18a. Le complexe hors sol

À l’entrée des villes, nés de rien, ils surgissent, étalés et massifs, prêts à accueillir les foules. Une grande piste, un grand stade, une piscine et des salles de sport. Leur rôle social est bénéfique, même essentiel. Pourquoi faut-il donc qu’ils soient toujours en rupture avec les lieux ? Les stades antiques, grecs ou romains, taillés dans la colline, ne la défiguraient pas.

Celui-ci en vaut mille – il s’étale. Récemment rénové, il en est d’autant plus criard. Un sol bien vif, des murs en béton lissé, de grandes baies vitrées, un vaste parking… Un centre sportif comme tant d’autres et qui ne surprend guère.

Dans la piscine, on nage. Dans les salles de sport, on fait du sport. Sur le stade, on court. Pourquoi prêterait-on ici attention au paysage ? Dans les activités sportives, comme dans bien d’autres situations, « le paysage ne peut surgir que comme une gêne, un peu à la façon d’une averse torrentielle. »[1] Le sport – du moins un certain sport – vit dans son propre espace, détaché des lieux. Les aménagements qui lui sont destinés en sont la preuve.

Ici, c’était la campagne, et un quartier résidentiel gagnait peu à peu du terrain. Il y avait de l’espace disponible à proximité du centre. L’implantation était toute trouvée ! Le centre sportif a supplanté les prairies. Aujourd’hui encore, je peux facilement les imaginer. Il me suffit d’effacer le complexe du regard pour qu’il reste une grande étendue plane. La facilité de l’exercice laisse bien entendre que ces infrastructures sportives ne sont que déposées sur les lieux, hors sol.

Ou plutôt, le sol a été enseveli sous le complexe. Les prairies, le léger relief, le ruisseau, les haies, les arbres… tout cela a été arraché, arasé ou enfoui. Fidèle au cours de l’histoire, aux nécessités sociales et économiques, un site s’est substitué à un autre, presque sans reste.

Certes, de la végétation pousse toujours – des peupliers d’Italie le long du parking, des pruniers du Japon sur la place voisine et des haies à l’arrière. Rien toutefois de naturel, rien surtout qui soit antérieur aux aménagements actuels. Ces arbres et ces arbrisseaux ne sont qu’une façon de décorer les abords, un complément optionnel. Rien de structurel.

« Marcher n’est pas un sport, nous dit Frédéric Gros. Le sport, c’est une question de techniques et de règles, de scores et de compétition […]. Le sport, c’est évidemment le sens de l’endurance, le goût de l’effort, la discipline. […] Mais c’est encore du matériel, des revues, des spectacles, un marché. »[2] Le propos est contestable. Il traduit une certaine vision du sport, qui pourrait être tout autre chose – une façon de s’éprouver dans son corps, d’être par son corps avec les autres et d’être en corps à corps avec le monde. Si le sport, au lieu d’une compétition et d’une performance, était une façon d’être présent au monde ? Alors, peut-être, l’endroit où nous courons, où nous bondissons, où nous nageons, où nous faisons des efforts, mériterait toute notre attention. Et si le lieu faisait partie du sport ?

Cette autre conception de l’activité sportive pourrait réunifier l’espace du sport et celui du paysage. Il engendrerait d’autres aménagements que plus personne ne nommerait « centre » ou « complexe ». Les formes du relief, la matière du sol, la présence de monde végétal et animal, la fraîcheur ou la chaleur de l’air, de l’eau, les souffles du vent, le calme autour de soi, la vue sur les lointains, les traces du passé… seraient les attributs de tels lieux. Les rythmes du sport s’y accorderaient – à nouveau – aux temps du paysage.

Le temps des complexes sportifs est, on pourrait l’imaginer, compté. Visitera-t-on un jour leurs vestiges ? La chose est peu probable. « L’histoire à venir ne produira plus de ruines. Elle n’en a pas le temps. »[3] Fort heureusement.


  1. STRAUS, Erwin, Du sens des sens, Millon, 2000, p. 380.
  2. GROS, Frédéric, Marcher, une philosophie, Flammarion, 2011, pp. 7-8.
  3. AUGÉ, Marc, Le temps des ruines, Galilée, 2003, p. 148.

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Le paysage et son double Droit d'auteur © 2020 par Vincent Furnelle est sous licence Licence Creative Commons Attribution 4.0 International, sauf indication contraire.

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