1a. La place reconquise
Bien des places sont devenues de grands parkings, repoussant les piétons sur leurs rebords, réduisant leur espace à cet usage unique. La place, lieu d’échanges et de rencontres, d’événements et de manifestations, a perdu tous ces rôles. De lieu, elle est devenue « non-lieu », à l’exception des occasions où elle est libérée pour un marché hebdomadaire ou annuel. Les grands-places historiques, symboles de leur cité, ont pu résister aux voitures. Les placettes, par contre, ont presque toutes été colonisées.
Depuis quelques années cependant, la tendance s’inverse. Le tout à la voiture perd du terrain. Signe des temps ?
La petite place où je m’attarde en est une figure. En plein centre-ville, derrière l’opéra, bordée d’un cinéma, d’un centre culturel et d’immeubles d’habitation. Une brasserie, une librairie et un salon de coiffure occupent les rez-de-chaussée. Le lieu suscite les va-et-vient, facilités par la disparition des voitures. Depuis peu, le centre de place, qui était encore récemment un parking, a retrouvé sa vacuité. Des pavés, quelques grands tilleuls et deux bancs.
Le lieu est à la fois une enclave, entourée de quelques grandes maisons, de quelques petits immeubles, et la croisée de trois rues, d’où surgissent les piétons, les cyclistes et les voitures. On y passe ; parfois on s’y attarde.
Assis dans « le belvédère » – la terrasse du café –, je contemple « tous ces mouvements de ceux qui partent et ceux qui reviennent »[1]. Deux ados africains, de retour de l’école, s’arrêtent un instant sur un banc, y déposent leur sac, entreprennent une conversation. Deux jeunes femmes, en grande discussion, se dirigent nonchalamment vers le cinéma. Une vieille dame nourrit les pigeons qui plongent du haut des toits. Une coiffeuse se précipite hors du salon pour embrasser une copine. Tout ce petit monde, à la fois actif et paisible, donne vie à la place. Une vie proche de l’intemporel, d’aujourd’hui ou d’hier, qui aurait pu être photographiée par Doisneau ou peinte par Brueghel, si ce n’était le design des voitures, le look des vitrines et les tendances vestimentaires.
À sa façon, la place n’a pas changé. Ou plutôt, en évoluant, elle a retrouvé ses racines. Le parvis, libéré des voitures, ressuscite un rythme d’autrefois, de toujours.
Rendre aux piétons les emplacements dévolus aux voitures. Un geste simple mais décisif. Discutable. Il va falloir trouver d’autres lieux de stationnement. Générateur d’un autre mode de vie. Hormis les voitures, qui se serait arrêté sur un parking ? Sans elles, revoici la possibilité de flâner, au sortir de chez soi, du cinéma ou de l’école, sous les tilleuls, devant la librairie, à la terrasse de la brasserie ou sur les bancs.
En expulsant les véhicules, la place a retrouvé un autre temps, celui que l’on prend, voire celui que l’on perd… pour y gagner une autre qualité de vie. Sans nul doute, nous y rencontrerons encore des gens pressés, mais d’autres – les mêmes, à d’autres moments – y vivront plus posément. Est-ce vraiment une nouveauté ? Peut-être bien que oui. L’avenir se nourrit parfois du passé.
L’esprit de la placette est son temps. Celui des enfants qui jouent et des adolescents qui rêvent, celui des jeunes femmes qui papotent, de la femme plus âgée qui nourrit les pigeons et des indolents qui observent le monde à la terrasse d’un café.
Cet esprit, les voitures l’avaient chassé. Sans elles, le revoici. Il n’avait fait que s’endormir. Il a suffi de l’éveiller.
- BAUDELAIRE, Charles, « Le Port », dans Petits Poèmes en Prose, Œuvres complètes, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1975, pp. 344-345. ↵