8a. Le cœur immuable du village
Au bas de la rue, le feu m’attend au rouge, comme presque toujours. C’est l’occasion de jeter, une fois encore, un œil à la placette : la petite église romane se tient en retrait ; deux rues, bordées d’une boulangerie, d’une pharmacie, d’une librairie et d’une friterie, rejoignent la chaussée ; entre les deux rues, une petite esplanade pavée a été aménagée. Une structure simple, bien plus complexe si je me mets à la détailler : les recoins sont multiples, le bâti est hétéroclite, les axes sont plus nombreux qu’il n’y paraît de prime abord.
Plutôt que de me perdre dans cette complexité, je m’attache au relief : une petite cuvette, creusée par le ruisseau, qui coule aujourd’hui en sous-sol. Une centaine de mètres plus loin, il se jette dans le fleuve. Accolée au relief, proche du ruisseau, l’église s’est ancrée dans ce petit bassin. Comme une onde, le village s’est répandu autour d’elle. À présent, il est absorbé par l’agglomération.
La place a gardé son aspect villageois. De petite proportion, elle est encerclée par l’église, les commerces et les habitations. Nous sommes dans une niche : un petit monde clos, adossé à la colline. Le fleuve, tout proche, mais caché par les bâtiments, reste invisible. Seul se découpe, au bout de la rue d’en face, l’autre versant de la vallée, qui lui aussi enserre les lieux.
Hormis cette autre rive, mes yeux ne voient que le proche : les enfants sur la place, les jonquilles dans les jardinières, le porche de l’église, la devanture de la librairie, l’arbre contre la pharmacie… la vie de village, par petites touches.
L’ordinaire semble toujours tellement banal qu’il est difficile d’en dégager l’imaginaire. Il faut le regarder de loin. Ici, impossible d’observer le lieu à distance : nous sommes enrobés. Ne serait-ce pas cet enveloppement qui en fait le secret ? Même si bien sûr les routes de campagne se déversent dans les grands axes, même si les villages d’aujourd’hui sont ouverts sur le monde, et même si ce village-ci n’en est plus un, il en reste quelque chose. Inévitablement dénaturée, défigurée par la toute-puissance de l’urbanisation, cette placette reste encore un peu ce qu’elle était.
Au Moyen-Âge, le hameau a dû se lover dans ce petit creux. Les cuvettes sont la matrice des villages. En quelques siècles, pris dans le tourbillon de l’histoire, ce village-ci est sorti de son nid. La ville voisine l’a rejoint et absorbé. Autrefois en osmose avec le lieu, le bâti s’est délité et s’est étalé de manière anarchique en tous sens. La place du village n’est plus qu’un carrefour.
Et pourtant… Le feu est rouge : je retrouve ce nid. Mon regard reste dans ce petit creux au bord duquel la vie s’est attachée, il y a des siècles. Le feu est vert : mes yeux et mon esprit s’en vont au loin, dans les préoccupations d’aujourd’hui.
La place du village, un souvenir nostalgique, un vestige d’une époque révolue ? Ou bien : une figure intemporelle, une forme dessinée depuis la nuit des temps par le relief ? De ce creux-ci, à l’embouchure du ruisseau, en léger surplomb du fleuve, le destin était de devenir un jour le foyer d’un hameau. Même noyée dans l’agglomération, cette placette, petit vide central, restera toujours le cœur du village. Si tant est que l’avenir préserve l’immuable.