17b. Pétunias et bégonias

Pétunias et bégonias, géraniums et impatientes. Ces fleurs annuelles semblent indémodables. À chaque printemps, elles ressurgissent sur les marchés et colorent nos villes et de nos villages. Les vieilles habitudes ont la vie dure et garderont longuement leurs adeptes.

Images souriantes de la ville, les pétunias et les bégonias doivent assurément le succès à leur éclat. Rouge vif, mauve tranché, rose bonbon, blanc immaculé. En larges aplats et en combinaison avec une pointe de jaune, l’effet sera assuré : ça « flashe » ! Presque autant qu’une enseigne publicitaire. Dépourvues d’enjeu mercantile, ces fleurs en sont d’autant plus sympathiques.

Ma ville les aime sculpturales, en grandes compositions, en forme d’abeille, de lapin ou d’ourson… ou bien en grands cônes, tantôt posés à même le sol, tantôt suspendus aux réverbères. Ces montages sont constamment renouvelés, perpétuellement arrosés et entretenus, clinquant d’un bout à l’autre de la saison. Manifestement, les autorités en sont très fières et certains de mes concitoyens semblent les aimer. Je les trouve parfaitement kitsch.

Y a-t-il vraiment là de quoi fouetter un chat ? Tout cela n’est-il pas bon enfant et inoffensif ? Sans doute un peu onéreux. Assurément étranger à toute forme de développement durable, même si sa nature végétale pourrait en donner l’illusion. On me dira qu’il y a d’autres enjeux économiques et sociaux bien plus décisifs. La vie est dure… si quelques pétunias peuvent rendre les rues plus attrayantes, n’est-ce pas en soi un bienfait ?

Détrompons-nous. La question de l’image n’est pas anecdotique. N’importe quel publiciste en témoignera. L’économie elle-même en est tributaire. Plus fondamentalement, l’image est toujours l’expression d’un imaginaire et d’une tournure d’esprit.

Quel imaginaire se cache donc sous les pétunias ? Celui d’une surface de couleur dépourvue de toute spatialité, celui d’une forme découpée de toute appartenance à un fond[1], digne d’un coloriage enfantin. Dans une fresque de Piero della Francesca, dans une aquarelle de Turner ou dans une toile de Rothko, la couleur engendre de l’espace, les formes émergent du fond. De même, l’ocre des façades de Sienne ou le rose de celles de Toulouse émanent du fond des briques et contribuent à l’appréhension de l’espace urbain. De même encore, dans une comparaison peut-être plus adéquate, le blanc des fleurs de cerisiers ou le léger rose de celles d’abricotier éclosent des arbres eux-mêmes et transfigurent l’ensemble du paysage. Ces couleurs disent une profondeur à laquelle aucun coloriage ne pourrait prétendre.

Ces pétunias, ces bégonias, ces géraniums, ces impatientes ne se tiennent qu’à la surface du monde et de nos esprits. S’ils donnent le change – un masque souriant –, ils ne sont qu’un semblant, un maquillage vulgaire et tapageur. Que ces plantes soient des annuelles, en pots ou en montages déposés loin du sol, est un des signes de leur artifice. Elles flottent en suspension, provisoirement, sans le fond qui pourrait leur donner une épaisseur de réalité. Leur imaginaire n’est qu’une image.

Les vraies couleurs d’une ville ne sont pas ce bariolage superficiel dont on l’affuble, mais celles qui sortent de ses murs, celles qui suintent de son tissu végétal, celles qui rayonnent de ses activités. Les vraies couleurs d’une ville, son vrai visage, émanent de son intériorité.


  1. MALDINEY, Henri, « L’art et le pouvoir du fond », dans Regard, parole, espace, L’Âge d’Homme, 1973, pp. 173 et ssq.

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