4b. Le parterre ensauvagé

Je quitte l’autoroute, prends la bretelle, descends sur la ville et, dans un tournant, j’aperçois furtivement un petit parterre. Il est là sur mon chemin depuis des années, des années où je n’y avais prêté aucune attention. Un bout de pelouse de quelques mètres carré entre deux axes de circulations, quoi de plus insignifiant ? Mais un matin, j’y ai vu des bleuets, des marguerites, des cosmos. Sortir de l’autoroute et rencontrer des bleuets à l’entrée de la ville…

Le lieu est ce qu’il est, complexe et fonctionnel : un nœud routier, une entrée en ville dans des rubans de macadam. Arrivée dans la circulation, pare-chocs contre pare-chocs, où l’attention ne peut qu’à peine être distraite. Ici, plus de lointains, des bouts de ville et surtout un tournant où les voitures se déversent à grands flots. Sortie de l’autoroute, ralentissement soudain. L’attente dans les embouteillages est l’occasion, dans la somnolence d’un trajet, de voir, mais non de regarder, ce que j’ai sous le nez. Le panneau publicitaire bien sûr, le conducteur dans la voiture d’à côté, une façade dans la rue d’en face, une adolescente un peu plus loin sur le trottoir. Mais pourquoi donc regarderais-je un carré d’herbes ? Le fait est que je ne l’avais jamais vu.

Un jour, des taches de blanc, de bleu, de rouge l’ont fait surgir. J’ai surtout remarqué les bleuets – fleurs sauvages devenues rares, aujourd’hui cultivées deçà delà. Un bleu vif mais délicat, disséminé dans les hautes herbes, parmi d’autres couleurs. D’autres fleurs, des tulipes ou des bégonias, seraient bien plus éclatantes et tapageuses. Ici ce ne sont que quelques pépites parmi les graminées ébouriffées.

Un bout de prairie fleurie à l’entrée de la ville. Un mélange de «  mauvaises herbes » et de fleurs à l’allure spontanée. Si ce n’était la diversité des couleurs et des variétés, le parterre ne semblerait qu’une friche à l’abandon.

Délaissé, négligé, mal entretenu, tout sauf net. Nous entendons d’ici les ricanements, devinons les haussements d’épaule. Payer des jardiniers pour laisser pousser les mauvaises herbes et ne pas les entretenir ! De qui se moque-t-on ? Pourtant, depuis quelques années, certains regards ont tourné. Ce qui était rejeté de tous peut désormais attirer la sympathie. La sensibilité écologique a fait son chemin, a rendu ses droits à la part laissée au sauvage, retrouve le charme de tels recoins. Dans un contexte où domine le minéral, chaque petit bout de nature est une victoire. Des abeilles, quelques papillons se laisseront peut-être séduire.

Il y a autre chose : ce petit parterre a son ambiance. Il donne une autre coloration à la sortie de l’autoroute. Là où règne le béton, le morne et l’usuel, voici tout à coup une touche de fantaisie. Laisser-aller un peu approximatif et pourtant manifestement volontaire. Sans doute domestiquée, encore un peu indomptée, cette touffe de bleuets lance un bouquet inattendu dans les trajets de notre quotidien.

Depuis cette première fois, chaque autre fois où j’aborde la ville par cette entrée, je me demande, sur les traces de Gilles Clément : «  Où en est l’herbe ? »[1] Au fil de la saison, d’autres fleurs éclosent, certaines se fanent, l’herbe pousse, se dessèche et est fauchée jusqu’au printemps suivant. Là où les plantations trop maîtrisées ont l’air figées et gardent au fil des mois un éclat artificiel, jusqu’au jour où leur pimpant sera remplacé par un autre pimpant, ici le végétal retrouve sa dynamique vivante. Il pousse, s’épanouit, se défraîchit, meurt et renaît. Quoi de plus naturel ? Néanmoins, depuis des décennies, on s’échine à donner un visage immuable aux plantations. Curieuse façon de leur refuser le vieillissement. Ce parterre-ci, qui pousse et qui flétrit, respire la vie, qui passe, advient sans fin.

Que nous disent ces quelques bleuets, ces quelques marguerites, ces quelques graminées agitées par le vent ? Que quelquefois, inattendu dans la routine, surgit un autre temps – sauvage.


  1. CLÉMENT, Gilles, Où en est l’herbe ? Actes Sud, 2006.

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