamorphose des espaces est simultanément celle des temporalités. Parce que les lieux sont aussi des temps.
Les temps du paysage : là se nouent peut-être tous les fils de notre réflexion. Chaque lieu nous parle, au rythme de sa respiration, du temps qui est le sien. Si certains lieux sont voués à la vitesse – toujours à la mode –, d’autres semblent destinés à la lenteur – désormais en vogue. Ce n’est là qu’une opposition encore superficielle. Les temps du paysage sont divers, complexes, entrelacés. Certains lieux sont d’aujourd’hui, d’autres d’autrefois. Certains assemblent l’ancien et le contemporain, d’autres marquent leur rupture. Certains s’élancent vers l’avenir, d’autres s’enfoncent dans la décrépitude. Certains papillonnent à la surface de leur fonction présente, d’autres sont lourds de souvenirs. Certains se sont endormis, d’autres ne tiennent pas en place. Certains ne se meuvent que dans l’histoire humaine, d’autres enfoncent leurs racines en des rythmes naturels. Certains ne seront qu’éphémères, d’autres se gravent dans l’immuable. Certains ont la saveur d’un instant, d’autres un arôme d’éternité… ou d’un instant d’éternité.
Chaque paysage enfante son temps
Comme la terre une eau
- AUGÉ, Marc, Le temps des ruines, op. cit., p. 148. ↵
- DE CERTEAU, Michel, L’invention du quotidien, op. cit., tome I, pp. 139 et ssq. ↵
- Ibid., tome II, p. 24. ↵
- Les œuvres philosophiques de Gaston BACHELARD et celles, de psychiatrie phénoménologique, de Ludwig BINSWANGER et de Hubertus TELLENBACH ont largement ouvert ce champ d’investigation. ↵