8b. « On the road »
Toujours à l’affût d’une image d’avant-garde, les multinationales affectionnent le « bling-bling » et le « high-tech ». Il faut que ça « flashe » et que ça en jette plein la vue.
Cette nouvelle station-service est un cas de figure, parmi tant d’autres. À la sortie de ma petite ville, je me croirais presque sur une aire d’autoroute. Un immense auvent en toile cirée, aux galbes profondément cambrés, à l’allure de toboggans, surplombe les pompes. Par ses proportions imposantes, cet auvent surgit dans le paysage. Comment pourrais-je le rater ? Il dénote avec tout le contexte périurbain. Cette toile vaut tous les panneaux publicitaires. Qui plus est, les bleus éclatants et les rouges clinquants des drapeaux, des poubelles et des logos renforcent la visibilité. C’est le but !
Autre chose me frappe : la boutique et le snack. Aujourd’hui, une station-service est aussi un lieu de « shopping » et un « fast food ». Un style leur colle à la peau : de l’extérieur, les pompes ont vue sur les caisses et les rayons ; de l’intérieur, les baies vitrées donnent sur les pompes ; partout, les panneaux bigarrés font la promotion de sandwichs, sodas, lotos et voyages à Disneyland… Le dépaysement est assuré. On se croirait en Arizona, le long d’une nationale, si ce n’est que le modèle est devenu cosmopolite. Ici, en effet, personne n’a son chapeau de cow-boy.
S’arrêter pour faire le plein, boire un soda et manger un hamburger est devenu une « expérience vécue » ou une « aventure à vivre ». On se sent presque en voyage, en route vers les horizons lointains, le Far West. On se sent vivre à l’échelle planétaire, à l’unisson de la mondialisation triomphante. On en oublierait presque notre ancrage dans le local.
Le marketing a bien fait son travail : une station d’essence véhicule avec elle son univers imaginaire. Nous y sommes dans un film, un clip ou un dessin animé. Dans leur design, leurs couleurs et leur musique. Dans cette façon d’être « in the mood ». Un monde lumineux, jovial, énergique et dynamique. Le fonctionnel est sublimé dans l’onirique. Comment ne pas se laisser emporter ?
Triste sire que je suis, sceptique à l’égard du rêve américain, amateur de cinéma underground, de « Stranger than paradise », de « Bagdad café » ou de « Little Miss Sunshine », je vois les choses d’un autre œil. Cet imaginaire n’est que le décor d’une machine économique, sa vitrine idéologique. Tout y est bien lissé pour voiler son envers. Cet imaginaire me pollue, pollue mes paysages et ma planète.
Ce « bling-bling » est insupportablement tapageur. Il empiète sur mes pensées. Ce n’est pas tant ce bariolage qui me heurte – comme tout le monde, je finis par ne plus voir –, que la façon dont il envahit nos esprits. S’il nous en met « plein la vue », il nous en met aussi « plein la tête », jusqu’à saturation. Quelle place reste-t-il pour notre propre imaginaire dans cet univers ? Comme si l’important était que nous soyons complètement pris, tenus en haleine jusqu’à la fin du film. En somme, on ne nous demande que d’être des consommateurs dociles et perméables.
Faites le plein, mangez un bout, buvez un coup et reprenez votre route. Venez dépenser ne fût-ce qu’un peu de votre argent et élancez-vous tout aussitôt vers les lointains. Un bref instant, vous aurez participé au rêve planétaire.
Le bonheur, fugace, passe par la station-service.